Montréal, 15 juin 2005 • No 155

 

OPINION

 

Mathieu Laine est avocat, chargé d'enseignement à l'université Panthéon-Assas (Paris II), et délégué général de l'Institut Turgot. Jean-Philippe Feldman est professeur agrégé des facultés de droit et avocat à la Cour de Paris

 
 

LE LIBÉRALISME, BOUC ÉMISSAIRE *

 

par Mathieu Laine et Jean-Philippe Feldman

 

          La victoire du « non » au référendum sur la Constitution européenne vient clore l'une des campagnes électorales les plus antilibérales de l'histoire politique française: alors que les partisans du « oui » voyaient dans le projet de Constitution le meilleur rempart contre « la mondialisation ultra-libérale », les partisans du « non » annonçaient que son adoption livrerait la France à « l'ultra-libéralisme européen ». Nous avons ainsi assisté à l'émergence d'une nouvelle forme de populisme dont le bouc émissaire n'est autre que le libéralisme. Après le triomphe du « non », l'opinion majoritaire laisse entendre qu'il s'agirait d'une victoire des anti-libéraux. Mais aurait-on dit autre chose si le « oui » l'avait emporté? Rien n'est moins sûr.

 

          La Constitution européenne n'est pourtant pas – comble du paradoxe – libérale! Pour les libéraux, une constitution devrait tout d'abord avoir pour objet non pas tant d'agencer les pouvoirs que de limiter le Pouvoir. Synthèse ambiguë, la Constitution européenne encourage à l'inverse l'augmentation et la centralisation des pouvoirs. Au-delà des domaines de compétence exclusive de l'Union européenne, la liste des domaines de compétence partagée avec les États membres est en effet impressionnante: marché intérieur, environnement, protection des consommateurs, transports, etc. Les principes de subsidiarité et de proportionnalité sont certes consacrés, mais au lieu d'être remontante, au lieu de partir de l'individu pour remonter jusqu'à l'Union européenne, la subsidiarité, concept fondamentalement libéral, est ici descendante. Le projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe n'instaure par ailleurs aucune véritable balance des pouvoirs: la Commission et le Parlement ne se font pas contrepoids et le judiciaire demeure le parent pauvre du texte.

          Pour un libéral, une constitution devrait également soumettre la prise de décision politique au respect des droits fondamentaux que sont la liberté, la responsabilité et la propriété afin de protéger les individus contre la tyrannie de la majorité et l'arbitraire du Prince. Or, lorsque le projet de Constitution européenne proclame que l'Union « oeuvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur [] une économie sociale de marché » et participe à l'avènement de la « justice sociale », il s'inscrit bien plus dans une dialectique sociale-démocrate que dans une dynamique authentiquement libérale.

          De même, le catalogue des nombreux « faux droits », issus de la Charte des droits fondamentaux et rassemblés dans la seconde partie de la Constitution (droit à la vie, droit à l'éducation, droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise, droit à une protection contre tout licenciement injustifié, droit à une aide sociale, droit à une aide au logement, etc.), sont des « droits-créances » – et non pas des vrais droits de l'homme – et n'auraient donc jamais trouvé leur place dans une véritable « Constitution de la liberté ».

          Certes, le droit de propriété est prévu… mais en dix-septième position sur cinquante-quatre articles, et il n'est consacré qu'en fonction de son « utilité sociale ». Quant à la « liberté d'entreprise », elle est bien rappelée à l'article précédent mais elle doit être entendue « conformément au droit de l'Union et aux législations et pratiques nationales ». Autant dire qu'elle n'est pas garantie. Même si, enfin, la Constitution reconnaît le droit de sécession de tout État membre et dispose que l'accroissement de la fiscalité communautaire demeurera soumis à la volonté unanime des États, comment ne pas s'inquiéter des termes de l'article I-53, relatif aux ressources propres de l'Union, qui prévoit que celle-ci « se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs et pour mener à bien ses politiques »?
 

