Montréal, 15 juin 2005 • No 155

 

OPINION

 

Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.

 
 

TYRANNIE, QUAND LA FRANCE
VOTE SUR TON... NON

 

par Erwan Quéinnec

 

          En France, le résultat du référendum du 29 mai portant sur l’adoption du projet de traité constitutionnel européen a donné lieu à un véritable psychodrame national. Rien d’étonnant à cela: d’une part, cela fait à peu près 20 ans que les électeurs français s’amusent à désavouer systématiquement leurs gouvernants, quels qu’ils soient. Et cela fait 20 ans que nos commentateurs en infèrent inlassablement le grand soir, le cataclysme, le changement d’ère et la crise de régime. Certains recherchent les sensations fortes en s’adonnant au saut à l’élastique. D’autres le font en commentant la politique française.

 

          Fi de sarcasmes, toutefois: pour la première fois de l’histoire de la Cinquième République, les partis ayant vocation à gouverner ont été conjointement mis en minorité par le suffrage universel, au profit symbolique des habituels trublions de notre scène politique. Cette victoire de David sur Goliath est riche d’enseignements. Elle a par exemple montré à quel point les partis censés incarner le peuple réel, ceux que pureté, intégrité, proximité et désintéressement affranchiraient de la loi d’airain du compromis politicien, ceux-ci – pour qui en aurait douté – n’étaient pas moins fins manoeuvriers que les appareils de gouvernement, pas moins « politiques »: une partie substantielle de la victoire du non tient en effet au pacte de non-agression que gauche collectiviste et droite souverainiste ont tacitement – mais indéfectiblement – conclu à l’occasion de la campagne. Un journaliste polonais a même pu affirmer que la victoire du non avait des relents de coalition « rouge brune ». C’est à la fois excessif et court, bien entendu, mais enfin... Deux idéologies positionnées aux extrêmes de l’échiquier politique faisant cause commune contre un compromis « social-démocrate », comment s’abstenir d’en inférer de troublantes analogies? Et au-delà de l’analogie, une ébauche d’analyse?

          Au lendemain du scrutin, tout le monde était tombé d’accord sur un point: le débat avait été de haute tenue démocratique. Édifiante unanimité que celle-ci tant le débat n’est jamais si digne, si intelligent, que quand il accouche d’une victoire dont la cause du socialisme peut s’enorgueillir. En réalité, la campagne référendaire tint plus du procès en sorcellerie que de la confrontation d’idées. Très vite, en effet, le traité fut déféré devant le tribunal de la Grande Inquisition médiatique pour y répondre du chef d’accusation de « libéralisme », un grief passible de la peine capitale et dont la seule évocation laisse peu de chances à l’accusé d’en réchapper. Le débat s’engagea, en effet, mais ne porta jamais sur la qualification du crime. On ne cessa au contraire de clamer à quel point le libéralisme n’étant pas soluble dans l’identité française, il ne pouvait relever que d’une offense grave faite à la nation. On discuta donc du fait de savoir si ce texte était ou non libéral: les « non » soutinrent qu’il s’agissait d’un blanc-seing donné au capitalisme sauvage; pour les « oui », au contraire, le traité constitutionnel aurait favorisé l’Europe « politique, démocratique et sociale ». Laissons le débat de fond en l’état pour préciser que les « oui » avaient raison: c’est pourquoi la plupart des libéraux, s’alignant sur une position « anglaise », avaient désavoué ce traité. Mais les procureurs furent bien plus convaincants que les avocats, ces derniers ne plaidant jamais autre chose que les circonstances atténuantes. Le verdict tomba le 29 mai en même temps que la guillotine sur le texte.

Deux non en un

          Faut-il s’en émouvoir? Au-delà du constat amusant selon lequel ce traité prétendument « ultra-libéral » ne convenait manifestement pas aux libéraux, le non ne fait jamais que sanctionner un texte dont tout le monde ou presque a convenu qu’il était trop long, trop elliptique et dont l’originalité n’a guère sauté aux yeux de ceux qui ont essayé de le lire, une part importante de son propos consistant à reprendre le contenu de traités antérieurs. Dès lors, fallait-il laisser entendre aux électeurs du non qu’ils seraient les cavaliers de l’apocalypse européenne? Fallait-il réduire leurs motivations à de rageuses pulsions électorales, comme si quinze millions d’individus votaient tel un seul homme? Il n’y a jamais moins de motivations différentes que de voix exprimées à l’occasion d’un vote. Il y eût donc des « non » résolus, engagés, solennels, d’autres hésitants, indifférents ou ludiques. Des « non » de droite, des « non » de gauche et même quelques « non » libéraux.

