Montréal, 15 juillet 2005 • No 156

 

OPINION

 

Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.

 
 

QUELQUES PRINCIPES DE RÉFORME DANS LE SENS D'UNE PRIVATISATION DE L'ÉTAT

 

par Erwan Quéinnec

 

          L'État est-il soluble dans la liberté? Peut-être mais à condition de le réformer dans des proportions qui relèvent actuellement de l'utopie. Et pourtant, la théorie constitutionnaliste moderne s'est bâtie sur le souci de borner les prérogatives juridiques de l'État. La théorie économique classique, quant à elle, ne l'a jamais envisagé que comme un pis-aller, dont le champ d'intervention devait être minimal. Et l'on peut valablement soutenir, d'un point de vue individualiste et libéral, que rien ou presque de ce que l'État fait d'utile ne pourrait être entrepris plus efficacement par des organisations privées. Car si l'on peut avoir le socialisme dans la liberté, on ne peut avoir la liberté dans le socialisme.

 

          Nos socio-économies sont complexes et évolutives, et c'est précisément pourquoi l'État, caractérisé par l'irrationalité et la rigidité, n'est pas taillé pour gérer activement leur morphogenèse. En inférer une condamnation de principe de tout ce qui serait institution de solidarité, régulation, contrôle, sensibilisation, etc. serait non seulement absurde mais parfaitement antinomique avec l'enseignement des théories de la liberté: nul ne peut anticiper les formes susceptibles d'être revêtues par l'action humaine lorsqu'il s'agit de satisfaire l'aspiration des individus au bien-être.
 

Un État qui peut servir

          Si l'on considère que l'idée de nation correspond à quelque chose de réel (une communauté de langue, notamment), on peut parfaitement concevoir que des groupes d'individus acceptent de se doter d'institutions communautaires de gouvernement et y trouvent avantage. L'État peut sans doute, dans certaines situations, économiser des coûts de décision, éliminer des goulets d'étranglement et édicter des normes susceptibles de recevoir un véritable assentiment général, en sus de sa fonction militaire, que je crois incontournable. Il peut, dans le cadre de règles drastiques de fonctionnement et de désignation, jouer le rôle d'une « surcapacité institutionnelle », d'autant plus facilement dotée en ressources que l'économie fonctionnerait librement. Fondamentalement, je ne crois pas que l'autorité publique ait d'autre spécificité que la fonction militaire. Toutefois, les libéraux, comme les autres, doivent accepter de se laisser surprendre: c'est donc moins une borne substantielle qu'une borne juridique qu'il convient d'opposer au rôle de l'État, soumettant ce dernier au principe inviolable de la liberté individuelle. On peut en effet envisager un État qui puisse servir dès lors que serait contenue sa vocation éprouvée à asservir.

          Sans doute peut-on imaginer certaines évolutions possibles allant dans ce sens, quoique insuffisantes: la décentralisation en fait partie, lorsqu'elle ne donne pas à tel ou tel despote régional le pouvoir de koulakiser le contribuable, comme cela est hélas le cas dans maintes régions françaises. Autre évolution intéressante, inscrite en filigrane dans la fameuse et tant décriée « directive Bolkestein » de la Commission européenne: si les citoyens d'un pays de l'Union européenne pouvaient choisir le droit national auquel ils se réfèrent quant à l'accomplissement de leurs actes – en accord avec leurs co-contractants, bien entendu –, le processus concurrentiel jouerait en faveur de l'élection des systèmes juridiques les plus manifestement serviables. On comprend la haine suscitée par une telle idée, en France, un pays dans lequel la congruence, la pertinence et l'efficacité du droit s'apprécient très largement en fonction d'intérêts oligarchiques.

          Plus fondamentalement, il « suffirait » d'appliquer aux individus les principes du droit inter étatique et à l'État les règles du droit privé pour que la liberté y trouve très avantageusement son compte. Le droit international interdit par exemple qu'un pays quelconque en agresse un autre, sauf le cas où ce dernier agirait d'une manière menaçante « pour la paix et la sécurité internationale » (chapitre VII de la Charte des Nations Unies). Ce motif de police internationale a, ces dernières années, fait l'objet d'une interprétation élargie aux exactions commises par un État à l'encontre de sa propre population (ce qu'on a appelé le « droit d'ingérence humanitaire »). Il est bien évident qu'une telle extension, aussi moralement justifiable soit-elle, porte en elle les germes d'une dénaturation progressive de la règle, comme le concept de « guerre préventive » avancé à propos de l'intervention américaine en Irak l'a mis au jour. Il n'en reste pas moins que le droit d'ingérence humanitaire ne se comprend que par rapport à une règle fondamentale de non-intervention, d'inspiration tout à fait libérale.

          En effet, il « suffirait » de répliquer à l'échelle des individus les principes qui valent pour les États-nations pour que l'idée de souveraineté individuelle devienne une réalité juridique. Dans un tel cadre, l'autorité publique agirait en tant que représentante d'une assemblée d'individus régie par le principe d'inviolabilité de chacun et unie autour de questions d'intérêt collectif librement et souverainement débattues: une sorte de giga association sans but lucratif, gouvernée par les principes de droit privé qui valent pour cette dernière.
 

