Montréal, 15 novembre 2005 • No 160

 

MOT POUR MOT

 

Guido Hülsmann est professeur des Universités à la Faculté de Droit, d'Économie et de Gestion de l'Université d'Angers et Senior Fellow au Ludwig von Mises Institute.

 
 

COMMENT METTRE FIN À
LA GUERRE CIVILE PERMANENTE?

 

par Guido Hülsmann

 

          Ce texte a été présenté devant le Cercle Frédéric Bastiat à Dax le 21 décembre 2002, alors que d'autres violences survenaient dans les banlieues françaises. Il garde toute son actualité dans le contexte des émeutes des derniers jours en France.

 
 

          La violence qui règne dans les banlieues de Paris et ailleurs est un problème politique des plus importants. Mais cette violence n’est qu’une manifestation très spectaculaire d’un problème beaucoup plus vaste et profond. C’est ce que nous nous proposons de montrer dans le présent essai.

          Ce qui se passe à l’heure actuelle dans les cités de la banlieue parisienne telles que Les Tarterets et Les Musiciens est comparable, en Occident, seulement avec la situation dans certains quartiers de New York, où la police n’ose plus entrer. Ce n’est plus la loi qui y règne, c’est l’anarchie. Les agents de police combattus comme les forces d’une armée étrangère envahissante, les pompiers empêchés d’éteindre les feux, les infirmiers mêmes empêchés de prêter un premier secours aux victimes d’attaques brutales – voilà les symptômes de cette anarchie. Elle n’est d’ailleurs pas limitée aux cités d’immigrants. Elle y trouve seulement son foyer, une base d’appui pour la conquête des villes françaises. Mais qu’est-ce qui l’explique?

          Vu de l’extérieur, il n’est pas difficile d’en discerner les causes. Ou plutôt: la cause. Il y a en effet un seul facteur qui semble expliquer la plus grande partie de la violence qui aujourd’hui menace les Français. Ce facteur, c’est l’interventionnisme étatique généralisé. C’est l’État, après tout, qui par ses entraves au négoce international – surtout par les innombrables douanes et quotas d’importation – a mis les habitants du Tiers Monde devant le choix, ou de périr dans leurs pays natals, ou de chercher une nouvelle vie dans les pays développés de l’Occident.

          C’est le même État qui, ensuite, a laissé entrer en France quelque huit millions d’immigrants. C’est encore l’État qui, ensuite, a empêché l’intégration d’une grande partie de ces gens dans la division du travail et donc dans la société française; il l’a empêchée par le SMIG et les charges sociales, qui rendent inemployables ceux qui n’ont pas encore acquis, ou qui ne peuvent acquérir, une productivité égale à leur coût pour un employeur. C’est cette législation prétendument « sociale » qui exclut les plus faibles travailleurs du marché du travail, et c’est donc cette même législation qui marginalise des groupes entiers tels que les jeunes, les vieux et les immigrants. Face à cette calamité, c’est toujours l’État qui a enfermé les immigrants chômeurs dans les ghettos des HLM et des banlieues où ils vivent dans la dépendance permanente des aumônes publiques.

          Comment peut-on vivre dans ces conditions humiliantes? On ne peut pas le faire longtemps sans se créer une raison, sans justifier son sort devant soi-même. Et malheureusement, il semble que les jeunes immigrants n’aient pas d’autre explication de leur sort que le rejet et la haine. Ils se croient rejetés et haïs par les Français. Alors ils rejettent et haïssent les Français, en retour, et ceux qui tendent à la violence y trouvent d’amples justifications de leurs méfaits. Ceux dont la forme de révolte préférée est moins violente ont créé toute une culture subversive basée sur la haine et le ressentiment.

          Mais face à cette fausse interprétation de leur calamité, et devant une réaction qui est d’autant plus fausse, que font les professeurs, que font les médias? Ils disent que la haine des jeunes est justifiée et ils louent les productions « culturelles » de cette haine, en particulier, le rap glorifiant la violence et les graffitis défigurant les villes. Ceci démontre la banqueroute intellectuelle et morale de la classe régnante en France, la classe des mandarins dans les médias et dans les écoles. Et il va sans dire que c’est la classe qui est à la fois le rempart de l’État, et son enfant gâté. Mais l’histoire n’est pas encore finie. L’on pourrait croire après tout que la violence émergeant des banlieues relève d’une solution purement technique. En fait, on a souvent réussi à instaurer l’ordre là où avant régnait le chaos; ou à réinstaurer l’ordre là où le chaos s’était glissé pendant un certain temps. Et dans une certaine mesure il s’agit bien, en effet, d’un problème purement technique. Pour combattre le crime effectivement, il faut identifier et punir les criminels. Le taux de crime excessif dans des banlieues françaises résulte précisément du fait que les forces de l’ordre n’ont pas fait ce qu’il fallait faire: identifier et punir les criminels. Et l’organisation qui est responsable des appareils de police et de justice, mais qui les empêche d’identifier et de punir les criminels, cette organisation est encore... l’État.
 

Les causes du laxisme

          La raison essentielle de ce laxisme des forces de l’ordre dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix est bien connue. C’est qu’une grande partie des Français abhorre l’emploi de la force, et qu’elle l’abhorre catégoriquement, c’est-à-dire, indépendamment de l’usage que l’on fait de la force. C’est cette fraction de l’opinion publique, laquelle domine dans tous les médias, qui incite la police à ne pas faire ce que la police est censée faire normalement. La chose est simple: on ne peut pas faire de carrière au sein de la police sans le soutien du patron, le seul patron dans l’industrie de la sécurité est l’État, et la composition de l’État est déterminée par les élections. Les agents de police qui font prévaloir la loi contre l’opinion publique méritent certainement l’admiration de chaque personne de bonne foi. Mais d’un point de vue professionnel leur comportement est suicidaire. L’opinion publique décourage le courage; elle promeut la prospérité des loups aux frais des brebis.