          Le lendemain du scrutin, nul ne marcha sur le palais de l’Élysée. Et, à Bruxelles, les immeubles de la Commission européenne sont toujours debout. C’est pourquoi les chefs de file du non ont eu raison de rappeler ceux du oui à l’humilité démocratique. Cela fait hélas longtemps que notre république en panne de souffle n’a plus d’autre perspective que celle du statu quo, d’autre stratégie de légitimation que l’imprécation adressée au vote populiste et l’absolution promise aux causes du déclin. La campagne référendaire en a montré les limites. Le créneau de la démagogie clientéliste a longtemps permis aux partis de gouvernement de dominer le marché aux voix. Mais les taux de pénétration affichés par les mouvements émergents positionnés sur la niche du populisme actif sont une menace concurrentielle à prendre au sérieux. Aux partis de gouvernement d’en tenir compte et d’améliorer leur produit en conséquence. Les entreprises ne prospèrent durablement que sur l’innovation. Les partis politiques ne feront pas éternellement l’économie des idées.

          Pour l’heure, ce vote n’a d’autre effet réel, immédiat et concret que d’entériner la mort d’un projet politique dont il n’est pas certain que l’histoire conserve la trace quand bien même – ce qui ne peut être négligé – d’autres démocraties l’avaient ratifié. Mais ce non est aussi la victoire de l’antilibéralisme. Une victoire symbolique, sans doute, mais dont la signification et l’importance paraissent autrement plus préoccupantes que celle dont la mort du traité constitue l’issue logique. Avoir eu la peau d’un texte – et de ce texte en particulier – est quelque chose dont on se remettra. Vouloir celle de la liberté, c’est un dessein dont on doit redouter le pire.

          Bien sûr, on peut être en désaccord avec telle ou telle aspiration protectionniste ou socialiste sans pour autant leur dénier le droit à une expression publique dédramatisée. Et l’on peut rationnellement soutenir, dans le sillage de Hayek, que la prééminence de l’État dans la conduite des affaires humaines dénature la différence censée exister entre la démocratie et la dictature sans pour autant devoir tout ramener à cette problématique. Il est des « compromis sociaux-démocrates » qui durent, des pays où l’État intervient substantiellement dans l’économie sans que cela n’annonce l’avènement du collectivisme. Mais ces pays, qu’ils soient anglo-saxons ou nordiques, ne cultivent pas du libéralisme la conception haineuse, vindicative et pour tout dire, démentielle, que celle qu’exsude en permanence notre débat public, sans que rien ne lui soit jamais opposé d’autre qu’une défense molle, résignée et timide du principe de l’économie de marché. Et peu de pays ont une histoire politique et intellectuelle aussi chargée de connivence totalitaire que celle de notre beau pays, tout au long du vingtième siècle.

          Au non-libéralisme, il faut d’abord s’opposer sur le terrain pacifié et rationalisé de l’économie et, parce que celle-ci ne peut se concevoir hors la vision que l’on cultive de l’homme, du droit et de la société, ne pas hésiter à battre le rappel de cette dernière. La fermeté, voire la sévérité des arguments déployés ne doivent pas conduire à se tromper d’adversaire. S’il est un parti pour lequel la campagne référendaire a constitué un séisme idéologique, ayant jeté de part et d’autre d’une faille gigantesque, « sociaux-démocrates » d’un côté et « cryptocommunistes » – ou opportunistes – de l’autre, c’est le parti socialiste. Or, à l’endroit de la gauche du non, les premiers eurent parfois des mots extrêmement durs. Pour les socialistes du oui, défendre un traité estampillé libéral relevait de la cause perdue. Et en auraient-ils eu la tentation qu’une fois leur processus interne de « ratification » engagé, faire machine arrière devenait impossible. Peut-être cela ne fut-il qu’une erreur de calcul politique. Pour autant, certains de leurs accents de campagne ne laissent planer aucun doute quant à la sincérité de leur foi humaniste. La politique ne se laisse certes pas réduire à de bonnes intentions. Mais on ne peut discuter qu’avec des gens bien intentionnés.

