Montréal, 15 septembre 2005 • No 158

 

OPINION

 

Jean-Hugho Lapointe est avocat. Il détient un certificat en administration des affaires de l'Université Laval.

 
 

CHOI-FM ET LIBERTÉ D'EXPRESSION (OU LE COMBAT DE LA PASSION CONTRE LA RAISON)

 

« If democracy resolves on a task which necessarily involves the use of power which cannot be guided by fixed rules, it must become arbitrary power. »

 

- Friedrich A. von Hayek

 
 

par Jean-Hugho Lapointe

 

          L’ouragan Katrina a balayé du paysage journalistique la récente décision de la Cour d’appel fédérale(1) confirmant celle du CRTC(2) de ne pas renouveler la licence de radiodiffusion de CHOI-FM, la station de radio la plus populaire de Québec(3), mais il importe de s’y attarder dans la mesure où ses répercussions potentielles sur la liberté et la démocratie sont considérables et ne doivent pas être passées sous silence(4).

 

De la liberté d’expression et de ses limites

          La Charte canadienne des droits et libertés est un texte qui ne concerne que les relations entre l’État et les citoyens, et non les relations entre un citoyen et un autre. Ainsi, elle n’interdit pas la diffamation, mais elle garantit à tous la liberté d’expression.

          Ceci dit, l’article premier de la Charte permet que des limites soient fixées par l’État à la liberté d’expression, pour autant (et cette condition en est une sine qua non) que les limites fixées le soient par le biais de règles de droit qui soient raisonnables et justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique. Ce pouvoir donné à l’État est nécessaire au maintien de la liberté en ce qu’il permet de minimiser l’empiètement des libertés des uns sur celles des autres. Là réside la raison intrinsèque de l’existence de ce pouvoir conféré à l’État car sans loi, il n’y aurait point de liberté dans une société d’hommes et de femmes imparfaits.

          Or, dans l’application de cette disposition fondamentale, on a tendance, de nos jours, à négliger l’élément « libre et démocratique » pour se concentrer sur le droit qu’a l’État de fixer des limites aux libertés. Ceci est certes malheureux.

          Nous savons que la décision du CRTC de fermer CHOI-FM est fondée sur sa détermination du fait que le contenu des émissions de la station de radio n’était pas conforme aux « valeurs canadiennes » ou encore à un standard de « haute qualité ». Comme le dit le CRTC lui-même dans sa décision du 13 juillet 2004:
 

          Le Règlement interdisant les propos offensants qui risquent d’exposer une personne ou un groupe à la haine ou au mépris est non seulement nécessaire pour éviter tout préjudice aux personnes visées, mais aussi pour assurer le respect des valeurs canadiennes au regard de tous les Canadiens(5). (Italiques ajoutées.)

          Aussi, le CRTC indiquait plus loin, concernant une plainte portée contre la station:
 

          De plus, ces propos sont loin de répondre à l’objectif de haute qualité énoncé dans la Loi et leur diffusion sur les ondes publiques ne constitue pas une programmation qui traduit les valeurs canadiennes(6). (Italiques ajoutées.)

          Ces critères sont réutilisés dans la décision. Le CRTC les applique en vertu de la Loi sur la radiodiffusion(7).

          Ce ne fut que très peu discuté, mais la notion de « valeurs canadiennes » n’est définie nulle part, ni dans la Loi sur la radiodiffusion, ni ailleurs(8). En fait, quiconque tente l’exercice réalise que le concept de « valeurs canadiennes » est indéfinissable(9).

          Le critère à partir duquel le CRTC tire son pouvoir de fermer une station de radio n’étant ni défini, ni définissable, il semble que, grossièrement, le CRTC ait le pouvoir de fermer des stations de radio au cas par cas, dans tout l’espace arbitraire et subjectif que laisse une absence de critère décisionnel.
 

« Il est difficile de croire que l’article premier de la Charte soit destiné à permettre la délégation par l’État, à une créature administrative comme le CRTC, d'un pouvoir arbitraire illimité de restreindre ad hoc une liberté fondamentale. »


          Il est difficile de croire que l’article premier de la Charte soit destiné à permettre la délégation par l’État, à une créature administrative comme le CRTC, d'un pouvoir arbitraire illimité de restreindre ad hoc une liberté fondamentale. Une telle limite n’est pas raisonnable et justifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique. Si tel est le résultat des articles de la Loi sur la radiodiffusion mentionnés par le CRTC pour fonder sa décision, la Loi doit être frappée d’inconstitutionnalité à cet égard.
 

De la légalité de la décision du CRTC

          La Cour d’appel fédérale se lave quant à elle les mains de la question de la liberté d’expression et de la constitutionnalité des articles de loi pertinents(10) pour essentiellement se cantonner sur la question de savoir si la décision du CRTC a été prise légalement, en vertu de la Loi:
 

          Il faut bien comprendre que cet appel n’engage ni de plein fouet, ni en général un débat sur la liberté d’expression comme semble le croire et le vouloir l’appelante. La question en litige est, et demeure, celle de savoir si la décision discrétionnaire du CRTC de ne pas renouveler la licence de l’appelante fut prise judiciairement et dans le respect des principes de justice naturelle, des normes d’équité procédurale et de ses propres procédures(11).

