Montreal, 15 août 2005 • No 157

 

OPINION

 

Francis Dumouchel est étudiant en droit à l'Université de Montréal.

 
 

L'ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE
OU UNE RELIGION?

 

par Francis Dumouchel

 

          Une critique fréquemment émise par les opposants au capitalisme est que la tradition néoclassique tente d'imposer des lois artificielles et quasi-mystiques pour expliquer le système économique, alors qu'un « autre monde » est possible. Cette position n'est pas complètement farfelue, mais cela ne signifie pas que l'économie doit souffrir de relativisme idéologique, changeant selon l'opinion publique ou la volonté politique. Les principes de l'École autrichienne peuvent nous aider à comprendre la nature réelle de l'étude économique(1).

 

Ni science…

          Le point qui distingue de façon la plus marquée l'École autrichienne de l'orthodoxie économique actuelle (qu'on nomme École de Chicago ou néoclassique, représentée par Milton Friedman) est leur épistémologie, c'est-à-dire la méthodologie utilisée pour acquérir des connaissances nouvelles. Les néoclassiques adoptent une méthodologie empirique empruntée aux sciences naturelles et dérivée des idées de Karl Popper(2). Ce dernier soutenait que les hypothèses scientifiques doivent être falsifiables et non vérifiables (il est possible de démontrer leur inexactitude, mais jamais de les confirmer définitivement). Par conséquent, les lois économiques néoclassiques ne sont pas du tout rigides comme le prétendent les antilibéraux. Au contraire, elles sont plutôt fragiles puisqu'une simple étude statistique serait susceptible de renverser la loi des avantages comparatifs (qui explique les effets bénéfiques du libre-échange) ou même les lois de l'offre et de la demande…!

          La méthodologie autrichienne rejette tout lien avec les sciences naturelles pour la simple raison que les humains ont la faculté de choisir; leur comportement n'est pas fixe et déterminé comme celui des choses inanimées ou irrationnelles. Donc, la seule façon d'élaborer des théories économiques (concernant un choix en présence de rareté et d'incertitude) est de les déduire logiquement à partir d'un axiome (proposition évidente). Un axiome n'est pas évident au sens qu'il est facile de le comprendre, il est évident parce qu'il se prouve de lui-même et est impossible à contredire.

          Par exemple, l'axiome de l'argumentation (ou de la logique) est impossible à contredire puisque la seule manière de le faire tomber serait d'argumenter. Ainsi, selon les autrichiens, l'axiome fondamental de l'économie est celui de l'action, qui énonce que les humains utilisent des moyens pour arriver à des fins (ces moyens et ces fins sont subjectifs et n'ont pas besoin d'être « rationnels » au sens d'« objectivement justifiés »). Voilà pourquoi Mises appelle l'économie « la science de l'action humaine » ou praxéologie.

          Les principes découlant logiquement d'un axiome ne peuvent être contredits par la réalité observable. Par conséquent, il est impossible de formuler des lois sur le comportement humain à partir de données historiques. L'étude de l'histoire est utile, mais elle ne peut nous permettre de prévoir les actions humaines pour l'avenir. En résumé, la pratique ne peut jamais invalider la théorie. Par exemple, la Grande Dépression de 1929 ou la faillite d'Enron ne « prouvent » pas l'échec du capitalisme. La seule manière d'expliquer ces événements est d'utiliser la théorie(3). De ce fait, nous pouvons affirmer que l'économie n'est pas une science pure ou expérimentale. Évidemment, elle est une science au sens qu'elle étudie quelque chose, mais il importe d'éviter de considérer les humains comme des particules inconscientes qui s'agitent dans l'éprouvette de l'économiste ou en tant que simples parties de ses équations compliquées.
 

« La méthodologie autrichienne rejette tout lien avec les sciences naturelles pour la simple raison que les humains ont la faculté de choisir; leur comportement n'est pas fixe et déterminé comme celui des choses inanimées ou irrationnelles. »

 

…ni religion

          D'un autre côté, l'économie n'est pas non plus une question d'opinion et ne varie pas selon l'époque ou le lieu où elle est étudiée. Si l'approche déductive de l'École autrichienne est dénoncée comme étant caractéristique des sociétés préscientifiques par les positivistes, d'autres reprochent au « néolibéralisme » son « cortège de recettes miracles héritées du XIXe siècle »(4). Tantôt on critique l'économie parce qu'elle ne tiendrait pas suffisamment compte des autres sciences humaines (« on ne construira pas un paradis économique sur un cimetière social, environnemental, culturel et politique »(5)), tantôt on mentionne tout bonnement qu'elle ne devrait pas se préoccuper uniquement de « la promotion [du] marché dans toutes les sphères de la vie quotidienne »(6).

          L'idée que les lois économiques sont en contradiction inhérente avec les autres aspects de l'expérience humaine est dangereuse et mensongère. Les autrichiens insistent sur le caractère amoral (value-free) de l'économie; cette dernière ne dit pas si une certaine mesure doit être poursuivie ou non, elle explique par contre ce qui fonctionne ou pas.

          Par exemple, l'économie peut dire que le socialisme rend impossible l'allocation rationnelle des ressources(7) ou que l'imposition d'un salaire minimum va causer du chômage. Ces conclusions allant souvent à l'encontre de l'utopie collectiviste, les défenseurs de cette dernière tentent de discréditer l'économie pour la contourner. Malheureusement, il est impossible d'ignorer la rareté et l'incertitude; l'économie n'a jamais prétendu vouloir créer un paradis, en revanche elle explique comment l'être humain agit dans le monde réel.

          Les socialistes, les keynésiens, les néoclassiques et les autrichiens ne peuvent avoir tous raison à la fois. La justesse d'une théorie implique nécessairement l'exclusion des autres. Le système démocratique propage la conception absurde que toutes les idées sont bonnes. L'économie ne fait aucunement appel à la foi; il est tout à fait possible de contredire les autrichiens en démontrant une faille dans leur logique. Dans le cas contraire, leurs principes seront universels et transcenderont le temps et l'espace.

          En fin de compte, l'économie n'est ni une science pure ni une religion. Elle est une science humaine théorique. La compréhension de cet état des choses est essentielle pour aborder l'économie de façon sensée. Espérons que les principes de l'École autrichienne réussiront à renverser l'idéologie néoclassique dominante et à reconstruire les fondations de l'économie contemporaine.

 

1. Cet article est essentiellement un résumé des principes énoncés entre autres dans les oeuvres suivantes: Hans-Hermann HOPPE, « Economic Science and the Austrian Method », Auburn (AL), Mises Institute, 1995; Ludwig von MISES, Epistemological Problems of Economics, Auburn (AL), Mises Institute, 2002; Ludwig von MISES, Human Action: A Treatise on Economics, 4th ed., Irvington (NY), Foundation for Economic Education, 1996, chapitre 2.
2. Voir: Karl POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, Éditions Payot, 1973.
3. Pour une analyse autrichienne de la dépression de 1929, voir: Murray N. ROTHBARD, America's Great Depression, Auburn (AL), Mises Institute, 2000.
4. François NORMAND, « Un nouveau think tank est né », Le Devoir, 30 mars 2000.
5. COALITION SOLIDARITÉ SANTÉ, « L'Institut économique de Montréal, un lobby de droite pseudo-charitable qui a infiltré le Parti libéral du Québec », La Gauche, 12 octobre 2003.
6. Id.
7. Voir: Ludwig von MISES, Economic Calculation in the Socialist Commonwealth, Auburn (AL), Mises Institute, 1990.