          À l’anti-libéralisme en général et à la démagogie française en particulier, ce ne sont plus des arguments d’opportunité mais une déontologie de combat qu’il convient d’opposer. Car si certains des arguments du non peuvent et doivent s’entendre, les valeurs que son idéologie véhicule heurtent frontalement les bases de notre civilisation. L’idéologie du non n’aime pas cet aspect du débat. Elle le rejette comme relevant d’une morgue des élites, fondamentalement anti-populaire. Or, le peuple n’a jamais d’autre voix que celle qui sort de la gorge des tyrans. Le débat ne met donc pas aux prises les élites d’un côté, le peuple de l’autre. Il oppose, comme toujours, la tentation de la tyrannie à la cause de la liberté.

Quand nationalisme et socialisme se tendent la main

          Nationalisme, socialisme, antilibéralisme: trois postures idéologiques qui font corps et structurent l’histoire de la pensée française, tout au long du vingtième siècle. Trois postures que la campagne en faveur du non a remises sur le devant de la scène, comme jamais depuis l’entre-deux-guerres. Depuis lors, bien sûr, les temps géopolitiques ont changé. Et sur le plan idéologique, il convient de rappeler à quel point le credo « droit de l’hommiste », résolument hostile à toute espèce de violence politique a, ces dernières années, converti classe politique et intelligentsia médiatique à son message de civilité. L’extrême gauche, en particulier, a si bien intégré cette caractéristique incontournable du marché mondial des idées qu’elle l’a détournée à son profit, comme jadis le marxisme-léninisme l’avait fait, déjà, avec la justice ou la liberté.

          Il n’en reste pas moins que, même « light », édulcoré, dissimulé parfois, le message du non est celui d’une France confite dans le conservatisme, adressant une fin de non recevoir au désir d’Europe de ses nouveaux partenaires. Cela se comprend aisément: personne n’a osé faire remarquer combien la sollicitude du Parti communiste français à l’endroit des Polonais, des Baltes, des Tchèques et des Hongrois constituait une constante de son histoire. C’est donc fort doctement que ce parti a rappelé ces peuples amis aux exigences supérieures de notre modèle social, après avoir soutenu des décennies durant combien le césarisme soviétique leur allait au teint. Et si cela conduit à fermer le marché français à leurs entreprises, ce n’est nullement par malveillance, bien au contraire. C’est seulement l’une de ces mesures « prophylactiques » qu’il est salutaire d’opposer à l’expansion du capitalisme. Car enfin, que la Pologne s’affranchisse du communisme, c’est déjà regrettable. Mais de là à ce que son dynamisme économique en vienne à menacer le collectivisme à la française, ce n’est évidemment pas tolérable.

          À droite, c’est au nom de la souveraineté nationale que le « dumping social » est fustigé et le protectionnisme, recommandé. Il appartient aux assemblées élues – et françaises – de décider ce qui est bon pour le peuple de France: or, la croissance de la Pologne n’est pas bonne pour lui. Que le peuple de la droite souverainiste soit composé de Français et celui de la gauche collectiviste de « travailleurs » ne change rien à leur commune conscience du danger qui guette: il est au loin, aux confins des marches de l’Est, de curieux hominiens qui vivent avec presque rien et travaillent comme des brutes. Plus loin encore, les Chinois. Ils viendront bientôt, ils sont déjà là. Ils menacent qui notre identité nationale, qui nos acquis sociaux. Et notre identité nationale, ce sont nos acquis sociaux. Le « modèle social français » est à la fois social et national, l’un et l’autre inséparables, l’un à l’autre consubstantiels. La France du non aurait-elle inventé le social-nationalisme?