          Pourquoi cette perversion de l’opinion publique? Encore une fois, la raison est bien connue. C’est que dans les pays occidentaux, les militants de la gauche ont, pendant la majeure partie du vingtième siècle, poursuivi une stratégie de délégitimation de l’usage de la force contre ceux qui violent l’ordre public. En empire soviétique, il allait de soi que la répression de toute infraction de l’ordre public était juste et bonne. Mais en Occident, la gauche était minoritaire jusqu’au début des années quatre-vingt. Et c’était ses militants radicaux qui prêchaient l’infraction de l’ordre public traditionnel.

          Je me souviens encore très bien des confrontations excitées des années soixante-dix et quatre-vingt. Les radicaux de la gauche prônaient la révolution violente. Dans leurs yeux, le maintien de l’ordre social en tant que tel n’avait aucune valeur. Ils tenaient que c’était une superstition bourgeoise que de croire que le but suprême de la création d’une société communiste ne pouvait pas justifier tous les moyens nécessaires; y compris la rébellion violente quotidienne et, ultérieurement, la dictature du prolétariat.

          Plus récemment, l’attitude de la gauche occidentale envers le pouvoir politique a changé, pour la simple raison que c’est maintenant la gauche qui règne. En effet, même si les partis de gauche viennent de perdre les élections les plus récentes, la domination de l’idéologie socialiste est quasi totale. On a souvent entendu dire ces dernières années que les catégories de « droite » et « gauche » ne s’appliquent plus à la politique contemporaine. Malheureusement c’est tout à fait vrai. On est tous des gauchistes maintenant, la meilleure preuve en étant les opinions professées par les partis censés être « conservateurs ».

          Mais ce changement d’attitude de la gauche actuelle ne peut pas changer le résultat de l’agitation du passé. Plus d’un siècle de glorification de la violence en tant que moyen légitime de réforme politique a laissé ses traces profondes dans la culture politique en France et ailleurs. Les leaders actuels de la gauche se sont installés confortablement dans les bureaux présidentiels et ministériels. Après avoir chanté le cantique de la violence dans les années soixante et soixante-dix, ils perçoivent maintenant la nécessité de maintenir l’ordre social. Mais leurs électeurs croient toujours que cette prétendue nécessité est une superstition, que le maintien de l’ordre social ne compte pour rien, que d’y croire est réactionnaire, conservateur, raciste, rétrograde, sexiste, une pollution de l’environnement, et enfin fasciste.

          C’est la raison essentielle pour laquelle la gauche est toujours insensible à l’usage de la violence, tant que celle-ci est orientée vers la destruction de tout ce qui porte le parfum de l’ordre traditionnel. Nous trouvons la même insensibilité également chez ceux qui sont forcés de vivre dans l’orbite intellectuelle de la gauche. Ce sont en particulier les élèves français qui doivent subir les bienfaits de l’éducation nationale; celle-ci est prétendument laïque, mais en fait, elle est dévouée au culte de l’athéisme et de l’État omnipotent. La même situation prévaut dans les universités, où les étudiants ne font quasiment jamais, pendant des années d’études, la rencontre d’un point de vue « de droite » qui ne soit pas automatiquement qualifié de raciste et fasciste.

          Ça marche toujours. Apparemment rien n’est plus intimidant, au royaume des lumières, que d’être exorcisé par les sectaires de l’État athée.

          Il est difficile de trouver une manifestation des fruits de cette idéologie plus spectaculaire que la violence des banlieues. Cette violence assume pour les militants de la gauche un statut presque sacré, surtout quand elle est exercée par un homme arabe ou un noir contre un homme blanc. Dans ces cas-là, la gauche est pour ainsi dire surdéterminée en faveur du criminel et contre la victime; ce qui explique non seulement pourquoi elle a permis que le problème se produise, mais aussi pourquoi elle n’a pas su l’arrêter.

          Dans sa vision des choses, en effet, l’homme français est exploiteur à plus d’un titre. Il exploite d’autres hommes d’abord parce qu’il est français et que l’opulence relative des Français a été acquise aux dépens du Tiers Monde. Ensuite il est exploiteur parce qu’il est homme et que les hommes ont réprimé les femmes et les enfants pendant des milliers d’années. Il est encore exploiteur parce qu’il soutient ou protège une économie capitaliste, qui de par sa nature opprime les travailleurs. Finalement, il appartient à la classe des exploiteurs parce qu’il est blanc et que les blancs ont ravagé le monde entier et qu’ils ont réduit les noirs à l’esclavage. « Touche pas à mon pote » fut donc le cri de bataille de la gauche militante des années quatre-vingt, quand les gouvernements français appliquaient encore le principe d’égalité devant la loi. Mais la raison d’État prévalait sur la raison, et l’on touchait de moins en moins aux criminels qui avaient la couleur de peau requise pour l’exercice légitime des métiers de voleur, de brigand, de violeur et d’assassin.

          Aujourd’hui les conséquences de ce régime sont patentes. La gauche a essayé de dissimuler sa culpabilité en invoquant le pieux souci de protéger les « minorités ». Mais sa définition des « minorités » est tout à fait raciste et étatiste. Les « minorités », ce ne sont pas les catholiques, ce ne sont pas les entrepreneurs travaillant sans privilège d’État, ce ne sont pas les paysans labourant la terre sans subventions. Les minorités, ce sont exclusivement les hommes et femmes africains ou arabes, surtout quand ils reçoivent des aumônes publiques.

