Montréal, 15 april 2005 • No 153

 

OPINION

 

Mathieu Laine est avocat, chargé d'enseignement à l'université Panthéon-Assas (Paris II), et délégué général de l'Institut Turgot.

 
 

CONTRE LA « CLASS ACTION »
À LA FRANÇAISE *

 

par Mathieu Laine

 

          Jacques Chirac vient de renouveler sa volonté de « proposer une modification de la législation pour permettre à des groupes de consommateurs et à leurs associations d'intenter des actions collectives contre les pratiques abusives observées sur certains marchés », annonçant ainsi l'adoption d'une « class action » à la française avant la fin de l'année. Si un grand nombre d'associations de consommateurs se réjouissent de la volonté présidentielle d'introduire, en France, un système de plainte civile en nom collectif, il y a pourtant toutes les raisons d'espérer qu'un tel projet ne voie pas le jour.

 

Au nom de l'autre

          Sur le plan juridique, la transposition du système américain des « class actions » au droit français constituerait une atteinte grave aux principes fondamentaux de notre procédure civile. En effet, dans notre droit positif, nul ne peut agir en justice s'il n'a pas un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention et, conformément à l'adage « nul ne plaide par procureur », un plaignant ne peut saisir les tribunaux au nom d'un autre s'il n'a pas reçu au préalable un mandat officiel de sa part. Or la pratique des actions collectives consiste précisément à nier ces piliers procéduraux, hérités de la tradition individualiste du droit civil français, en permettant à quelques victimes ou supposées victimes d'agir pour l'ensemble de ceux qu'ils considèrent comme étant leurs co-victimes, sans même que ces derniers aient à manifester une quelconque volonté d'agir.

          Alors que notre droit offre d'ores et déjà aux consommateurs une protection sans nulle autre pareille contre les abus éventuels que pourraient commettre les entreprises et que les actions collectives de consommateurs ou d'actionnaires ont été reconnues depuis longtemps (supposant cependant que chaque victime se manifeste nominativement avant le jugement), rien ne milite, juridiquement, pour qu'un tel mécanisme soit adopté et provoque de tels bouleversements dans notre système procédural.

          Sur le plan sociologique, le précédent américain illustre parfaitement les effets pervers qui seraient provoqués par l'adoption de cette procédure de masse. Il est d'ailleurs particulièrement instructif de constater qu'au moment même où le président Chirac souhaite ouvrir la brèche des « class actions » dans notre pays, son homologue américain tente, dans le sien, d'en limiter la portée.

          Aux États-Unis, le système de plainte en nom collectif a en effet joué le rôle particulièrement nocif d'accélérateur du processus de judiciarisation des relations économiques en incitant les consommateurs à s'engager dans un consumérisme judiciaire aussi ruineux qu'excessif. On comprend dès lors pourquoi le Congrès américain vient de prendre d'importantes mesures visant à limiter la portée de ces actions. Il faut, bien entendu, tirer les leçons de cet échec et se garder de céder à la tentation d'étendre trop largement la sphère ultra protectrice du droit de la consommation tant ce dernier peut nourrir des abus incontrôlables et altérer très nettement les relations entre les entreprises et les consommateurs.

          Sur le plan économique, le système des « class actions » représente un risque insupportable pour les entreprises. En effet, des personnes qui n'ont pas pris l'initiative d'une action judiciaire – et qui n'ont donc à assumer ni le coût de la procédure, ni le risque d'une condamnation pour action abusive – peuvent, en cas de victoire, toucher leur quote-part de dédommagement si elles parviennent à prouver qu'elles ont subi un même préjudice. En voulant créer une procédure de « class action », la classe politique oublie cependant qu'un dommage, comme la valeur de toute chose, ne peut être objectivement mesuré. Il ne peut être que subjectif et ce qui peut apparaître comme étant un préjudice pour les uns (les personnes agissantes) ne l'est pas nécessairement pour les autres (toutes celles qui n'ont pas agi).
 

« En ambitionnant de voir naître une "class action" à la française, nos dirigeants entretiennent le mythe du conflit et perpétuent cette vision archaïque des relations humaines selon laquelle le monde est divisé en classes dominantes et dominées. »


          En revanche, il est évident que si, grâce à la « class action », une indemnisation pécuniaire est proposée à l'ensemble des personnes qui se sont retrouvées dans la même configuration contractuelle que celles qui ont gagné le procès, celles qui considéraient, dans leur for intérieur, qu'elles n'avaient pas subi de dommage (et qui donc ne se seraient jamais manifesté) ne se priveront pas d'aller récupérer leur part du gâteau... Une telle mesure pourrait donc entraîner des coûts considérables pour les entreprises, sans compter les occasions de chantage qu'elle pourrait occasionner, les associations de consommateurs mesurant très bien l'impact que ce type d'action pourrait avoir sur l'image et donc sur le cours de bourse d'une société.
 

De quoi ternir l'image de notre pays

          Et ce n'est pas tout. Le jour où l'on introduira une procédure de « class action » dans ce pays, les primes d'assurances de l'ensemble des entreprises exploseront, comme cela s'est passé pour les obstétriciens au lendemain de l'arrêt Perruche, affaiblissant encore davantage des acteurs économiques déjà asphyxiés par la pression fiscale et règlementaire. Ne négligeons pas non plus le terrible effet multiplicateur qu'elle provoquera en matière d'édiction de nouvelles normes paralysantes. Il est en effet fort à parier que les grands procès qui pourraient naître de cette action auront un retentissement médiatique tel qu'ils créeront des opportunités formidables pour des hommes politiques toujours très sensibles aux phénomènes de modes et avides de prévention, de précaution et donc, de réglementation. De quoi ternir encore davantage l'image que notre pays renvoie au monde économique et inciter les entrepreneurs français à délocaliser.

          Mais il y a plus grave encore. Alors que les maux de notre société proviennent précisément d'une approche beaucoup trop collectiviste des problématiques auxquelles elle est confrontée, ne jurant que par le groupe et l'interventionnisme public, alors que le « droit à » l'emporte continuellement sur le « devoir de », l'urgence devrait être à la restauration du primat de la responsabilité individuelle, qui seule ouvre la voie à une autorégulation des comportements. Pourtant, en ambitionnant de voir naître une « class action » à la française, nos dirigeants entretiennent le mythe du conflit et perpétuent cette vision archaïque des relations humaines selon laquelle le monde est divisé en classes dominantes et dominées (les forts – les entreprises – abusant des faibles – les consommateurs). Ils bercent ces derniers dans l'idée qu'ils sont tous un peu « victimes » des grandes entreprises, entretenant ainsi un climat de défiance généralisée qui paraît bien éloigné des ambitions affichées de « cohésion sociale ».

          Parce que la « class action » porte en elle le phénomène victimaire mais aussi parce qu'elle participe de la folle promesse d'éradication du risque par le politique et le juge et parce qu'elle contient, en son sein, une incitation incontrôlable des consommateurs à agir pour la plus petite cause de déplaisir, celle-ci ne doit surtout pas voir le jour. Malheureusement, quand on mesure les intérêts croisés des élus et des puissantes associations de consommateurs, il faut craindre le pire.

 

* Cet article a d'abord été publié dans Les Échos du 6 avril 2005.

 

SOMMAIRE NO 153QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE M. LAINE

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? SOUMISSION D'ARTICLES POLITIQUE DE REPRODUCTIONÉCRIVEZ-NOUS