Montréal, 15 mars 2005 • No 152

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan.

 
 

LES ÉVIDENCES TROMPEUSES

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Nous enseignons aux lycéens et étudiants que, en démocratie, l'État est piloté par un gouvernement dont la motivation est la recherche de l'intérêt général dans une perspective à long terme, dans laquelle les entreprises ne sauraient se projeter, toutes préoccupées qu'elles sont à maximiser le profit immédiat.

 

          Et pour nous faire avaler ces couleuvres, le discours économique est piégé de sophismes et de superstitions qui sont d'autant plus pernicieux qu'ils sont enfermés dans des modèles aux allures savantes et sophistiquées. En France, l'incapacité à mettre en oeuvre de véritables réformes structurelles, qui auraient vocation à remettre l'État à la place légitime qui lui revient, finit par engendrer une instabilité politique dans un climat de conflits sociaux récurrents qui sont autant de symptômes inquiétants du délitement de notre infrastructure économique.

          La valse des ministres à l'Éducation depuis Claude Allègre, et à l'Économie depuis Francis Mer, montre clairement qu'il n'y a plus de pilotes à bord; ou plus précisément, tous les ministres qui ont entrepris de mettre en oeuvre le moindre changement en vue d'améliorer le fonctionnement de l'administration se sont heurtés à une inertie syndicale dont le pouvoir s'est avéré plus fort que le pouvoir politique, pourtant seul représentant légitime du peuple. Libérés de leur devoir de réserve, Luc Ferry et Francis Mer ont d'ailleurs publié récemment deux ouvrages forts instructifs.

          L'économie politique, en devenant progressivement une science économique, a parcouru un long chemin sinueux pour s'affranchir peu à peu de la tutelle des pouvoirs politiques. À l'origine simple discours grossièrement mercantiliste, manipulé pour les besoins des gouvernants, la connaissance économique s'est autonomisée avec l'objectif et l'ambition de devenir une science à part entière. Mais les rapports entre les savoirs et les pouvoirs ont toujours été troubles.

          À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l'emprise des idées keynésiennes est si puissante que la connaissance économique se structure à nouveau par rapport aux demandes des pouvoirs publics. Dans ce processus, la mathématisation poussée aboutit à la production de modèles sophistiqués qui sont autant de « laboratoires artificiels » dans lesquelles seront testées les politiques économiques des pays industrialisés dans lesquels l'emprise étatique sera croissante.

          Si les modèles sont, d'une manière générale, indispensables à une connaissance poussée de la réalité économique contemporaine, ceux qui mettent en scène un improbable « planificateur bienveillant » chargé de limiter l'action des marchés pour maximiser un bien-être social tout aussi problématique relèvent plus de l'incantation scientiste que de la démonstration scientifique. Plus fondamentalement, les modèles économiques manqueraient leur objectif s'ils se développaient sans aucune référence aux racines éthiques et philosophiques de toute connaissance économique.

          Dans ce cas, ils nous conduisaient à faire le chemin inverse de celui qui avait contribué à délivrer la connaissance économique du pouvoir. Car si le savoir confère du pouvoir; le pouvoir manipule, oriente, et ce faisant, annihile, l'utilité fondamentale de tout savoir.

          Le pouvoir nous conduit à envisager la mondialisation en cours comme un processus à combattre ou à réguler. Pour gagner la faveur des opinions publiques, alors même que la mondialisation se joue au bénéfice du plus grand nombre, le pouvoir politique, quand il contrôle la presse et l'éducation (ce qu'il parvient à faire dans les pays fortement centralisés), va véhiculer un certain nombre de préjugés et de fausses évidences, qui vont finir par devenir une véritable « opinion publique officielle » auprès de laquelle la liberté individuelle de penser devrait s'incliner.

