Montréal, 15 juin 2005 • No 155

 

CE QUE J'EN PENSE

 

Yvon Dionne est retraité. Économiste de formation
(Université de Montréal), il a travaillé à la Banque du Canada (11 ans) puis pour « notre » État du Québec (beaucoup trop longtemps: 20 ans).

 
 

UN QUÉBEC LIBRE, POUR QUI?

 

par Yvon Dionne

 

          Les révélations de la Commission Gomery ont suscité un dégoût du gouvernement libéral; au Québec, ce dégoût a débordé, il fallait s'y attendre, sur le fédéralisme lui-même, car les témoignages entendus ont démontré que tous les moyens sont bons pour « sauver le Canada » et que les dés ont été pipés par les fédéralistes au référendum de 1995. Les libéraux ont exploité la crainte du souverainisme pour se servir à même l'auge remplie par les payeurs de taxes.

 

          Mais le graissage de ses petits amis n'est pas en soi le propre d'une structure fédérative de gouvernement. Il n'y a pas de lien de cause à effet. Les États unitaires peuvent même être pires à ce point de vue puisque le pouvoir y est moins partagé; il y a moins de ce qu'on appelle en anglais des « checks and balances ».

          Le premier ministre Paul Martin nous jure qu'il n'a rien à y voir, que c'est la faute de quelques-uns et qu'il entend bien les mettre au pilori. Sauf que lui-même nous a démontré, dans les semaines précédant le vote du 19 mai aux Communes, que tous les moyens sont bons pour se maintenir au pouvoir. Ce gouvernement est donc atteint d'une gangrène incurable, qui requiert l'amputation du parti au pouvoir!

          Parmi les principales illusions auxquelles j'ai cru fortement pour « changer le monde » en se servant de notre soi-disant « outil de développement », l'État, il y avait l'indépendance du Québec. Je n'étais pas nationaliste; ce narcissisme collectif ne m'attirait pas, non plus que le nationalisme Canadian. Mais j'ai participé à plusieurs mouvements dits séparatistes, dont le Mouvement souveraineté-association (le MSA), de René Lévesque, dès sa formation en 1968, pour ensuite rejoindre son successeur, le Parti québécois jusqu'au référendum de 1980. Ceci faisait partie de mes expériences de constructivisme social(1), ou d'ingénierie sociale, ou d'étatisme, les Québécois servant de cobayes. Voici, en quelques mots, pourquoi j'ai changé d'idée sur le projet d'un « Québec libre ».
 

L'argent de qui?

          Le titre que j'ai choisi est peut-être inexact. Depuis le référendum de 1995 les indépendantistes parlent rarement d'un Québec libre. Sans doute se sentent-ils piégés par ce qu'ils ne veulent pas offrir aux futurs citoyens du Québec. Le discours est devenu moins nationaliste et plus structuraliste, quoique la reconnaissance du Québec comme nation fasse encore partie du décor. Nous serions en effet une nation asservie depuis 1760. Mettons de côté les discussions sur le sens de mots (on n'en sortira jamais) et laissons le passé où il est.

          En principe, l'existence du Québec en tant qu'entité politique ayant les mêmes pouvoirs que le gouvernement canadien est aussi justifié que celle du Canada ou de n'importe quel autre gouvernement. Le principal argument servant à justifier que tous les pouvoirs soient détenus par la nomenklatura politique du Québec est que « l'argent est à Ottawa ». « Notre » État coûtant de plus en plus cher, les souverainistes demandent qu'Ottawa cèdent ses sources de revenus afin de pouvoir financer leurs propres ambitions et les demandes incontrôlables des nombreux bénéficiaires de cet État omniprésent, omniscient et tout-puissant qu'ils ont contribué à créer.
 

« En principe, l'existence du Québec en tant qu'entité politique ayant les mêmes pouvoirs que le gouvernement canadien est aussi justifié que celle du Canada ou de n'importe quel autre gouvernement. »


          Le soi-disant déséquilibre fiscal a mis du poids aux revendications souverainistes, du moins en apparence, car le fait qu'un gouvernement ait un surplus budgétaire n'est pas en soi une preuve de déséquilibre par rapport aux autres niveaux de gouvernement qui ont accès aux mêmes sources de taxation. Il ne s'agit donc que d'une lutte pour le pouvoir conduisant à une sorte de révolution de palais, l'un essayant d'accaparer les pouvoirs de l'autre afin de prendre toute l'assiette fiscale.