          La paranoïa identitaire portée par l’idéologie du non ne contient pas tout ce que signifie le « non ». Mais elle convoie un message qui est celui de la déraison et non de l’utopie. Lorsqu’on ne sait plus se définir qu’en rapport à la peur ou à la haine que l’autre suscite, on est généralement enclin à l’agression ou au repli. La propension à l’agression se devine dans la nostalgie quasi bonapartiste ayant transpiré de certains discours relatifs au traité: ainsi a-t-on pu lui reprocher de ne pas être assez français. Comment ce texte pouvait-il à ce point insister sur la concurrence libre et non faussée – le concept de concurrence non libre et faussée reste à produire – lorsque le message de la France éternelle eut exigé, au contraire, qu’on harmonisât « par le haut » les droits sociaux et qu’on généralisât la pratique du service public? Les partisans du oui eurent beau jeu de faire remarquer que le traité était déjà aussi français que possible. Ils auraient dû ajouter que nos partenaires avaient quelque motif de se montrer sceptiques quant à l’efficacité de notre modèle social... Lorsque la conquête s’avère infructueuse, reste l’option de l’autarcie: puisque les Européens ne veulent pas de nos lumières, alors, gardons-nous bien d’eux. L’affaire de la directive Bolkestein témoigne jusqu’à la caricature de cette tentation du repli, de cette France rêvée française et qui malgré elle, deviendrait albanaise.

          Cette fusion du national dans le social et du social dans le national explique également le double ressentiment dont la symbolique de l’économie de marché est, dans notre pays, l’objet. La droite traditionaliste française a toujours détesté le capitalisme et le marché financier dans des termes comparables à ceux de la gauche collectiviste. Mais là encore et de prime abord, le motif fondamental diffère. Pour la droite souverainiste, le capitalisme est une invention anglo-américaine, impropre à l’identité française. Pour la gauche collectiviste, le capitalisme est d’abord une machine à exploiter le prolétariat, une sorte de fléau objectif et désincarné. De proche en proche, pourtant, ce fléau devient le symbole de l’Amérique, son vecteur de caractérisation. Le capitalisme lui-même se voit culturalisé, presque racialisé. Le processus mental est à l’oeuvre qui permet au nationalisme et au socialisme de fusionner en un essentialisme antilibéral dont, en l’occurrence, le traité constitutionnel serait l’incarnation. Voilà pourquoi la symbolique de l’économie de marché semble aujourd’hui constituer l’ennemie du peuple français.

          N’exagérons pas la portée de cette campagne mais ne nous trompons pas sur son sens véritable: le socialisme a depuis longtemps réussi à déguiser la tyrannie en générosité et l’expropriation en justice sociale. Souhaitons que le non au référendum constitutionnel ne signe pas le travestissement définitif de la xénophobie en humanisme.
 

« Nationalisme, socialisme, antilibéralisme: trois postures idéologiques qui font corps et structurent l’histoire de la pensée française, tout au long du vingtième siècle. Trois postures que la campagne en faveur du non a remises sur le devant de la scène, comme jamais depuis l’entre-deux-guerres. »


          Entre-t-il dans les intentions des partisans du non de relayer une telle conception du monde? Dans l’ensemble, sans doute pas, encore que l’examen d’une telle question exige que l’on différencie souverainisme et collectivisme. Mais quoi qu’il en soit, le monde réel ne découle jamais des idées généreuses qu’on a préparées pour lui. On ne programme pas les destinées idéologiques, on les subit. Je ne doute pas que les valeurs de la droite souverainiste soient fondamentalement humanistes ni que ses militants cherchent ce qu’il y a de meilleur pour notre pays. Et qu’ils aspirent à voir sa langue, sa culture, ses arts et ses productions rayonner partout, il n’est rien de plus légitime: le marché mondial élit chaque jour suffisamment de productions françaises, dans tous les domaines, pour qu’on n’ait pas à en cultiver la vision déprimée qui est la nôtre.

          Que le souverainisme, en revanche, se voile la face au point d’attribuer le déclin français à l’euro ou à la technocratie bruxelloise et qu’il en vienne à faire les yeux doux au Parti communiste, cela relève de ce que l’idéologie du non contient de pire. Quant à la droite national populiste – celle que l’on qualifia jadis de « fasciste » –, passons rapidement sur son cas: elle est, dans l’ensemble, si hétérogène, si incohérente et si encline à la provocation pure que nul ne peut dire ce qu’elle pense, si d’aventure il lui arrive de penser. Il n’existe donc pas, en France, de parti explicitement fasciste. Mais on aurait tort de se croire gardé de toute aspiration fasciste au motif qu’un cordon sanitaire maintiendrait le mot à distance du débat officiel. En politique, le mélange des couleurs peut déboucher sur d’étranges résultats chromatiques: la couleur primaire ayant dominé la campagne référendaire est assurément le rouge. Mais mélanger beaucoup de rouge à un peu de brun peut fort bien donner… du brun !