          Au risque de m'attirer la foudre de cette opinion formatée, permettez-moi de croire que, quoi qu'en disent certains commentateurs en mal d'apocalypse, la mondialisation correspond à une libération de la société civile de cette emprise étatique qui, doublée de ses réflexes nationalistes et protectionnistes, précipite les peuples dans des conflits meurtriers dont ils sont toujours les premières victimes.

          Pour bien le comprendre, il nous faut renverser – du moins de remettre en question – des propositions trop rapidement énoncées aujourd'hui en vue de faire le procès de l'économie de marché et de la mondialisation à l'œuvre sous nos yeux. La connaissance a vocation à discuter toute vérité établie. Loin d'être des vérités établies, nous voulons montrer que ces propositions reposent toujours sur des hypothèses plus ou moins avouées et dont les fondements ne sont pas toujours les plus assurés.
 

Proposition 1 • Le marché accroît les inégalités entre les riches et les pauvres

          Depuis que l'homme vit en société, il y a toujours eu des riches et des pauvres. Cela n'est pas propre au capitalisme actuel. Ce qui est spécifique à l'économie moderne, c'est l'existence de ce processus de croissance qui permet d'améliorer les conditions de vie de l'ensemble de la population. Les classes moyennes sont une invention moderne, produit de la société de consommation, elle-même résultat des formidables gains de productivité liés à l'industrialisation. Dans le processus de croissance, le niveau de vie moyen s'accroît régulièrement. De ce fait, il existera toujours des inégalités puisque ce concept se définit en relatif. À partir du moment où quelqu'un s'enrichit plus vite que vous une inégalité apparaîtra. Sauf à contrôler la vie de tout le monde, l'inégalité est le résultat à un instant donné (en statique) d'un processus de développement qui est par nature dynamique.

          Les pays qui ont décidés de s'isoler de l'économie mondiale, refusant ses règles du jeu imposé par la nature des phénomènes économiques eux-mêmes, sont ceux qui régressent dans la pauvreté. Ceux qui ont décidés de s'arracher de cet état de pauvreté ont compris tout l'intérêt qu'ils ont à s'ouvrir à la connaissance des réalités économiques. Il en va des individus, des entreprises, comme des pays puisque, finalement, les pays, comme les entreprises, ne sont composés que d'individus.

          Seuls les individus prennent des décisions ou décident de ne plus en prendre. Ce sont les décisions, les croyances, les compétences et les motivations de ces individus qui feront le succès de leurs entreprises, et la prospérité de leurs pays. Et si ces individus sont brimés par des institutions qui les oppriment, bloquant toute ascenseur social, ces individus s'expatrieront dans un monde ouvert à la mobilité des hommes et des idées. Aucun patriotisme n'est assez puissant pour retenir des individus qui considèrent qu'ils n'ont aucun avenir dans leur propre pays.

          Il y a donc toujours eu des riches et des pauvres. Mais le marché permet une mobilité entre ces catégories non déterminées a priori. Par contre, dans toutes les sociétés précapitalistes, les différences de richesses étaient liées au statut plutôt qu'à la compétence. Et elles étaient devenues héréditaires dans les sociétés organisées sur la base des ordres ou des castes. Ces inégalités de statut sont incompatibles avec le fonctionnement d'une économie de liberté et d'échanges.

          De ce point de vue, en supprimant ce modèle de société d'ancien régime, le marché a contribué à une réduction sans précédent des inégalités, ce qui confère un pouvoir attracteur aux pays à économie de marché. Certains trouvent scandaleux et vulgaire qu'un acteur de cinéma (Arnold Schwarzenegger, gouverneur de la Californie) puisse faire une brillante carrière politique aux États-Unis. Mais dans quel autre pays au monde un ancien immigré ayant fait fortune dans la société civile aurait pu accéder à des fonctions aussi hautes sans déclencher une révolution?
 