          Il est pourtant vrai que les masses de la gauche sont politiquement désorientées. Ce qui les unit n’est pas une vision partagée du but auquel ils aspirent, mais plutôt l’affirmation de la violence en tant que moyen politique face à un ennemi commun. Cet ennemi n’a d’ailleurs pas changé depuis des siècles. C’est toujours l’Europe chrétienne ou, plus précisément, les lamentables restes de cette civilisation. C’est un fait assez surprenant, vu que le Seigneur Jésus-Christ est devenu pour la grande majorité des Occidentaux un souvenir de famille embarrassant. Il n’est plus Le Bienvenu dans nos âmes et Il n’a plus droit de cité dans nos pensées, nos livres et nos lois écrites. Certains d’entre nous sont prêts à admettre qu’Il a inspiré la meilleure partie de nos moeurs et de notre fameuse culture occidentale. Mais voilà tout. C’est ce qui reste à peine de Son Église, qui depuis bien des années est effectivement réduite en ruine. Mais ce qui est fascinant et mérite notre attention, c’est que, réduit en ruine, Il demeure le principe unificateur des ennemis de la civilisation.
 

L'origine de la violence

          Notre diagnostic préalable de la situation actuelle se résume en deux points: Premièrement, c’est l’État qui a créé la violence des banlieues, violence qui commence à menacer nos villes. Il l’a créée en excluant des populations entières de la vie en société, vie qui est basée sur la division du travail dans un réseau d’échanges volontaires. (Et notons encore l’ironie suprême que cette exclusion s’est opérée au nom de la non-exclusion.) Deuxièmement, c’est l’État qui seul dispose des moyens de suppression de la violence, et c’est lui qui a refusé de les utiliser. Ce refus s’est fait aux dépens des gens normaux, des gens dans la rue, qui ont dû tolérer l’augmentation de la violence, et tout cela s’est fait essentiellement pour conforter les mandarins de l’État dans leurs illusions.

          Aux yeux de l’économiste, cet état des choses est peu surprenant. Après tout, s’il y a une chose que la science économique a bien montré, c’est que le monopole est inférieur à la libre concurrence. Le monopole, c’est le privilège légal qui confère la production d’un bien aux mains d’un seul individu ou d’une seule organisation. Le producteur bénéficiaire d’un monopole est par conséquent moins incité qu’un producteur en libre concurrence à produire à moindres coûts et à vendre au plus bas prix. Et ceci est en effet ce que l’on observe toujours et partout où le monopole est établi, surtout quand il s’agit d’un produit de grande importance.

          Or dans nos sociétés occidentales il n’y a qu’une seule source de monopoles: l’État. Parfois l’État confère un monopole à une société privée, mais bien plus souvent c’est lui-même qui se fait monopoliste dans des industries entières, par exemple, dans l’éducation, dans les transports ferroviaires, dans l’aménagement du territoire, dans la production d’énergie électrique et dans le placement des demandeurs d’emploi. Dans tous ces cas, on observe le même phénomène: l’État produit à coûts excessifs et il délivre des services qui, par rapport aux ressources investies, sont plus ou moins minables.

          Il est donc tout à fait naturel qu’on se pose la question: à quoi bon un monopole dans le domaine de la sécurité? Le premier économiste qui a soulevé cette interrogation fut Gustave de Molinari, qui dans la deuxième moitié du 19e siècle succédait à Frédéric Bastiat en tant que doyen de l’École économiste de Paris. Dans un article que le jeune Molinari publiait en 1849, il constatait:
 

          S’il est une vérité bien établie en économie politique, c’est celle-ci: Qu’en toutes choses, pour toutes les denrées servant à pourvoir à ses besoins matériels ou immatériels, le consommateur est intéressé à ce que le travail et l’échange demeurent libres, car la liberté du travail et de l’échange a pour résultat nécessaire et permanent d’abaisser au maximum le prix des choses. Et celle-ci: Que l’intérêt du consommateur d’une denrée quelconque doit toujours prévaloir sur l’intérêt du producteur. Or, en suivant ces principes, on aboutit à cette conclusion rigoureuse: Que la production de la sécurité doit, dans l’intérêt des consommateurs de cette denrée immatérielle, demeurer soumise à la loi de la libre concurrence. D’où il résulte: Qu’aucun gouvernement ne devrait avoir le droit d’empêcher un autre gouvernement de s’établir concurremment avec lui, ou d’obliger les consommateur de sécurité de s’adresser exclusivement à lui pour cette denrée.

          Et Molinari de souligner que l’on ne saurait nier cette conclusion sans en même temps nier la validité même de la science économique tout entière: « Ou ceci est logique et vrai, ou les principes sur lesquels se fonde la science économique ne sont pas des principes. »

          Voilà l’argument essentiel. Mais il est peut-être utile de donner quelques illustrations plus détaillées des conséquences du monopole de sécurité.

          Les juges et les agents de police employés par l’État sont moins contraints que leurs homologues en régime concurrentiel de concentrer leurs efforts sur les problèmes de sécurité les plus importants – c’est-à-dire, les plus importants aux yeux de la population générale. L’intérêt principal des citoyens victimes d’un délit est l’arrêt du criminel, ainsi que la restitution des objets enlevés.

          Mais l’arrestation des criminels et la restitution de la propriété – voilà un métier laborieux, difficile et dangereux. Il est bien plus commode de se concentrer sur les infractions au Code de la route, la protection des stades de football, la lutte contre la soi-disant « extrême droite » et la poursuite des consommateurs de drogues illégales.

          Ne me comprenez pas mal. Je ne suis pas ici pour porter un verdict sur les hommes et les femmes qui sont au service de l’État en tant que juges et agents de police. Chacun de nous connaît bien la tentation d’éviter les travaux laborieux. Si l’on surmonte cette tentation, c’est d’habitude en raison de deux facteurs: la morale et la pression émanant de la concurrence. Or c’est un fait regrettable, mais c’est un fait tout de même, que la seule morale est bien souvent trop faible pour nous faire exécuter les travaux les plus laborieux avec la diligence nécessaire. Ce qui nous y incite, c’est le danger que nous allons perdre le concours de nos partenaires dans la division du travail, à savoir le concours des consommateurs, ou bien le concours de notre patron. Et c’est précisément ce danger qui est moins menaçant quand on est au service de l’État.