          La problématique des intentions est plus difficile à sonder à gauche. À droite, en effet, on ne trouve pas d’équivalent doctrinal à un parti tel que Lutte Ouvrière, le seul mouvement politique français significatif qui, à ma connaissance, se réfère explicitement à un régime dictatorial (la dictature du prolétariat). Et si la plupart des militants de l’ultra-gauche sont des idéalistes sincères, la foi communiste ne fait pas mystère de ses aspirations révolutionnaires ni de sa prétention à anéantir le capitalisme. Ce qui pose un problème de civilisation infiniment plus aigu que celui auquel nous confronte le populisme de droite…

          Bien sûr, le communisme est une idéologie que caractérise le génie de la rhétorique. C’est pourquoi une image d’humanisme lui colle indéfectiblement à la peau. Il aura suffi au PCF de se convertir formellement à la démocratie et aux droits de l’homme pour qu’on absolve sa fonction historique de succursale du prosélytisme soviétique de tout péché. On ne peut décidément aller contre sa nature: « l’identité française » commande de trouver le communisme sympathique.

          Pourquoi et comment un tel paradoxe? En partie parce que le communisme parvient à dissocier la question des droits de l’homme de celle de l’économie et qu’il n’est pas un parti politique, en France, pour contester cette posture. Le faire est d’ailleurs impossible: cela conduirait à ouvrir une brèche inadmissible dans la légitimité du modèle social français. Et la France, ne l’oublions pas, est une Union soviétique qui a réussi...

          Voilà pourquoi, dans le camp du oui, la dichotomie entre économie de marché et économie collectiviste se réduit à un attribut fonctionnel: l’économie de marché, ça « fonctionne », l’économie collectivisée, ça « ne fonctionne pas ». Cela est vrai, bien entendu, mais insuffisant. La différence fondamentale entre l’économie de marché et l’économie collectiviste, c’est que la première vit de ce qu’il y a de meilleur en l’homme tandis que la seconde procède de son asservissement. Imaginons ce que cela pourrait donner, au fil du petit exercice suivant de prospective fiction.

          Supposons que la coalition du non accède aux affaires et s’entende – avant que n’arrive l’ère des purges – sur un programme commun: unanimement, elle décide de fermer les frontières aux importations d'Europe de l'Est et d'Asie. Il en résulte très vite un renchérissement du coût de la vie qui étrangle, comme d’habitude, les ménages les plus pauvres. Corrélativement, les entreprises qui exportent vers ces pays ferment leurs usines. Le gouvernement, fidèle à son programme de campagne, prend alors la décision d’interdire les licenciements et les délocalisations. Il peut aussi décider de réquisitions immobilières et alimentaires. Évidemment, de telles mesures précipitent le marasme économique, en provoquant, par exemple, une vive hausse des prix (sans parler de la fuite des capitaux). Il n’est pas question de faire machine arrière: puisque les entreprises privées ne jouent pas le jeu de la solidarité sociale, puisqu’elles n’investissent pas assez dans la recherche, puisque les patrons cherchent à fuir l’impôt de solidarité qui les frappe, il faut que l’État prenne plus résolument en main les rênes de l’activité économique. On nationalise à tour de bras et sur la base d’indemnités de dédommagement purement formelles.

          Comme il en va chaque fois que l’État décide de diriger l’investissement et la production nationaux, le déclin s’accentue. Les incitations à l’origine de la création d’entreprise sont anéantis: on peut forcer un bagnard à casser des cailloux, on ne force pas un écrivain à écrire, un entrepreneur à entreprendre, un créateur à créer, un inventeur à inventer. Comment? Existerait-il dans notre société une classe de sociaux traîtres résolus à agir contre les intérêts du peuple en refusant de produire ce que celui-ci exige? Qu’à cela ne tienne, qu’on confisque leurs biens ! Ce qui suit, à partir de là, prend généralement la forme de camps de travail ou de déportation.

