Montréal, 15 septembre 2005 • No 158

 

OPINION

 

Francis Dumouchel est étudiant en droit à l'Université de Montréal.

 
 

L'HISTOIRE SANS FIN
(POUR EN FINIR AVEC HEGEL)

 

par Francis Dumouchel

 

          Le philosophe allemand G.W.F. Hegel (1770-1831) prétendait que nous avançons progressivement vers une étape ultime de l’humanité, guidés par une certitude semblable à celle que nous donnerait une loi de la nature. Étonnamment, cette idée destructrice est encore populaire de nos jours. Je critiquerai brièvement trois versions contemporaines de ce concept de fin de l’Histoire, que nous pouvons résumer comme étant respectivement la socialiste, la néoconservatrice et la technologique.

 

La fin de l’histoire socialiste

          L’économiste allemand Karl Marx a développé une philosophie sociale directement héritée de Hegel, le matérialisme dialectique, qui énonce que les forces de production établissent le système politique et juridique (superstructure) en place. Ces forces de production sont indépendantes des idées humaines et changent radicalement, d’une étape à l’autre, avec l’inexorabilité d’une loi de la nature. Dans les mots de Marx: « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. »(1)

          Ainsi, le capitalisme est une étape nécessaire de l’Histoire, mais il conduit inévitablement vers l’aboutissement absolu qu’est le socialisme. En résumé, les mystérieuses forces de production (dont Marx n’explique jamais l’origine) obligent les individus à former des relations politiques indépendantes de leur volonté(2). Cette conception est tout simplement absurde. La technologie découle des idées humaines et de toute évidence non le contraire.

          Un aspect des plus contradictoires qu’on note chez les philosophes marxistes (sans compter les Partis qu’ils forment) est qu’ils admettent implicitement que leur travail est inutile, puisque le socialisme est de toute manière inévitable. Pour résoudre ce problème logique, la plupart affirment qu’ils ne sont là que pour « faciliter la transition » en préparant l’échec du capitalisme. Ironiquement, les adeptes de Marx au XIXe siècle rejetaient catégoriquement toute tentative de « réparer » le système capitalisme par des réformes sociales (la fameuse troisième voie) en alléguant que cela ne faisant que retarder la venue du socialisme(3)

          L’économiste autrichien(4) Josef Schumpeter, bien que favorable au libre marché, a également adopté une variante de l’analyse marxiste dans son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942) en prédisant que le capitalisme se détruirait de lui-même pour être remplacé par le socialisme. Il importe de préciser qu’aux yeux de cet auteur, le capitalisme n’est pas seulement un système économique, mais surtout une éthique particulière fondée sur l’innovation de l’entrepreneur.

          Schumpeter estimait que la civilisation capitaliste finirait par créer une réaction hostile de la part des intellectuels et des masses et que par la voie démocratique, chacun devenant dépendant de l’État, nous entamerions lentement mais sûrement une marche progressive et irréversible vers le socialisme. Cette perspective est intéressante, surtout en regard de la situation mondiale actuelle, et constitue en quelque sorte les premiers balbutiements de l’École des choix publics. Par contre, l’analyse de Schumpeter est teintée du vice hégélien et ne tient pas compte de la supériorité morale et économique du capitalisme, sans oublier les défauts inhérents au socialisme qui ont causé l’effondrement de la presque totalité des régimes ouvertement marxistes autour du monde.
 

La fin de l’histoire néoconservatrice

          Le politicologue américain Francis Fukuyama, dans son controversé livre La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), a affirmé que la démocratie libérale représentée par les gouvernements occidentaux constitue le point final de l’évolution idéologique de l’humanité. Plus prudent que la plupart des auteurs de tradition hégélienne, il souligne que le triomphe de la démocratie libérale n’est pas nécessairement éternel (par exemple face au totalitarisme islamique) et que si la plupart des gens s’accordent sur les principes, peu se rejoignent dans leur application. Malgré ces réserves, Fukuyama maintient son affirmation extrême qu’il est impossible d’imaginer un système supérieur à la démocratie libérale.

          Cette pensée, combinée à la fragilité avouée de la démocratie libérale, conduit directement à légitimer une vision néoconservatrice des relations internationales et par le fait même un État guerrier. Fukuyama ne semble pas s’apercevoir que les termes « démocratie libérale » sont contradictoires. Comme l’a démontré Hoppe(5), la démocratie est fondamentalement incompatible avec le libéralisme et représente probablement un déclin dans la civilisation si on la compare au monarchisme précédant la Grande Guerre (1914-18).
 

« Un aspect des plus contradictoires qu’on note chez les philosophes marxistes (sans compter les Partis qu’ils forment) est qu’ils admettent implicitement que leur travail est inutile, puisque le socialisme est de toute manière inévitable. »


          En effet, rien dans la démocratie ne pose de limites solides à l’action étatique et n’offre de protection définitive aux droits individuels. En particulier, les entités politiques centralisées et fortes dont l’auteur fait la promotion pour établir un nouvel ordre démocratique mondial ne cohabitent historiquement pas très aisément avec la liberté(6). La démocratie n’est en réalité pas un système au contenu idéologique fixe, mais plutôt l’expression de la dictature de la majorité. Les libertariens sont conscients de l’imperfection tragique des institutions actuelles, autant en théorie qu’en pratique. Nous pouvons donc répondre à Fukuyama: si vous êtes incapable d’imaginer un système plus avancé que la démocratie libérale, c’est peut-être parce que vous manquez cruellement d’imagination; ce qui n’est pas le cas de l’humanité entière.
 