          Aujourd’hui, les revenus des juges et des agents de police ne dépendent pas des consommateurs de leurs services, mais seulement de leur patron, l’État. Voilà leur seule contrainte, à part la contrainte intériorisée sous forme de morale personnelle. Mais puisque les dirigeants de l’État à leur tour ne dépendent pas non plus directement du consentement des consommateurs, ils ont tendance à détourner la protection de la police à leur service. Voilà une raison pour laquelle les bâtiments publics, les maisons de hauts fonctionnaires et parfois même les appartements des hommes d’État ressemblent à des forteresses. Voilà pourquoi les dirigeants de l’État se font souvent escorter par tout un bataillon de voitures de sécurité, tandis qu’en même temps les cas de vol et de brigandage sont négligés.

          À l’évidence de ces faits bien connus on se demande parfois: qui est le souverain véritable? Est-ce vraiment le peuple? Pourquoi alors n’est-il pas mieux servi? Nous avons déjà énoncé la réponse. En régime de monopole, ce n’est pas le consommateur qui est souverain, mais le producteur. Gustave de Molinari avait raison, et le moyen le plus sûr de rendre la France plus sûre est d’abolir le monopole de l’État en matière de sécurité.
 

L’État, un mauvais producteur de sécurité

          Dans ce qui suit, je vais démontrer par une analyse plus systématique que l’état de jungle créé par l’État va bien au-delà de l’inefficacité provenant de son statut de monopoliste. L’anarchie des banlieues – anarchie, répétons-le, qui a d’abord été créée par l’État, lequel est à présent incapable de la supprimer – cette anarchie n’est qu’une manifestation spectaculaire d’une réalité beaucoup plus vaste. L’insécurité publique en France et ailleurs est bien plus que le résultat de certaines dérives sentimentales du socialisme. Elle est le sommet visible d’un iceberg d’insécurité qui affecte beaucoup d’autres aspects de notre existence; et elle est liée à l’existence de l’État moderne.

          Qu’est-ce donc que la sécurité et l’insécurité, d’un point de vue libéral? Libéral – cette expression sous-entend évidemment la philosophie politique de Frédéric Bastiat, de Ludwig von Mises et de maints autres penseurs, qui ont reconnu et souligné le rôle crucial de la propriété privée pour la protection de chaque individu et pour la vie en commun. Il n’est probablement pas nécessaire que j’explique en ce lieu pourquoi nulle vie sociale digne de ce nom n’est possible sur une base autre que celle du respect parfait de la propriété privée d’autrui.

          Or, de ce point de vue, la chose me semble être bien claire. La sécurité est l’état d’affaires qui existe s’il n’y a pas de menaces objectives contre l’intégrité physique de notre propriété; en revanche, l’insécurité existe quand 1) l’intégrité physique de notre propriété vient d’être violée, ou 2) l’intégralité physique de notre propriété n’a pas encore été violée, mais il existe un être humain qui a l’intention et les moyens d’effectuer une telle violation.

          Permettez-moi de souligner trois aspects de cette définition. Premièrement, nous avons défini la sécurité et l’insécurité en termes objectifs. La sécurité est un fait; et l’insécurité est un fait aussi, plutôt qu’un simple sentiment. Le paranoïaque se sent menacé toujours et partout, même quand il vit dans une parfaite sécurité. Similairement, le fait de sécurité et d’insécurité n’a rien à voir avec nos anticipations non plus. Quand un brigand nous surprend dans la rue, l’insécurité est renforcée par l’élément de surprise. Mais la surprise est tout à fait accidentelle pour le fait d’insécurité. Nous n’aurions pas été moins en insécurité si nous avions anticipé l’attaque du brigand.

          Deuxièmement, l’infraction de la propriété privée doit être objective, et non seulement imaginée. Il est vrai que dans la pratique il n’est pas toujours absolument clair si une autre personne maintient de mauvaises intentions à l’égard de notre propriété, mais ceci est un problème éternel de la condition humaine qui ne peut pas nous occuper en ce lieu. Troisièmement, l’infraction de la propriété concerne son intégrité physique, et non pas la valeur de la propriété. Si la société McDonald's ouvre une succursale dans le voisinage immédiat de cet hôtel, la valeur de l’hôtel va probablement baisser. Mais ceci ne serait pas pour autant une infraction des droits du propriétaire de l’hôtel.

          On s’aperçoit sans difficulté que cette définition correspond plus ou moins exactement au bon sens quotidien. La notion populaire de l’insécurité, bien qu’elle soit quelque peu amorphe, va toujours de pair avec le sentiment que l’on soit privé d’une chose à laquelle on a « bon droit ». Et l’insécurité moderne est bien liée à l’infraction permanente de la propriété privée.

          L’insécurité se manifeste à travers la violence organisée aussi bien qu’à travers la violence individuelle. Mais la violence organisée est bien plus importante et c’est donc elle qui va retenir notre attention. La violence organisée est plus importante parce que, selon une loi fondamentale de production, la production organisée est plus productive, d’un point de vue purement physique, que la production individuelle. Malheureusement, cette loi ne s’applique pas seulement à la production des biens, mais aussi à la production des maux. Il y a par conséquent une production de violence, et cette production est plus productive quand elle se fait par un effort concerté de plusieurs personnes que quand elle se fait par des individus. Le criminel individuel est certes nuisible, mais les dégâts qu’il crée sont bien moindres que ceux créés par une bande de voyous bien organisés.

          Vous me demanderez peut-être d’expliquer l’importance de ce cas. Où sont-ils aujourd’hui, ces bandes de voyous qui ravagent nos campagnes? N’est-ce pas un phénomène du Moyen-Âge avec ses chevaliers noirs qui attendaient leurs victimes au plus sombre fond des bois? S’il existe de nos jours, n’est-il pas plutôt un problème des pays arriérés, voir archaïques? N’est-ce pas évident que, dans nos civilisations occidentales modernes, toute tentative d’organisation criminelle est immédiatement poursuivie et réprimée?

