Montréal, 15 juillet 2005 • No 156

 

OPINION

 

Pascal Tripier-Constantin est consultant Patrimonial, diplômé de l’institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence et titulaire d’un Master de Géopolitique.

 
 

POURQUOI LE LIBÉRALISME A-T-IL TANT DE MAL À S'IMPOSER EN FRANCE?

 

par Pascal Tripier-Constantin

 

          Le vent antilibéral qui a soufflé lors de la campagne pour le référendum à bien montré, s’il fallait le rappeler, que les Français regardent d’un très mauvais oeil le libéralisme. En fait, La France n’a jamais connu au cours de son histoire de grandes périodes libérales. Nous vivons aujourd’hui au sein d’une démocratie dite libérale, mais notre société et notre modèle, lui, ne l’est pas.

 

          Alors pourquoi le libéralisme a-t-il tant de mal à s’imposer en France? À la manière d’un Frédéric Bastiat, j’envisagerai tout d’abord ce qui se voit et ce qui se dit habituellement face à la question posée, puis je tacherai de faire la lumière sur ce qui se voit moins, éclairages d’ordre anthropologique et historique.

Ce qui se voit, ce qui se dit

          Pour expliquer pourquoi le libéralisme n’a pas de prise en France, on évoque plusieurs caractéristiques pertinentes de notre pays:

• La France possède un État historiquement fort. La France est en effet une construction militaire de l’État. Alors qu’au 17e siècle les Provinces-Unies (Hollande) et l’Angleterre institutionnalisaient la défense des libertés individuelles, la monarchie absolue d’un Louis XIV parachevait la toute puissance de l’État.
• Un 20e siècle déchirant où l’identité nationale fut mise à rude épreuve. L’union et la solidarité nationales furent de mise pour lutter contre les menaces extérieures.
• Un parti communiste très fort après la guerre avec lequel les gouvernements en place à commencer par le gouvernement provisoire du Général de Gaulle, durent composer.
• Un enseignement national dominé par un programme collectiviste (plan Langevin-Wallon, Loi d’orientation Jospin, …) et une puissance syndicale démesurée au sein du ministère de l’Éducation nationale, monopole d’État.

          On pourrait donc penser que les Français subissent un héritage collectiviste et étatiste qui leur empêche de voir les atouts du libéralisme et donc de devenir libéraux. Il suffirait de faire connaître les bienfaits du libéralisme pour que la population française l’adopte. Il suffirait qu’un homme politique courageux entreprenne des réformes radicalement libérales pour que la population constate rapidement dans sa vie quotidienne les bienfaits du libéralisme.

          Si l’héritage étatiste et collectiviste est effectivement pertinent pour expliquer la faiblesse du libéralisme en France, il serait cependant bien trop imprudent de penser que seul le voile de l’ignorance ou de l’idéologie cache aux Français les lumières du libéralisme. Les libéraux français n’ont jamais porté un regard anthropologique sur les Français et sur les régions du monde où le libéralisme a été inventé et institutionnalisé. Qui sont ces gens qui acceptent l’esprit libéral et l’érigent en modèle de société? Sont-ils différents des Français?

Ce qui se voit moins

          Où est-ce que le libéralisme est né, s’est développé et s’est institutionnalisé? Poser cette question c’est se demander quel genre de peuple a inventé et s’est accaparé l’esprit libéral. L’anthropologie familiale nous donne des éléments de réponse très pertinents pour comprendre pourquoi l’attachement à la liberté individuelle s’est développé dans certains pays et pas dans d’autres.
 

« Les pays qui ont accouché du libéralisme (le monde anglo-saxon, la Hollande, Le Danemark, la France) ont tous un point commun: ils font vivre sur leur sol le même type de structure familiale: la famille nucléaire absolue. »


          Les pays qui ont accouché du libéralisme (le monde anglo-saxon, la Hollande, Le Danemark, la France) ont tous un point commun: ils font vivre sur leur sol le même type de structure familiale: la famille nucléaire absolue. Elle est majoritaire dans le monde anglo-saxon, faiblement majoritaire en Hollande et au Danemark. En France, il existe un type familial proche, la famille nucléaire égalitaire, mais minoritaire dans le pays.

          La famille nucléaire absolue se caractérise par une relation « libérale » des parents avec leurs enfants. La vie à l‘extérieur de la famille est encouragée par les parents. L’anthropologue anglais Alan Macfarlane a remarqué la pratique du sanding out dès le 13e siècle. Les enfants des familles anglaises sont envoyés loin de chez eux dès l’age de 10 ans. En aucun cas, ils ne resteront dans leur famille. Les enfants comprennent très vite qu’ils doivent faire leur vie à l’extérieur de leur famille (voir Alan Macfarlane, Marriage and love in England 1300-1840). La famille nucléaire absolue développe donc des valeurs d’autonomie individuelle et d’affirmation de sa personnalité. Le lien existant entre la famille nucléaire absolue et la revendication des libertés individuelles doit être sérieusement pris en compte.

          La situation anthropologique de la France est bien différente que celle de l’Angleterre et du monde anglo-saxon (voir Emmanuel Todd, L’invention de l’Europe et A. Macfarlane, The Origins of English Individualism). Alors que la famille nucléaire absolue anglaise est nettement majoritaire sur le territoire, la France, elle, fait vivre quatre systèmes familiaux différents dont deux dominants: au nord, la famille nucléaire égalitaire (proche de la famille anglaise), au Sud, la famille souche et communautaire (respectivement proche de la famille allemande et russe). Fondamentalement, les familles nucléaires sont plus aptes à générer de l’individualisme indispensable pour l’établissement du libéralisme alors que les familles souche et communautaire s’établissent sur des principes holistes en totale contradiction avec les valeurs libérales.

          Le paysage anthropologique français n’est pas homogène comme l’est l’Angleterre ou l’Allemagne. La France fait vivre sur son territoire une diversité anthropologique qui développe des valeurs divergentes et contradictoires. Le libéralisme doctrinaire ne dispose pas en France d’une assise anthropologique suffisamment forte pour s’installer facilement.

          Est-ce que le libéralisme va s’imposer en France ces prochaines années? Mon hypothèse est que la diversité anthropologique et la trajectoire historique de la France ne permettent pas de mettre en place un libéralisme à l’anglo-saxonne. Les mesures radicales à la Thatcher que nombre de libéraux attendent pour notre pays déclencheraient des mouvements sociaux de type révolutionnaire. On ne peut pas faire accepter un libéralisme radical dans notre pays sans de graves ruptures.

          Néanmoins, nous devons engager des politiques libérales de toute urgence, mais prenons garde au radicalisme des mesures qui pourraient provoquer un effet boomerang contre productif si elles manquaient d’intelligence et de connaissance de notre pays. Il nous faut inventer un libéralisme à la française collant avec les réalités de la population de la France et non un libéralisme dogmatique et aveugle des réalités françaises.

 

Bibliographie sommaire

• Alan Macfarlane, The origins of english individualissm, the family, property and social transition 1200-1900, Basil Blackwell, 1978
• Alan Macfarlane, Marriage and Love in England 1300-1840, Basil Blackwell, 1987
• Emmanuel Todd, L’invention de l’Europe, 1500-1990, Seuil, 1990
• Emmanuel Todd, Le destin des immigrés, assimilation et ségrégation des immigrés dans les sociétés occidentales, Seuil, 1994
• Pascal Tripier-Constantin, L’esprit d’une nation, les Français dans le nouveau siècle, Textes et Prétextes, 2004.
 

Quelques sites Web

www.alanmacfarlane.com
Mon blogue: www.toussaintl.blogspot.com

 

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