          Imaginons trois acteurs d'un jeu où un des acteurs est toujours le perdant, que nous appellerons P. C'est P qui fait vivre les deux autres, qui sont G1 (Canada) et G2 (Québec). Ceux-ci se chicanent continuellement sur leurs pouvoirs réciproques vis-à-vis P. Pour acheter le vote de P, G1 et G2 préfèrent ne pas accroître leurs pouvoirs directement sur P, lequel manifeste un rejet croissant des interventions étatiques, en particulier du fardeau fiscal. P n'a qu'un espoir lointain d'éliminer G1 et G2, ensemble ou séparément. Quelle devrait être la stratégie de P, considérant que G2 lui fera supporter le coût du manque de collaboration de G1 (les coûts de transition) et que pendant que G1 et G2 lui font la cour, P jouit peut-être d'une plus grande liberté qu'autrement? Serait-il préférable pour P qu'il revendique pour G2 une simple décentralisation des pouvoirs de G1 vers G2, accompagnée d'un... amaigrissement de ces pouvoirs?

          Et pourquoi ne pas revendiquer une décentralisation de ces pouvoirs vers l'individu (P ci-dessus, qui sortirait alors gagnant de l'exercice)?

          C'est sur cet aspect que les souverainistes font fausse route, en associant tous les problèmes du Québec à un dysfonctionnement d'une structure politique fédérale et en remettant à plus tard ce qu'ils pourraient faire maintenant. En fait, sur un plan strictement structurel, Trudeau le centralisateur à Ottawa avait autant raison que Lévesque le souverainiste. S'il suffit en effet d'éliminer les dédoublements bureaucratiques, pourquoi ne pas éliminer G2 plutôt que G1? Le Parti québécois lui-même a montré la faiblesse de son raisonnement lorsqu'il a imposé les fusions municipales. Nous voyons maintenant le résultat. Évidemment les économies présumées ne doivent pas être la seule raison motivant la préférence d'un régime par rapport à un autre (voir à ce sujet mon texte « Pour que le peuple gouverne », écrit il y a déjà cinq ans).
 

Une lutte de pouvoir entre collectivistes

          J'ai donc pris conscience que cet exercice collectiviste, nationaliste, n'était qu'une lutte de pouvoir où l'individu (c'est-à-dire le nous au singulier) est considéré comme la quantité négligeable, au même titre que l'officier militaire qui envoie ses soldats à l'abattoir pour dorer son blason. Les trois vieux partis en présence à Québec (le Parti libéral, le Parti québécois, et... l'Action démocratique, qui essaie toujours de mimer les deux autres) montrent une préférence marquée en faveur de l'intervention étatique. Entre les trois, les différences sont mineures.

          De plus, mon contact quotidien avec la fonction publique québécoise a renforcé mes doutes sur les avantages présumés et les risques de l'aventure souverainiste. Pourquoi transférer au Québec les structures bureaucratiques fédérales si cela ne soulage pas le fardeau supporté par nous tous, les individus? Les fonctionnaires québécois seront-ils plus efficaces dans une situation de monopole? En fait, en quoi l'efficacité des fonctionnaires peut-elle nous être utile en tant qu'individus, si le Québec souverain ne signifie pas plus de souveraineté en faveur des individus mais au contraire le renforcement de l'appareil gouvernemental?

          Finalement, les problèmes de transition (car il y en aura plusieurs) ne pourront que donner de l'eau au moulin à tous les activistes, syndicalistes et autres groupes d'intérêts qui sautent sur toutes les occasions pour exiger une hausse des avantages qu'ils reçoivent des payeurs de taxes et des consommateurs. Nous voyons déjà qu'aujourd'hui ce sont eux qui mènent le bal. Comment pouvons-nous espérer faire mieux avec plus de pouvoirs quand nous ne savons pas utiliser ceux que nous avons déjà? Le Québec est miné, non pas par le fédéralisme en soi, mais par ses groupes de pression qui cherchent continuellement à tirer le maximum d'avantages à la fois des consommateurs et des payeurs de taxes, tant à Québec qu'à Ottawa. Il serait totalement improductif que nous ayons encore à discuter de tout ceci au cours d'un troisième référendum.

 

1. Des exemples extrêmes de constructivisme social sont le nazisme (au nom de la race), le communisme (au nom de la classe sociale) et l'islamisme (au nom de la religion). Entre ces extrêmes il y a une infinité de variantes d'interventionnisme au nom du « bien commun », de la santé publique, de la solidarité, de la foi, etc. En soi, il est certes louable de vouloir améliorer les choses sauf que les idéologues collectivistes le font de façon coercitive, au mépris de la liberté individuelle. Il n'y rien de plus dangereux que quelqu'un qui croit avoir toujours raison et qui s'inspire d'une idéologie fondée sur des dogmes et prétendant répondre à tout. Le meilleur constructivisme est celui qui suit la règle suivante: Ne pas faire à autrui ce que nous n'aimerions pas qu'il nous fasse à nous-mêmes. Ainsi, je ne demanderai jamais des avantages au gouvernement car je sais qu'il devra voler d'autres personnes, via les impôts, pour me payer ces avantages...

 

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