Proposition 2 • Il faut réduire les inégalités de revenu

          Cette proposition est le corollaire de la précédente. Examinons-la attentivement. La Révolution française avait vocation à supprimer les privilèges, vestige d'un ancien régime fondé sur les inégalités de statuts. L'idéal républicain proclame l'égalité de tous en droit. L'économie moderne ne saurait en effet s'accommoder des inégalités de statuts. Par contre, l'égalité des statuts n'implique pas une égalité de revenu. Cet égalitarisme aveugle est d'ailleurs l'ennemi de tout progrès économique et social.
 

« La perspective de la faillite dans le futur incite les acteurs économiques à mieux gérer leurs affaires dans le présent. Supprimez cette possibilité dans le futur, et vous supprimez du même coup toute incitation à une gestion saine et responsable. »


          Les revenus économiques sont la contrepartie de la production. Le principe d'équité impose que chacun perçoivent en revenu la contrepartie de son apport à la production. De cette manière, l'évolution des revenus sera commandée par celle de la productivité.

          Par ailleurs, si dans une économie centralisée et administrée par le haut, les revenus seront déterminés pour l'ensemble de la collectivité et sur des fondements collectifs (revenu des ouvriers, des patrons, des cadres), il n'en est rien dans une économie de marché. Dans une telle économie, la détermination du revenu est microéconomique d'où l'importance du contrat du travail. De ce point de vue, l'extension du principe des conventions collectives neutralise le contrat de travail de sorte que le marché du travail ne peut pas fonctionner à l'intérieur des cadres d'une économie collectivement administrée.

          Le mode de rémunération dans la fonction publique est un exemple concret d'une économie administrée. On en connaît aujourd'hui les limites. Pourtant deux tendances opposées s'affrontent et l'issue de cet affrontement décidera du sort de nos économies modernes. D'un côté, il y a ceux qui veulent réformer le secteur public en lui appliquant les méthodes de recrutement, de promotion, de benchmarking, de rémunération et d'avancement qui ont fait leur preuve dans le monde des entreprises. Francis Mer s'y est essayé en France quand il était ministre de l'Économie. De l'autre côté, il y a ceux qui considèrent que c'est la société toute entière qu'il faut changer, en appliquant le processus inverse, c'est-à-dire en généralisant au secteur privé le statut des employés de la fonction publique.

          Quel que soit l'issue de cette opposition fondamentale, il existe aujourd'hui une inégalité profonde entre ceux qui bénéficient d'un emploi à vie sans aucune obligation de résultat, et ceux qui évoluent dans un secteur ouvert dans lequel ni les revenus ni les emplois ne sont garantis. Les différences de revenu existent naturellement pour compenser les différences de risque et de performances; mais elles ne pourront jamais compenser des différences de statut.
 

Proposition 3 • Le capitalisme est en crise

          Il y a dans cette proposition plusieurs sens implicites qu'il s'agit de mettre à jour. La question de savoir si le capitalisme est en crise est d'abord loin d'être réglée. Prétexter de l'existence de faillite est loin d'être un argument puisque le marché repose sur la possibilité de mettre en faillite les entreprises non rentables. La faillite d'Enron peut être interprétée comme la preuve du bon fonctionnement du système et de sa bonne vitalité. Cela ne signifie pas qu'une faillite soit souhaitable; mais cela signifie que la perspective de pouvoir tout perdre oblige les entrepreneurs à limiter les risques alors même que la prise de risques est un acte inhérent à toute décision économique.

          Comme on ne peut pas distinguer a priori les bons des mauvais gestionnaires, le marché a pour fonction de les repérer a posteriori. Il est donc essentiel qu'existe une carotte (les perspectives de profits) et une sanction (les perspectives de pertes).

          Ainsi, la perspective de la faillite dans le futur incite les acteurs économiques à mieux gérer leurs affaires dans le présent. Supprimez cette possibilité dans le futur, et vous supprimez du même coup toute incitation à une gestion saine et responsable. Si les acteurs sont persuadés qu'il existera un filet de sécurité en dernier ressort qui viendra assumer les conséquences de leurs décisions malheureuses, si en particulier l'État se porte systématiquement au secours des entreprises en difficulté, il y a des chances que la gestion quotidienne des affaires en pâtisse. La mauvaise monnaie chassant la bonne, l'ensemble des entreprises se tourneront vers l'État.