          La réponse est: oui et non. Oui, il y a aujourd’hui persécution et répression des bandes criminelles, plus ou moins dès qu’elles se forment. Mais ce combat effectif du crime ne concerne que le crime illégal. Les crimes légaux – les infractions de la propriété privée autorisées par la législation – sont exempts de la répression, et bénéficient même du monopole de la violence que l’État moderne s’est arrogé au cours des trois derniers siècles.

          Max Weber et Ludwig von Mises nous ont appris que l’État moderne est le monopoliste de la coercition et de la répression. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est rien que le monopoliste de la protection. En effet, étant le monopoliste de la coercition et de la répression, il est également, selon la fameuse expression de l’auteur américain Albert Jay Nock, le monopoliste du crime.

          Il est vrai que nous ne sommes pas habitués à voir la tête de Janus de l’État, de voir qu’il est non seulement le garant de nos droits, mais également leur plus grand destructeur. Pourquoi est-ce que nous ne voyons pas dans l’État le monopoliste du crime? Il en est ainsi parce que nos sentiments sont corrompus. Ils ont été corrompus par notre avidité, par notre lâcheté, par la longue présence de l’État dans nos sociétés et par le fait que, d’habitude, l’État rallonge la liste de ses infractions de manière graduelle.
 

« Weber et Mises nous ont appris que l’État moderne est le monopoliste de la coercition et de la répression. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est rien que le monopoliste de la protection. Pourquoi est-ce que nous ne voyons pas dans l’État le monopoliste du crime?»


          Chaque génération nouvelle est née dans une société gérée par l’État et elle a donc tendance à accepter son existence comme une donnée ultime de la vie humaine. Durant la vie de cette génération, l’État poursuit son expansion, toujours aux frais de nos droits, mais de manière graduelle. À la fin de sa vie, on s’aperçoit que le monde a pas mal changé, que des gens, des entreprises, des coutumes, des mots, des chansons, des voitures, des peuples, etc., ont disparu, tandis qu’il y en a d’autres qui ont pris leur place. En revanche, l’État ne disparaît jamais et il croît toujours. La génération suivante naît par conséquent dans un environnement bien plus étatiste que la génération précédente et accepte, elle aussi, cet état d’affaires comme une donnée ultime de la vie.

          Mais si l’on lève la tête et que l’on regarde les choses en face, est-ce vraiment possible de ne pas remarquer ce qui se passe? Ne parlons même pas pour l’instant des répercussions qu’a l’expansion de l’État sur nos institutions culturelles et intellectuelles. Restons sur le plan matériel des choses et considérons la dimension purement quantitative de cette expansion. Chaque année l’État collecte plus d’impôts, fait plus de dettes et émet plus de billets de monnaie. Chacune des ces trois techniques exproprie les citoyens et les réduit en mendiants de l’État. Pourquoi ne nous révoltons-nous pas?

          Pourquoi nous échauffons-nous contre les esclavagistes modernes qui ravagent les populations destituées en Asie ou en Europe orientale, mais non pas contre le fisc pour qui nous sommes obligés de travailler la plupart de l’année? Pourquoi nous sentons-nous menacés par des mendiants costauds dans le métro de Paris, mais non pas par l’inspecteur du fisc qui vient nous voir dans nos maisons et qui presse ses demandes de manière incomparablement plus irrésistible? Pourquoi sommes-nous choqués par la violence qui émane des banlieues, mais acquiesçons-nous à l’expansion de l’État qui, après tout, est imposée, si besoin est, par une violence pas moins virulente? Pourquoi méprisons-nous la plèbe qui manifeste dans la rue pour demander encore plus d’expropriations, évidemment en sa faveur, tandis que nous entretenons des rapports amicaux avec les hommes politiques et les bureaucrates qui acceptent ces demandes et les mettent en pratique? Pourquoi sommes-nous morts de peur face à la possibilité qu’un brigand albanais ne nous surprenne dans une maison de campagne, tandis que nous restons calme face aux nouvelles lois et réglementations qui, presque chaque jour, nous surprennent et détruisent nos projets?

          Pourquoi en effet? Nos sentiments de sécurité et d’insécurité ne semblent pas correspondre à l’état objectif des choses. C’est un fait incontournable que l’État moderne est de par sa nature même un producteur d’insécurité. Certes, la violence individuelle dont nous sommes parfois les victimes et témoins, cette violence est bien plus spectaculaire. Le brigand qui nous accable dans la rue nous surprend, et nous n’aimons pas les surprises désagréables. Mais quand le brigandage est annoncé, quand il se fait systématiquement, quand il est organisé par toute une industrie, alors nous n’y voyons plus de brigandage. Et pourtant c’est cette sorte de brigandage qui est aujourd’hui la source d’insécurité la plus importante.

          Étant donnée la dimension de l’État, il est de loin le producteur d’insécurité le plus important dans nos sociétés contemporaines. C’est face à lui que nous devrions sentir l’insécurité, parce que celle-ci émane de ses activités de manière tout à fait objective. Mais nos sentiments se révoltent contre le diktat des faits et de la raison. Pourquoi cette révolte? Je l’ai dit déjà, et je le répéterai volontiers: c’est que nos sentiments sont corrompus. Ils sont corrompus d’un côté par l’expansion graduelle et souvent imperceptible de l’État; mais d’un autre côté ils sont corrompus aussi par nos vices, en particulier, par l’avarice, la lâcheté et l’amour de nos erreurs.

          Frédéric Bastiat sera immortel pour sa caractérisation de l’État moderne comme « la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». Notons toutefois que Bastiat définit l’État par le vice d’avarice. L’État prospère parce que nous lui fournissons une raison d’être par nos demandes d’expropriation d’autrui.