La fin de l’histoire technologique

          Cette dernière vision est partagée par de nombreux penseurs, mais a été défendue récemment par l’entrepreneur américain Ray Kurzweil dans ses populaires livres The Age of Spiritual Machines(7) (1999) et The Singularity is Near (2005), où il énonce sa loi des retours accélérés (Law of Accelerating Returns). Selon cette dernière, le changement technologique est exponentiel depuis le début des temps et va bientôt nous conduire vers la « singularité », une situation où la technologie changera tellement rapidement qu’elle va créer une « rupture dans le tissu de l’histoire humaine ».

          Je ne prétends pas qu’il est impossible ou même improbable que des modifications profondes de la société découlent des innovations qui pointent à l’horizon; c’est la manière dont Kurzweil présente cet événement qui cause problème. En effet, il dépasse la limite entre l’optimisme et la prophétie quasi-religieuse en laissant croire que cette singularité est un point inévitable de l’histoire de l’humanité. Il affirmait même, peu avant le crash boursier des compagnies point.com en 2000, que les gains de productivité rendus possibles par l’informatique avaient mis un terme à l’époque des récessions économiques!

          À première vue, les idées de Kurzweil peuvent sembler inoffensives; ses prévisions sont peut-être farfelues, mais au moins il fait confiance aux entrepreneurs et au secteur privé, il est intuitivement conscient que l’intervention du gouvernement est un obstacle au développement du savoir. Malheureusement, ses prophéties ont convaincu et effrayé les technophobes au point que nous assistons à la formation d’un mouvement néoluddite. Historiquement, les Luddites consistaient en un groupe d’ouvriers britanniques, pendant la Révolution industrielle au début du 19e siècle, qui détruisaient les machines à textiles parce qu’ils avaient peur de perdre leurs emplois.

          L’économiste français Bastiat a démontré l’illogisme de cette position dans la huitième section de son pamphlet Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas (intitulée « Les Machines »). Bill Joy, fondateur de l’entreprise Sun Microsystems et inventeur du langage de programmation Java, a publié un célèbre article dans le magazine Wired (« Why the Future Doesn’t Need Us », 8.04) où il exprime sa crainte que les nouvelles technologies telles que la génétique et la robotique soient un danger pour l’espèce humaine. Évidemment, il appelle l’État à la rescousse pour encadrer et même interdire la poursuite de la recherche scientifique dans ces secteurs… Nous voyons donc que l’optimisme aveugle a souvent le désavantage d’exacerber les craintes profondes des pessimistes(8).
 

Quelques réflexions et précisions à propos de la Providence

          Pour terminer, j’aimerais partager quelques réflexions provoquées par l’excellent Theory and History de Ludwig von Mises, discutant de la philosophie des sciences humaines. Mises rappelle qu’il n’est pas impossible que nous découvrions un jour des lois du comportement humain, un certain amalgame de facteurs causant des réactions parfaitement prévisibles. Ce qu’il critique vigoureusement est l’empressement de ses contemporains à déclarer leur connaissance parfaite de ces lois alors qu’ils ne font qu’extraire de supposées constantes de données historiques et statistiques.

          Notre monde n’est peut-être au fond que le rêve d’un poisson dans le coma ou une émission de télé-réalité à grande échelle produite par une chaîne extraterrestre(9); je ne sais pas. Mon message vise simplement à souligner que personne d’autre ne sait à l’heure actuelle. Personnellement, je préfère croire que l’existence a un sens et que le monde présente une certaine harmonie, plutôt que de me morfondre à penser que tout n’est que futilité et chaos. Cette croyance est purement idéaliste et n’a rien de scientifique.

          Toutefois, il existe un certain paradoxe dans l’idée que l’humanité pourrait prendre connaissance du plan divin ou universel. Logiquement, ce qui est connu d’avance peut être modifié, démolissant du même coup la pertinence de prédire l’avenir… Je laisserai aux écrivains de science-fiction et aux philosophes le soin de discourir sur cette question. En attendant, tâchons de nous rappeler que les actions individuelles comptent et surtout que jusqu’à preuve du contraire, l’Histoire est encore à faire.

 

1. Karl MARX, La misère de la philosophie, p. 100, cité dans Ludwig von MISES, Theory and History, Auburn (AL), Mises Institute, 1985, p. 108.
2. MISES, op. cit., note 1, p. 112.
3. Id., p. 144.
4. En l’espèce, « autrichien » réfère à la nationalité et non à l’école de pensée. Idéologiquement, Schumpeter est plutôt un néoclassique.
5. Hans-Hermann HOPPE, Democracy: The God That Failed, New Brunswick (NJ), Transaction Publishers, 2001.
6. Voir: John V. DENSON (ed.), The Costs of War: America’s Pyrrhic Victories, New Brunswick (NJ), Transaction Publishers, 1998.
7. J’estime que la thèse principale de ce livre n’est pas l’idée de progression technologique inévitable que je critique dans ce texte, mais plutôt la théorie que l’intelligence artificielle peut et va probablement rejoindre l’intelligence humaine éventuellement (ce qui est beaucoup plus crédible, à mon avis).
8. Fukuyama, persistant dans sa logique hégelienne, a également adopté le pessimisme des technophobes dans son livre Our Posthuman Future (2002).
9. Exemples tirés du jeu vidéo The Legend of Zelda: Link’s Awakening et du roman The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy par Douglas Adams, respectivement.