« Le fait que de nombreux Français aient voté contre ce texte ne devrait pas, logiquement, être interprété comme un signe de défiance à l'encontre des solutions libérales. Le "non" l'ayant emporté, que va-t-il cependant se passer? »


          Cette « constitution » n'est donc pas, à proprement parler, libérale. Le fait que de nombreux Français aient voté contre ce texte ne devrait donc pas, logiquement, être interprété comme un signe de défiance à l'encontre des solutions libérales. Le « non » l'ayant emporté, que va-t-il cependant se passer? Au niveau européen, la France aura sans doute, pendant quelques temps, moins d'influence. D'aucuns s'en inquiètent. Mais lorsque l'on voit que le président français était parvenu, pour des raisons purement politiciennes, à brandir son fameux « modèle social français » (qui n'a, comme c'est étrange, séduit aucun pays de l'Est au sortir du communisme), pour faire céder les vingt-quatre autres pays de l'Union Européenne sur la Directive Bolkestein, alors même que la France, second exportateur mondial de services, aurait pu en tirer le plus grand profit, ne faut-il pas, non sans tristesse, y voir une bonne nouvelle? L'Europe a parfois – même si cela s'est produit moins souvent qu'on ne le dit – su tirer la France vers plus de liberté. Si les libéraux européens pouvaient effectivement avoir, grâce au « non » français, davantage de marges de manoeuvre pour imposer leurs vues, la France ne pourrait, par ricochet, qu'en tirer le plus grand profit.

          Au niveau national, du fait de l'anti-libéralisme triomphant tant chez les partisans du « oui » que chez les défenseurs du « non », il fallait s'attendre à ce que les autorités publiques annoncent un nouveau « virage social », envisagé avant même le résultat par M. de Villepin et supposé tenir compte de la volonté exprimée démocratiquement par le peuple français. Avec la victoire du « non », le président de la République risque d'ouvrir une période qui, sans rompre avec la stratégie molle des demi-choix non assumés (qui ne paye pourtant pas électoralement), devrait être encore plus étatiste, constructiviste et anti-réformatrice que la précédente. Une telle perspective avait d'ailleurs fait hésiter une partie des libéraux à se prononcer, politique intérieure oblige, contre une constitution qui ne correspondait pourtant pas à leurs idéaux de liberté et de responsabilité. Le pire serait donc à venir.

          La France aurait pourtant bien besoin d'un véritable « tournant social », qui ne perpétuerait pas des recettes anciennes mais qui ouvrirait la voie à une nouvelle politique de désengagement étatique rapide de la sphère économique, de renforcement énergique de la flexibilité du travail et de récompense véritable du mérite et de l'effort. Car un pays où l'on donne la possibilité, grâce à une réforme fiscale audacieuse et à une révision profonde du droit du travail, à ceux qui ont perdu leur emploi (et souvent leur dignité) d'en retrouver un autre très rapidement et où le taux de chômage tombe à 4% est bien plus juste et plus efficace, sur le plan social, qu'un pays où le taux de chômage reste à 10% et où l'on promet, en guise de solution, l'aide impossible d'un État obèse et déresponsabilisant. Cette politique, authentiquement libérale et couronnée de succès partout où elle a été mise en oeuvre, n'a pourtant jamais été appliquée en France.

          Face à cette crise politique, qui n'est pas sans rappeler le choc du 21 avril 2002 et qui traduit, avec la montée des extrêmes, une profonde défiance des électeurs à l'égard des politiques sociales-démocrates des gouvernement de droite comme de gauche, les hommes politiques devraient saisir la chance de rompre enfin avec les échecs du welfare pour sortir de l'« exception » française et emprunter, avec énergie, confiance et conviction, la voie novatrice du workfare. Mais qui en aura le courage?

          Que le « non » soit antilibéral ou pas, personne ne peut le savoir: il y a tant de « non » différents! En revanche, une chose est plus que jamais certaine: la France, qui s'effondre chaque jour davantage, ne pourra supporter les conséquences d'une énième surenchère sociale. Elle doit désormais changer de modèle de société. Et seule une société de liberté permettra à ce pays de remonter la pente.

 

* Cet article a d'abord été publié dans Le Figaro, le 8 juin 2005.

 

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