          Mais l’avarice des uns ne pourrait s’imposer à la société entière sans la lâcheté des autres. Admettons tout de même que notre lâcheté ne soit pas excessive. L’adversaire est formidable; l’État contrôle tous les appareils de coercition (armée et police) ainsi que tous les appareils idéologiques (écoles, universités, médias, etc.). Comment faire face à une telle hégémonie? Nous discuterons de cette question à la fin de notre exposé. Constatons toutefois que sans courage rien ne va. Il est vain de se plaindre de l’usurpation de nos libertés si nous préférons en effet notre esclavagisme commode aux inconvénients de la résistance.
 

L’État sans limite

          Notre État, pas l’État totalitaire qui exploitait les peuples dans l’empire soviétique ou en Allemagne nazi serait la source profonde de l’insécurité? Considérons les faits. Est-ce que l’État moderne reconnaît des limites à l’exercice de son pouvoir? Est-ce qu’il y une chose sacrée, juste une, à laquelle il ne toucherait pas, ni par simple législation ni par changement de constitution, pour la simple raison qu’il n’a pas le droit de le faire? La réponse est clairement négative. Il y a des choses auxquelles il ne toucherait pas à présent, mais le point saillant est qu’il s’agit dans ces cas d’une simple abstention, non pas d’un manque de compétence. En principe, l’État peut décider de tout et de tous ceux qui demeurent dans son champ d’influence; c’est seulement en pratique qu’il n’utilise pas toujours ce pouvoir, mais c’est un pouvoir qu’il réclame ouvertement.

          Bref, il est vrai que nous ne sommes pas encore en régime totalitaire. Nous sommes en régime dirigiste ou interventionniste. Dans ce régime, le gouvernement s’est fait le co-propriétaire de chacun. Les citoyens retiennent pour ainsi dire leurs droits de propriété, mais ces droits ne sont plus des droits exclusifs; ce sont des droits partagés avec l’État qui, à l’heure actuelle, se contente de jouer le rôle d’éminence grise. Dans la plupart des cas, il nous laisse le choix d’utiliser nos ressources selon notre gré. Des fois seulement il exerce le droit de veto qu’il s’est réservé, et alors ce jugement est définitif. Or c’est ce fait qui est crucial: déjà maintenant, le jugement de l’État est sans appel. Il n’y a pas de cours neutres auxquelles nous adresser si nous avons la malchance de nous trouver en désaccord avec notre gouvernement. Que cela signifie-t-il? Puisque c’est l’État qui en dernière instance décide de l’emploi de toutes les ressources, il est d’ores et déjà totalitaire, même si son caractère totalitaire n’est pas encore manifeste.

          En un mot, bien que nous ne soyons pas encore en régime totalitaire, nous n’en sommes pas loin parce que nous en avons déjà reconnu le principe de base. Voilà comment le plus grand théoricien de l’État interventionniste caractérise notre situation actuelle:
 

          S’il relève du jugement du gouvernement, de décider si oui ou non une situation économique donnée justifie son intervention, il n’y a plus de domaine réservé au marché. Ce ne sont plus dès lors les consommateurs qui décident en dernière instance ce qui doit être produit, en quelles quantités et qualités, par qui, où et comment – mais c’est le gouvernement. Car, dès lors que le résultat du fonctionnement d’un marché non entravé diffère de ce que les autorités considèrent comme « socialement » désirable, le gouvernement intervient. Cela signifie que le marché est libre aussi longtemps qu’il fait exactement ce que le gouvernement désire qu’il fasse. Il est « libre » de faire ce que les autorités jugent bon, il ne l’est pas de faire ce que les autorités jugent mauvais; la décision entre ce qui est bon et ce qui est mauvais revient au gouvernement. Ainsi la doctrine et la pratique de l’interventionnisme tendent finalement à l’abandon de ce qui au départ les distinguait du socialisme catégorique, et à l’adoption complète des principes d’une planification générale de nature totalitaire.(1)

          L’État moderne est le co-propriétaire de chaque citoyen. C’est ce fait qui le distingue de tous ses prédécesseurs, et c’est ce fait aussi qui distingue la guerre civile de nos jours des guerres des âges précédents.
 

Un État moderne

          Pour voir ce fait dans toute son ampleur, et pour gagner une certaine perspective sur les alternatives politiques à l’État moderne, il faut se rendre compte qu’il est précisément cela: il est moderne.

          Pour la pensée politique du haut Moyen-Âge, saturée des catégories que Saint Augustin avait établies dans La Cité de Dieu, l’idée qu’un prince puisse s’emparer de la propriété de ses sujets sans limites objectives et dans les seules contraintes de sa propre volonté, cette idée aurait été considérée blasphématoire. Par conséquent la constitution politique de cet âge était ancrée dans la notion que la même loi de Dieu s’applique à tout le monde, qu’il soit roi ou mendiant. Ce n’était pas l’homme qui faisait la loi, mais Dieu. L’homme se devait de reconnaître la loi divine telle qu’elle se manifeste dans la loi naturelle. Son obligation première était d’aimer Dieu et Sa loi, et d’appliquer cette loi dans un esprit de charité.

          Cette conception politique n’excluait pas les inégalités. Chaque individu avait en effet des droits particuliers aussi bien que des obligations particulières. Il y avait égalité entre les hommes seulement sous deux aspects, à savoir, qu’ils étaient tous des créatures de Dieu et que la promesse du salut éternel avait été donnée à chacun d’entre eux. Mais encore, le point saillant était que ce n’était pas l’homme qui désignait les inégalités entre les hommes. Il trouvait et reconnaissait ces inégalités comme un fait de nature. Même si un seigneur était infiniment riche, et même s’il contrôlait toutes les armes et était chargé d’imposer la loi, il aurait été toutefois impensable que ce seigneur puisse modifier la loi selon son gré. La propriété du plus humble était hors jeu même pour le plus puissant. Il est vrai que ce principe était reconnu seulement en théorie, tandis qu’en pratique la mentalité sauvage des hommes empêchait son application rigoureuse. Mais toujours reste-t-il que le principe était sacré. Ce n’était pas l’homme qui définissait ce qui était juste et bon. C’est Dieu seul qui faisait la loi, une loi qui se présentait à l’infidèle sous la forme des lois de la nature. L’homme n’a qu’à connaître et appliquer ces lois qui existent indépendamment de sa volonté. Voilà la grandeur juridique et politique du Moyen-Âge.