          Le marché est un principe de sélection et d'orientation. C'est prendre un risque collectif énorme que de vouloir supprimer le risque individuel en bannissant le principe de sélection. Ainsi, l'URSS avait rendu impossible la faillite individuelle de ses éléments; mais c'est le système dans son ensemble qui a connu une faillite collective. Chaque jour, aux États-Unis, des entreprises font faillite tandis que de nouvelles compagnies voient le jour, ce qui permet non seulement de préserver, mais aussi de faire évoluer, l'ensemble du système de l'économie de marché. Mais le système évolue moins facilement dans les pays où l'État-providence s'est donné pour fonction de réguler l'économie. Au moment où l'Europe se dote d'une constitution, aucun choix clair n'est véritablement proposé aux citoyens. Les Européens parviennent difficilement à réformer le secteur public alors qu'ils hésitent au même moment à poser les bases d'une économie de marché.

          Quand bien même on admet l'hypothèse que le capitalisme est en crise, cette proposition ne nous dit rien sur l'origine du mal. La crise est-elle intrinsèque au mode de fonctionnement de l'économie? Rien n'est moins sûr. Bien sûr, les partisans de l'intervention de l'État dans l'économie comme régulateur en dernier ressort sont convaincus que l'économie est intrinsèquement instable. Pourtant, le chômage est sans doute le résultat, non du fonctionnement d'un libre marché du travail, mais au contraire, d'un grave dysfonctionnement de ce marché.

          Contrairement au marché pur analysé par les économistes, le marché du travail se trouve dans la réalité neutralisé par une série de réglementations, de conventions collectives et de prélèvements qui rendent, en s'accumulant, la situation d'équilibre quasiment miraculeuse. Dans la réalité, aucune des conditions nécessaires à la réalisation de contrats libres de travail n'est plus respectée. Dans ces conditions, le fonctionnement même du marché du travail devient plus qu'improbable – sauf sur le marché noir de l'économie parallèle où les agents établiront des contrats non écrits car illégaux – et la conséquence en est qu'une grande partie de l'offre de travail, notamment proposée par les jeunes, ne correspond plus à la demande exprimée par les entreprises.

          Enfin, si le capitalisme est en crise, il n'y a pas vraiment matière à s'en réjouir. Car la quête d'un système alternatif ou d'une troisième voie entre l'économie de marché et l'économie administrée s'apparente à la quête du saint graal. Il est loin d'être évident que nous ayons le choix des principes économiques. Plus précisément, si on accorde à la liberté individuelle une valeur positive, comme c'est actuellement le cas dans les sociétés modernes, il faut en accepter toutes les implications. Par contre, en effet, une économie administrée pourrait parfaitement fonctionner dans le cadre d'une société totalitaire. Keynes et Hayek l'avaient parfaitement compris. Et l'on touche là du doigt les fondements éthiques de toute pensée économique et de toute organisation économique.

          Depuis le début de l'histoire humaine, le développement de l'économie de marché aura permis l'amélioration du sort du plus grand nombre, avec l'apparition de ces classes moyennes qui n'existent pratiquement pas ailleurs. Cette évolution était liée à celle du pouvoir d'achat, elle-même rendue possible par la progression régulière de la productivité.

          Le dysfonctionnement de l'économie de marché serait donc un danger pour toute la planète. Car les pays ont pratiquement exploré toutes les alternatives à l'économie de marché. Et ceux qui se sont obstinés dans une voie alternative au marché n'ont trouvé à l'arrivée que misère, famine et oppression. Chacun se rend bien compte aujourd'hui qu'il n'y a pas trente-six façons de faire tourner une économie de marché, et qu'il serait suicidaire d'empêcher de fonctionner la seule économie qui ait fait la preuve de son efficacité durable.
 

 

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