          Il suffit de rappeler ces propos de Hayek, propos dont l’importance semble avoir été oubliée avec le temps, pour remettre en question la valeur de la centaine de pages sur lesquelles s’étend l’arrêt de la Cour d’appel fédérale:
 

          To say that in a planned society the Rule of Law cannot hold is, therefore, not to say that the actions of the government will not be legal or that such a society will be lawless. It means only that the use of the government’s coercive powers will no longer be limited and determined by pre-established rules. [...] If the law says that such a board or authority may do what it pleases, anything that board or authority does is legal – but its actions are certainly not subject to the Rule of Law. By giving the government unlimited powers, the most arbitrary rule can be made legal; and in this way a democracy may set up the most complete despotism imaginable(12).

          Dans un autre ordre d’idée, il faut se demander si un tribunal civil, au cours d’une action en dommages-intérêts, conserve le loisir de décider qu’une déclaration publique n’a pas causé préjudice à la personne visée, alors que le CRTC aurait, lui, déterminé que cette déclaration n’est pas conforme aux « valeurs canadiennes ». N’apparaît-il pas difficilement concevable qu’une déclaration ne causant préjudice à personne puisse être frappée de non-conformité avec nos valeurs nationales?

          Bien que des propos tenus en ondes par CHOI-FM puissent être intolérables aux oreilles de certains, il ne doit pas appartenir à une créature administrative du gouvernement de déterminer au cas par cas, sans critère décisionnel raisonnable, ce qui peut ou ne peut pas être dit aux citoyens. Cette détermination doit être laissée à un juge civil, indépendant de l’État, qui décidera en vertu des critères de la faute et du dommage, malgré les difficultés que représentent bien souvent un recours devant les tribunaux. Quant aux cas de fomentation de la haine, condamnés par la société dans son ensemble, contrairement à des propos présumés offensants, le droit pénal et criminel s’en charge(13).

          Cette procédure est nécessaire si l’on souhaite prémunir le citoyen contre la possibilité que l’État ne s’arroge une forme abusive ou arbitraire de contrôle de l’information ou des messages diffusés publiquement. N’est-ce pas là un élément nécessaire à l’existence d’une société libre et démocratique?

          Que ceux qui se réjouissent de la fermeture potentielle de CHOI-FM y pensent à deux fois avant d’applaudir, car le dangereux précédent qui est en voie de se cristalliser et qui fait leur bonheur aujourd’hui pourrait très bien faire leur malheur demain.

 

1. 2005 C. A. F. 283.
2. Décision de radiodiffusion CRTC 2004-271 – Genex Communications inc.
3. Par le texte qui suit, l’auteur ne se porte pas à la défense des propos tenus sur les ondes de CHOI-FM et retenus par le CRTC pour justifier de ne pas renouveler la licence de radiodiffusion de la station. Il reconnaît toutefois que certains de ses concitoyens, majoritaires ou non, ont pu juger ces propos comme n’allant pas à l’encontre de leurs valeurs individuelles, comme en font foi les nombreux témoignages d'appui à la station et le succès qu'elle connaît. L’auteur respecte également le fait que les valeurs de certains canadiens soient différentes des siennes. Enfin, l’auteur refuse de s’adonner à l’argument primitif voulant que le marché dans lequel émet CHOI-FM soit composé d’ignares dotés d’un goût pour la vulgarité, ou n’entretenant pas de « valeurs canadiennes ».
4. Nous ne résumerons pas, ici, les détails du dossier, lesquels ont été, eux, largement médiatisés.
5. Idem note 2, par. 35.
6. Idem note 2, par. 54.
7. Voir entre autres les alinéas 3(1)d)ii) et 3(1)g).
8. Il en va de même de la notion de « haute qualité ».
9. À cet effet, lire le communiqué de l’Institut Économique de Montréal du 30 juillet 2004: « La liberté d’expression et l’affaire CRTC-CHOI à la lumière de diverses écoles d’analyse économique ».
10. La Cour traite de la question en superficie ici et là, mais ne vide en aucun cas le sujet.
11. Idem note 1, par. 45. Voir aussi les paragraphes 1 à 3, 34, 36 et 41, entre autres, tous au même effet.
12. The Road to Serfdom, F. A. Hayek, The University of Chicago Press, 1944 (voir Chapître 6 “Planning and the Rule of Law”). Le professeur Hayek a reçu le Prix Nobel de sciences économiques en 1974 et la Medal of Freedom en 1991.
13. Voir Code criminel, art. 319. Rappelons qu’une infraction criminelle requiert d’être démontrée hors de tout doute raisonnable et n’est confirmée qu’à la suite d’un procès juste et équitable.

 

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