          Certains libéraux ont du mal à glorifier le Moyen-Âge sous un autre jour que celui de la sentimentalité romantique. Je ne parle pas des positivistes légaux, qui croient que la loi est en effet un produit de la volonté humaine, plutôt qu’un fait de nature. Je parle de ceux qui condamnent le Moyen-Âge pour son caractère barbare. Évidemment il est vrai que c’était une période barbare, mais le point crucial est que la constitution politique dont nous parlions n’était pas la cause de cette barbarie médiévale. Bien au contraire, elle était un des facteurs les plus importants qui ont contribué à faire sortir l’Europe de sa misère.

          Cette constitution glorieuse émanait des catégories politiques de St Augustin. Mais on se ferait une mauvaise idée sur le Moyen-Âge si l’on croyait que ces catégories étaient incontestées. Elles étaient contestées, en particulier par les intellectuels à gage – une peste non seulement de notre âge. Depuis le onzième siècle au moins, les sycophantes papaux et royaux inventaient les justifications les plus extravagantes pour préparer le futur expansionnisme totalitaire de leurs chefs. Dans la première moitié du treizième siècle, nous lisons par exemple chez Laurentius Hispanus:
 

          Ainsi, il est dit que [le pape] a une volonté divine. Comme le pouvoir du prince est grand! Il change la nature des choses en appliquant les attributs essentiels d’une chose à une autre […], il peut transformer la justice en iniquité en corrigeant tout canon ou loi; car, en ces matières, sa volonté est tenue pour raison […] Il est néanmoins tenu d’adapter ce pouvoir au bien public.

          Ces tendances au mysticisme politique avaient été renforcées par la redécouverte de la pensée juridique romaine, qui exaltait le pouvoir de l’empereur de manière toute similaire. Mais pendant des siècles ces dérives n’étaient pas généralement reconnues, et quand on les appliquait pour justifier des brigandages ponctuels, elles ne jouaient que le rôle de feuille de vigne. Les différentes notions d’une puissance illimitée du Pape et des rois n’étaient pas plus que des tentations intellectuelles d’une pensée fermement ancrée dans une conception véritablement chrétienne de la politique.

          Le grand changement intervient au seizième siècle avec la révolution protestante qui amène finalement leur application. La révolution protestante est d’habitude considérée du seul point de vue de la révolte contre l’autorité doctrinale de l’Église. Mais ce n’était pas son aspect intellectuel qui la distinguait de ses innombrables prédécesseurs. Les révoltes contre les seuls dogmes catholiques ont été combattues très effectivement par le moyen de l’excommunication. Mais la révolte de Luther et de Calvin se distinguait de toutes les autres en ce qu’elle fournissait le prétexte à une expropriation à grande échelle. Les princes allemands et suisses furent les premiers à s’emparer des églises, des cloîtres et de leurs territoires. Quand peu après Henri VIII d’Angleterre suivit leur exemple, la violence se répandit vite sur le reste de l’Europe. Partout nobles et vilains tâchèrent de saisir ce moment d’anarchie qui présentait une grande opportunité de brigandage impuni.

          Il n’y a pas de moyen plus sûr de méconnaître la signification de la révolution protestante que de la réduire à un phénomène purement spirituel ou intellectuel. Sa signification politique et, comme on le verra, sa grande signification pour la production de sécurité n’avaient rien à voir avec les doctrines du péché originel et de la rémission des péchés. Sa véritable signification était qu’elle violait les droits de propriété de l’Église catholique dans une dimension jamais connue avant. Elle était essentiellement du brigandage à grande échelle, brigandage opéré par ceux-là mêmes qui étaient censés protéger la propriété de tous.

          Que faire face à un pareil crime abominable? On appliquait deux solutions: la punition et la justification. La tentative de restaurer la justice par la force échouait finalement après plus d’un siècle, dans la Guerre de trente ans. En revanche, les efforts de justification du grand brigandage « protestant » ont été couronnés d’un succès éclatant. Ces efforts donnaient une nouvelle vie aux mythes politiques de l’Antiquité, qui dans les siècles précédents avaient été redécouverts et élaborés, en particulier par les sycophantes papaux et royaux. Ressuscités de leur tombeau et habillés dans une nouvelle rhétorique, les anciens mythes politiques ont depuis reconquis la pensée politique occidentale. Le résultat paradoxal de ce processus est notre âge moderne, dont la modernité consiste précisément en l’acceptation universelle des mythes politiques de l’Antiquité.

          Le principal mythe fondateur de la modernité est celui de la souveraineté, qui est également connu sous le nom d’absolutisme. Que le prince est souverain, cela veut dire qu’il est au-dessus de la loi. Tous les autres doivent la respecter, mais pas lui. Voilà le noyau dur de la théologie politique de l’âge moderne. On pourrait croire qu’il s’agit ici à peine d’une modification marginale des idées prévalant au Moyen-Âge. En fait, il s’agit d’un bouleversement complet de toutes les notions sous-jacentes à notre civilisation. Il est vrai que la doctrine de la souveraineté ne concerne pas la personne du prince. Mais elle établit un principe dont on ne pouvait éviter la généralisation, et l’histoire a montré comment il s’est généralisé. D’après ce principe, ce n’est plus Dieu qui fait la loi pour tous, mais au contraire il existe au moins un homme qui se fait la loi pour lui-même. En d’autres mots, les lois sociales ne sont pas des faits de nature, mais dépendent, ne serait-ce qu’en partie, de la volonté humaine.