          Le communisme peut protester de son innocence, de sa bonne foi, exhiber sa formelle abjuration du totalitarisme soviétique. La cause qu’il promeut produira toujours les mêmes effets, sauf à ce que ses dirigeants interrompent la fuite en avant dans le désastre, sur la base d’on ne sait quelle lucidité, d’on ne sait quelle motivation. Pourquoi cela est-il inévitable, dès lors – et dès lors seulement – qu’un ou des partis communistes accèderaient aux affaires et seraient libres de gouverner comme bon leur semble? (Une double restriction que je crois considérable: une mesure d’inspiration communiste ne fait pas un régime totalitaire. Un régime totalement communiste, si. Mais de l’un à l’autre, il y a un fossé…) Parce que la nature totalitaire du communisme est tout entière contenue dans sa haine fanatique de l’économie de marché. L’idéologie communiste condamne le capitalisme à échouer totalement, elle le veut, elle l’exige sur la foi de la tare génétique que le marxisme a, en lui, décelée. On pourrait s’en laisser convaincre si le vingtième siècle n’était pas passé par-là. Mais le doute est une de ces perversions bourgeoises qui n’altèrent en rien la foi prolétarienne, et pour cause.

          Pourquoi les services publics sont-ils dysfonctionnels? Parce qu’on ne leur donne pas assez de moyens. Pourquoi l’économie planifiée a-t-elle échoué? Parce que l’on n’est pas allé assez loin dans la collectivisation. Si l’économie de marché émet des signaux – les prix – et se donne des bornes – le consentement d’autrui – permettant de réguler très efficacement la décision économique, le communisme n’attache aucun prix à ce qu’il décide d’entreprendre: sa limite est celle de ce qu’une économie peut produire jusqu’à l’épuisement. L’histoire de l’Union soviétique est ici édifiante: les capitalistes, disait Marx, ne rémunèrent les travailleurs qu’à hauteur de ce qui est nécessaire à la reproduction de leur force de travail. Nombreux sont les individus qui, aux grandes heures du kolkhoze, du sovkhoze et du goulag – à l’origine, une « entreprise » d’exploitation forestière et minière, rappelons-le – n’ont même pas eu droit à un niveau de vie aussi enviable...

          La collectivisation de l’économie ne se laisse borner par rien et, en conséquence, l’on peut toujours considérer que toutes les chances de réussir lui ont été refusées, a fortiori lorsqu’il lui faut faire face, courageusement, aux hordes de saboteurs contre-révolutionnaires qui oeuvrent contre elle... Le communisme ne peut pas gérer la production nationale – gérer implique de changer, reconsidérer, renoncer, parfois – parce qu’il ne dispose pas des instruments de régulation qui lui permettraient de ce faire et surtout parce que ses schémas mentaux lui interdisent de s’en doter ! Il ne se réforme qu’au pied du mur, quand sa survie vient à en dépendre, quand son échec cinglant devient preuve expérimentale. Errare humanum est: l’erreur communiste est humaine. Perseverare diabolicum: l’idéologie communiste est inhumaine.

          Là encore, on m’objectera que ces remarques sont anachroniques. C’est bien, d’ailleurs, ce dont la stratégie de communication du Parti communiste français entend nous convaincre. Mais lorsque celui-ci nous explique que, loin de cautionner la xénophobie, il oeuvre en réalité pour la solidarité entre les travailleurs du monde, ceux que la rapacité du capitalisme jette les uns contre les autres, que nous joue-t-il? Il nous rejoue le coup de « l’ennemi du peuple », un rôle que dans la fantasmagorie communiste, l’entrepreneur, qu’on l’appelle « bourgeois », « koulak » ou « patron », est appelé à tenir pour l’éternité. Or, l’argument de l’exploitation du travail par le capital sous-jacent à cette « idée » remet évidemment en cause le fondement même de l’économie de marché. Le travail n’est pas une marchandise, nous explique-t-on. Donc, il ne revient pas au marché de déterminer le niveau des salaires. Cette mission doit revenir à un plan quelconque, chargé de garantir aux travailleurs un niveau de vie « décent ». Le principe de la protection sociale à la française procède effectivement d’une soustraction, au marché, d’une part substantielle (presque la moitié) du prix du travail. Et comme d’habitude, cette planification crée chômage, gaspillage et stagnation du pouvoir d’achat. Qu’à cela ne tienne: il en faut donc plus encore et surtout, il en faut partout.

