Montréal, 15 juillet 2005 • No 156

 

OPINION

 

Jean-Luc Migué est Senior Fellow de l'Institut Fraser et auteur de Le monopole de la santé au banc des accusés, Montréal, Éditions Varia, 2001.

 
 

LA « CRISE » DE NON-ASSURANCE DANS LE RÉGIME DE SANTÉ AMÉRICAIN

 

par Jean-Luc Migué

 

          La prétendue « crise » de non-assurance aux États-Unis suscite les plus invraisemblables alarmes chez les étatistes de toute couleur. Avec le récent jugement de la Cour Suprême du Canada qui entrouvre la porte à la contestation du monopole d'État, la question ne peut manquer de remonter à la surface. Les derniers faits révélés par l'étude de Goodman et al. ci-dessous permettent d'éclairer le débat.

 

          La question du défaut d'assurance de 45 millions d'Américains que l'opinion aime stigmatiser suscite depuis toujours les réflexions suivantes: une large proportion des non-assurés a accès aux soins dans les hôpitaux publics; une large part aussi a les moyens d'obtenir l'assurance mais s'en prive volontairement (6 millions de personnes admissibles à l'assurance publique qui, pour une raison ou pour une autre, choisissent de ne pas s'y inscrire); 48% des non-assurés sont des diplômés universitaires et des chômeurs en transition entre deux emplois; près du tiers des non-assurés jouissent d'un revenu supérieur à 50 000 dollars; 60% des non-assurés sont des jeunes de moins de 35 ans qui jugent rentable de ne pas s'assurer parce que le besoin de soins à cet âge est faible.

          Au total, c'est moins du tiers des non-assurés qui vivent cette condition de façon constante; et enfin on ne distingue pas de différences sensibles entre leur état de santé et celui des assurés. La « crise » de la non-assurance résulte essentiellement de la décision du grand nombre d'exercer leur libre choix. Le calcul nous amène à conclure qu'il se trouve une catégorie de personnes particulièrement mal servies par les règles en place. Il s'agit des bas salariés d'entreprises de moins de 10 employés qui n'offrent pas l'assurance au travail. Ils ont trop de revenus pour être admissibles aux prestations de Medicaid, mais pas assez pour pouvoir s'offrir individuellement la couverture minimale. On estime à huit millions le nombre de ces défavorisés.

          D'autres faits sont venus à l'attention du public depuis(1). Fait paradoxal, le nombre de non-assurés s'élève dans les années 1990, qui a pourtant été une période de hausse marquée du revenu. Autre fait paradoxal, a priori, le nombre de non-assurés chez les gens qui gagnent de 50 à 75 000 $ augmente de 57%, mais il augmente de 114% dans les ménages qui gagnent plus de 75 000 $. En 1996, 59% des individus sans assurance appartenaient à la classe des bas revenus, 27,3% à celle des revenus moyens et 13,6% à la catégorie des revenus supérieurs. Or voici qu'en 2001, les ratios étaient passés respectivement à 54,2%, 28,5 et 17,3%. Une explication s'impose.

          Constatons donc que la presque totalité de la hausse du nombre de non-assurés s'observe dans la catégorie des acheteurs « directs » d'assurance, par apposition aux assurés des régimes d'employeurs. Il s'avère que de 1994 à 1999, le nombre de ces acheteurs directs était tombé de 5 millions d'individus.
 

« La "crise" de la non-assurance résulte essentiellement de la décision du grand nombre d'exercer leur libre choix. »


          Ces quelques données en place, on peut maintenant affirmer que cette évolution est entièrement imputable aux réglementations des États américains qui rendent rationnelle la décision de délaisser l'assurance santé. Deux dimensions particulières de cette réglementation sont à retenir: la garantie légale d'obtenir l'assurance, quelle que soit l'état de santé de l'assuré éventuel et la tarification « communautaire » uniforme. La première disposition fait que l'individu est assuré de pouvoir acheter l'assurance santé au moment qu'il choisira, dans la mesure où la société d'assurance n'a pas le droit légal de la lui refuser. La deuxième disposition fait en sorte que la prime d'assurance exigée d'un individu s'inscrit obligatoirement au niveau moyen de toutes les primes d'une région, indépendamment de l'état de santé ou de l'âge du demandeur.

          Deux incitations perverses s'exercent donc sur les gens. Il devient financièrement avantageux pour quiconque de décliner l'assurance tant que son état de santé est bon. Et il devient financièrement avantageux pour quiconque d'attendre de tomber malade avant d'acquérir la moindre couverture d'assurance. C'est ainsi que les onze États qui dans les années 1990 imposaient le plus nettement l'une et l'autre de ces contraintes comptaient pour 26% de la hausse du nombre de non-assurés (40% de la baisse des achats « directs » d'assurance), bien qu'ils ne représentent que 21% de la population.
 

Leçons à dégager:

 

1) Les critiques, particulièrement sensibles aux imperfections qu'ils décèlent abondamment dans le marché, prônent l'assurance obligatoire universelle et l'imposition de primes indépendantes de l'état de santé, directement par l'État comme maintenant ou par réglementation. On découvre ainsi que, loin de corriger les « imperfections du marché », l'intervention publique les amplifie souvent. La sélection adverse associée à l'assurance commerciale se trouve amplifiée par les lois qui offrent à rabais aux gens les plus en moyens l'occasion de s'assurer seulement au moment où ils deviennent malades. Ce qui grossit le problème de la sélection adverse par laquelle seuls les plus malades veulent s'assurer.

2) On sait par ailleurs que l'État amplifie aussi le risque moral (moral hazard): « la gratuité » suscite chez les gens de classe moyenne une consommation accrue et des services plus coûteux.

3) Finalement, il nous faut reconnaître la sagesse du Petit Prince qui admettait tristement que « rien n'est parfait ». Il existe un degré de risque optimal et d'anti-sélection optimale qu'on ne saurait corriger par la recherche de la perfection par l'État.

 

1. Principalement dans J.C. Goodman, G.L. Musgrave et D.M. Herrick, Lives at Risk: Single-Payer National Health Insurance Around the World, Rowman & Littlefield, 2004.

 

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