Concurrence et subsidiarité

          Supposons qu'un tel État se donne telle ou telle mission, non définissable a priori mais laissant intact le double principe de concurrence et de subsidiarité, consubstantiel au principe de liberté individuelle, lui-même méta-juridique. Les missions sont votées par l'assemblée démocratiquement élue, en vertu de certaines règles de quorum et leur mise en application revient au gouvernement, selon la traditionnelle répartition des rôles entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif: il va en effet de soi qu'en vertu des principes régissant une gouvernance associative orthodoxe, c'est l'assemblée générale (ou son représentant, le conseil d'administration) qui donne mission au gouvernement (la direction générale) d'agir dans tel ou tel sens et non, comme cela est hélas si caractéristique du régime français, le gouvernement qui enjoint l'assemblée d'entériner tout ce qu'il lui soumet (lorsqu'il ne légifère pas par ordonnances).

          Le problème essentiel d'une telle assemblée serait de voter les impôts car c'est bien là que, généralement, le bât blesse. Par exemple, une capitation serait chargée de financer le coeur de l'appareil public (les fonctionnaires et les militaires); son principe nécessairement égalitaire pourrait avoir valeur constitutionnelle, faisant de chaque contribuable une sorte de membre cotisant de l'État associatif. Son montant serait chaque année soumis à la délibération de l'assemblée législative, elle-même encadrée par un certain nombre de garde-fous destinés à protéger le contribuable contre tout excès d'allégresse fiscale: par exemple, un droit de sécession ou de pétition fiscale (une sorte de transposition au contribuable des principes de protection accordés aux réfugiés politiques) et/ou une borne constitutionnelle (l'indexation d'un maximum de croissance de l'impôt sur tel ou tel indicateur). Bien entendu, l'assemblée aurait tout loisir de voter une diminution de l'impôt et une réduction corrélative des frais de fonctionnement de l'État, ce qui exclut de facto que les fonctionnaires jouissent d'une sécurité absolue de l'emploi. Quant aux candidats à la députation, ils seraient astreints à une profession de foi – une déclaration de politique générale – esquissant les grandes lignes de leur action législative durant le temps de leur mandat. Cette déclaration engagerait leur responsabilité devant les citoyens, le mandat électif devenant impératif. Ainsi, telle association de citoyens aurait la faculté de saisir une cour constitutionnelle en cas de trahison supposée du mandat, à charge pour la cour d'en juger et de sanctionner le fautif éventuel, au besoin en le démettant de sa fonction parlementaire.
 

« L'autorité publique agirait en tant que représentante d'une assemblée d'individus régie par le principe d'inviolabilité de chacun et unie autour de questions d'intérêt collectif librement et souverainement débattues: une sorte de giga association sans but lucratif. »


          D'autres impôts pourraient être votés par l'assemblée, à condition d'être très clairement affectés à des missions opérationnelles elles-mêmes définies (un dispositif d'aide aux personnes handicapées, une réglementation antipollution, une campagne de santé publique, un fonds d'allocation de bourses scolaires, etc.). Il serait alors judicieux d'appliquer à la levée de nouveaux impôts les règles extraordinaires s'appliquant aux assemblées d'actionnaires désireuses d'augmenter leur capital. L'État ayant hélas naturellement tendance à étendre sans cesse le champ de ses interventions, il conviendrait ainsi que tout nouvel impôt soit voté à une majorité qualifiée, par exemple, une majorité de deux tiers des représentants élus. Une minorité de blocage parlementaire, comme il en existe au sein des assemblées d'actionnaires, aurait ainsi le pouvoir de s'opposer à la prédation financière des pouvoirs publics. Il en serait de même pour toute décision d'endettement consécutive aux demandes d'autorisation de dépassement de budget que les administrations transmettraient à l'assemblée et dont l'échéancier et les sources de remboursement seraient obligatoirement rendus publics, dans un souci de transparence financière.

          Les missions opérationnelles devraient bien entendu respecter le double principe de concurrence et de subsidiarité, ce qui pourrait donner lieu à plusieurs dispositifs, inspirés de la gestion associative. Chaque administration chargée de piloter telle ou telle mission le ferait à partir d'une dotation initiale et selon des modalités qu'il lui appartiendrait de mettre librement en oeuvre. Elle aurait toutefois l'obligation de produire un compte annuel d'emploi des ressources, permettant d'identifier aussi rigoureusement que possible le coût de revient du service produit; à l'impôt initialement affecté au financement administratif se substituerait progressivement un prix de revient du service public, rendant une tarification possible. Cette information pourrait être susceptible de maintes utilisations: elle pourrait notamment constituer une base d'appréciation pour la cour des comptes indépendante chargée d'évaluer le service public et de le sanctionner en cas de malveillance ou inefficacité avérées. Par ailleurs, outre son droit de sécession ou de pétition, tout contribuable pourrait avoir la liberté de s'affranchir de l'impôt en affectant l'équivalent du tarif public à une mission analogue, mise en oeuvre par le secteur privé (l'une des manières de s'affranchir de l'impôt étant bien entendu de créer sa propre association ou entreprise, sur le créneau occupé par l'administration publique!). Enfin, on peut concevoir que, passé un délai d'incubation financière, il soit demandé à la mission de s'autofinancer intégralement, via la tarification ou la collecte de fonds privés, l'impôt n'ayant alors qu'une vocation transitoire de financement.