          L’ultra-gauche aurait donc vocation à « dépasser le capitalisme » sans remettre en cause la démocratie ni les droits de l’homme. Mieux, le capitalisme serait l’ennemi de la démocratie ! L’imposture rhétorique du socialisme totalitaire se reconnaît bien là: pour autant, les partis communistes veillent généralement à se garder du genre d’accusations contenues dans cet article. En conséquence, ils ne disent pas qu’il faut « collectiviser l’économie »: leurs propositions socio-économiques demeurent obstinément floues. Ainsi croit-on comprendre qu’il faut nationaliser tel secteur, puis tel autre tout en dépossédant de facto les actionnaires et les entrepreneurs du pouvoir de décision économique, toujours l’air de ne pas y toucher. Sous entendu: et si cela ne suffisait pas, il faudrait aller plus loin.… Or, plus les mesures d’inspiration collectiviste altèreront le fonctionnement de l’économie « capitaliste » – celle dont la propagande continuera à fustiger le caractère chimiquement pur aussi longtemps que subsistera une entreprise privée – plus celle-ci se rapprochera du niveau de performance qui est celui du communisme. Il n’existe pas de loi tendancielle condamnant spontanément et naturellement le capitalisme à l’effondrement. Mais il est des prédictions auxquelles un long travail de sape peut finir par donner raison.…

          Je reconnaîtrai le caractère caricatural de mon propos le jour où le Parti communiste, m’ayant dit ce qu’il compte faire dans tel ou tel domaine, m’indiquera aussi les critères qui permettront de qualifier sa politique d’échec ou de succès, sans faux-semblant ni prétexte salvateur ad hoc. En attendant, je continuerai à le tenir pour ontologiquement totalitaire; « totalitaire », c’est-à-dire ne se laissant borner par rien d’autre que par l’évidence du vide. « Totalitaire », c’est-à-dire imputant l’intégralité de ses difficultés à des forces occultes, celles du grand capital hier, de la « mondialisation libérale » aujourd’hui, cet équivalent paranoïaque de ce qui, pour d’autres, prend la forme d’un « complot judéo-maçonnique ».

          La propagande du « non » s’est trop peu adressée au traité constitutionnel et bien trop à ce que l’Europe comporte de meilleur: son marché commun. Ce dernier a servi d’exutoire à toutes les peurs, de bouc émissaire à tous les archaïsmes. La France qui gagne les élections a peur de la Pologne, peur de la Chine, peur des États-Unis. Elle aura peur de l’Inde, demain comme elle avait peur de l’Espagne, hier. Un jour, peut-être, se mettra-t-elle à redouter la Somalie. Ne voit-on pas, en effet, ce que les pauvres sont capables d’inventer pour sortir de la misère? Heureusement, la France qui gagne les marchés produit et exporte partout dans le monde. Les élections qui se remportent sur la peur finissent par engendrer la haine. C’est dans l’insouciance, au contraire, que le libre commerce travaille pour la paix.

          Reprenons donc nos esprits. La France ni le monde ne sont en 2005 ce qu’ils étaient en 1930. Pour autant, notre civilisation n’est pas gravée dans le marbre de l’éternité. Soyons optimistes: puisque le pire n’est jamais certain, c’est sans doute que le mieux est possible. Mais le temps que la France a perdu ne sera jamais rattrapé. Les réformes qui n’ont pas été faites, les ressources qui ont été gaspillées, les énergies qui ont été dissuadées, les antiennes qui n’ont jamais été combattues, tout cela donne l’impression d’une impasse. C’est lorsque l’on est riche et bien portant que l’on doit réformer, lorsque l’on dispose d’assez de ressources pour assumer les coûts inhérents à toute transition.

          Nos gouvernants ont beau ne rien en dire, ils n’ignorent pas l’impérieuse nécessité qu’il y a à libérer l’économie française. Mais comment faire lorsque tout, dans les discours et les idées, s’y oppose? Et par où commencer dès lors que les facteurs de rigidité font système et que les pouvoirs publics n’ont plus un sou qui vaille, l’augmentation des impôts ne promettant rien d’autre qu’un renforcement des dynamiques en cours? Il faudra du courage, de la ténacité, de la lucidité, de l’imagination, assurément. Il faudra aussi changer son fusil idéologique d’épaule. Souhaitons en particulier que le Parti socialiste aura compris à quel point le fait de jouer avec le feu totalitaire de la démagogie antilibérale pouvait être dangereux. Le pire est loin d’être certain, sans doute. Mais depuis trente ans, au moins, il est urgent que le mieux devienne possible.
 

 

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