          Dans un tel régime, il est évidemment important que l'administration soit propriétaire des recettes générées par son activité, ces dernières étant notamment affectées aux augmentations de salaires. Un tel système, rigoureux et incitatif, encouragerait les administrations à optimiser leur gestion de trésorerie – une évolution qui, n'en doutons pas, réconcilierait quantité de fonctionnaires avec le principe du marché financier – et à générer tous les gains de productivité possibles, via l'innovation technologique ou managériale.
 

Les conditions d'une saine gestion

          Concurrence, incitation, rigueur et menace de faillite sont les conditions sine qua non d'une saine gestion de l'argent public, celles qui ont cours lorsqu'il s'agit de gérer l'argent privé, dont la rareté et la non-reproductibilité n'échappent généralement pas à ses propriétaires. Les conditions de leur mise en oeuvre demeurent difficiles, en ce que l'output public se laisse difficilement mesurer; mais il suffirait que l'argent public devienne rare, lui aussi, pour que les incitations à l'origine de toute démarche d'évaluation jouent correctement leur fonction allocative(1).

          À ces principes de rigueur et de rationalité financière, on doit ajouter un principe absolument essentiel de gouvernance, lui aussi caractéristique du fonctionnement associatif: dans les associations, les salariés ne sont pas éligibles aux fonctions « législatives » (le conseil d'administration). Souvent même, ils n'ont pas la qualité d'électeur, qu'ils soient membres ou non. Cette restriction n'empêche nullement la littérature académique, toutes disciplines confondues, d'ériger l'association en symbole de l'exemplarité démocratique. Or, dans ce système, l'éligibilité est conditionnée à un sacrifice matériel net en temps et/ou argent. De la sorte, le conseil d'administration garantit (théoriquement…) que des considérations matérielles ou corporatistes ne viendront pas altérer la finalité théorique de l'association.

          Le fonctionnement de l'État français et la composition de ses assemblées délibératives démontre à lui seul combien l'esprit de la règle associative gagnerait à lui être imposée. Il serait en effet salutaire que les fonctionnaires soient inéligibles, de manière à ce qu'ils ne légifèrent pas en fonction de leur intérêt « de classe ». L'administration publique demeurerait ainsi « au service » et non « aux commandes » comme il en va (théoriquement, j'insiste…) dans la structure associative. Une part substantielle des maux de l'État français vient de ce que les puissances corporatives qui l'investissent détournent le service public à leur profit. Et qu'évidemment, une assemblée augmentera d'autant plus commodément la pression fiscale que ceux qui la subissent se trouvent en dehors et ceux qui en bénéficient, dedans. Au contraire, une assemblée de contributeurs « nets » aurait moins de scrupules à voter des diminutions d'impôts. Et sa décision de l'augmenter serait aussi peu suspecte d'opportunisme – la légitimité de l'impôt s'en trouverait augmentée – que de légèreté – ceux qui savent ce que gagner sa vie veut dire sont moins enclins que quiconque à badiner avec l'impôt.

          Ces principes interdépendants constituent des vecteurs, des sources d'inspiration, de réflexion, de débat. Ils ne promettent pas la panacée universelle ni le paradis libéral sur Terre. Ils ne disent pas tout et même presque rien de ce que leur application requiert ni du coût de fonctionnement qu'ils induisent. Ils laissent bien des sujets en suspens. Et l'on pourra avec raison considérer qu'ils accordent encore trop de place au pouvoir discrétionnaire de la puissance publique.

          Mais par les temps idéologiques que la récente campagne référendaire a, en France, mis en exergue, ces principes vont dans le sens d'une restitution à la démocratie de son sens véritable. Car l'histoire démontre, bien au-delà de nos péripéties électorales surinterprétées, qu'une démocratie crédible doit s'appuyer sur des garanties institutionnelles plutôt que de se laisser travestir par ceux qui savent instinctivement ce que le peuple désire, lorsque ce dernier vote pour un oui ou pour un non. La démocratie populaire a livré des preuves édifiantes de sa réussite. Celle de la liberté est toujours à expérimenter.

 

1. Un peu de publicité personnelle: j'ai traité de cette question, sur un mode académique (et circonscrit aux ONG), dans l'article suivant: « La performance opérationnelle des ONG humanitaires, une analyse en termes d'enjeux institutionnels », revue Tiers Monde, no 175, troisième trimestre 2003.

 

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