          Il est évident que ce mythe, au-delà d’être une justification des expropriations du seizième siècle, peut servir aussi à justifier n’importe quelle expropriation par laquelle le gouvernement cherche à s’enrichir aux dépens de ses sujets. On peut donc résumer l’histoire de l’Occident depuis le seizième siècle en deux propositions: un, pour justifier un crime qui criait aux cieux, on élevait une ancienne erreur politique en principe d’État. Deux, depuis lors, cette erreur, par un long processus, a infecté, dégradé et perverti toutes nos institutions.

          Au début, l’erreur ne concernait que la personne du roi, et quand on commençait à l’appliquer sous les premiers rois absolutistes, elle augmentait l’insécurité de la population générale seulement de manière marginale. Mais s’il est possible, en principe, que l’homme fasse les lois sociales, pourquoi ce pouvoir devrait-il résider seulement dans un seul individu, à savoir, dans la personne du prince? Il s’est avéré impossible de donner une raison satisfaisante pour cette limitation. Les appétits avaient été éveillés et on procédait à une première généralisation de l’erreur. Moins d’un siècle après la mort de Louis XIV, les révolutions américaine et française ont mis en pratique le principe selon lequel ce n’est pas seulement la volonté du roi qui peut faire la loi, mais également celle de la multitude. Le culte de la démocratie – appelé également celui de l’humanité ou celui de l’Homme avec un « H » majuscule – remplaçait alors le culte du roi qui, à son tour, avait déjà éliminé le culte de Dieu.

          Les implications pour la sécurité sont patentes. Le pouvoir absolu du roi ne menaçait, en pratique, que la sécurité de la propriété de ses plus grands adversaires, à savoir, l’Église et les princes. En revanche, le pouvoir absolu de la multitude menaçait, dès son institution, la sécurité de la propriété de tout le monde. Dans les deux cents ans qui se sont écoulés depuis les révolutions démocratiques, cette menace s’est exprimée dans deux techniques d’expropriation, l’une abrupte, l’autre graduelle. La technique abrupte a prévalu dans les révolutions, telle que la révolution bolchevique. Alors qu’elle est plus spectaculaire et intimidante que la technique graduelle, c’est cette dernière qui a été bien plus importante. L’expropriation graduelle a en effet mis son empreinte sur l’histoire des deux derniers siècles.

          Les prétextes pour cette expropriation graduelle ont fréquemment changé. Il ne faut pas se tromper: le fait que l’expropriation des derniers cent ans se soit passée au nom de l’égalitarisme est une circonstance somme toute accidentelle. L’expropriation a été irrésistible, non pas en raison de tel ou tel prétexte qu’on avait invoqué pour la justifier, mais parce que le principe de base, l’erreur fondamentale, n’avait quasiment jamais été mis en doute. Ceci explique l’énorme flexibilité par laquelle l’État moderne s’adapte et prospère dans des conditions très différentes. Il s’agrandit en Suède et en Espagne, en France et au Chili, en Allemagne et aux États-Unis, et même en Suisse. Il prospère au nom de l’égalité et au nom de la différence, au nom de la justice et au nom de la compassion, au nom de l’apartheid et au nom de l’humanité. Les prétextes changent, mais l’État fleurit ... et il se moque des prétextes.
 

La croissance de l'État moderne

          Vous allez me demander: mais comment se fait-il alors que nous ayons réalisé un tel progrès matériel depuis l’établissement de la démocratie? S’il est vrai que l’État nous exproprie depuis plus de deux cents ans, comment se fait-il que nous ne sommes pas complètement destitués, mais que, bien au contraire, nous ayons pu créer une opulence sans pareille dans l’histoire de l’humanité? Je réponds que cela s’explique par l’intervention de deux facteurs.

          D’un côté, la croissance de l’État a été pendant un certain temps la croissance de l’État national, et cette croissance s’est faite aux dépens des pouvoirs intermédiaires. Au dix-neuvième siècle et jusqu’à l’aube de la Grande Guerre, c’est-à-dire pendant la phase de la plus forte croissance économique, le résultat net a été une stabilisation des charges de l’État à un niveau relativement faible.

          D’un autre côté, la science économique avait déjà démontré le caractère nuisible des entraves au commerce et à la production. À l’heure de gloire de l’économie politique au dix-neuvième siècle, l’État national a pris les enseignements de cette nouvelle science comme prétexte pour abolir les privilèges des pouvoirs intermédiaires. Cette libéralisation de la production et du commerce a engendré l’énorme croissance économique du dix-neuvième siècle.

          Au début du vingtième siècle, l’expansion de l’État national ne pouvait plus se faire aux dépens des pouvoirs intermédiaires, qu’il avait déjà réduits à une taille insignifiante. Depuis lors, l’État national a continué son expansion aux frais de la population elle-même, et la croissance économique est par conséquent en stagnation aujourd’hui. L’État pèse lourd sur le porte-monnaie de ses sujets: l’augmentation des impôts depuis le début du vingtième siècle est considérable, la croissance des dettes publiques est dramatique et l’inflation – l’imposition en toute douceur – est monstrueuse.

          Cette expansion de l’État moderne ne s’est pourtant pas produite dans un vide. Elle a eu de profondes répercussions non seulement sur le droit, la philosophie, la monnaie, la langue et le langage, les médias, les écoles et les universités, mais aussi sur la mentalité des gens.

          L’État moderne s’appuie sur la notion que la volonté humaine non seulement transforme la réalité selon ses projets, mais qu’elle peut aussi créer des choses ex nihilo. L’État crée des lois là où il n’y en avait point avant. Par exemple, par sa seule volonté il fait ainsi que l’expropriation soit juste et bonne dans certains cas. Il crée de la monnaie à sa volonté, la preuve en étant que nous en avons de plus en plus chaque année. Il crée aussi des génies selon son gré, la preuve en étant le nombre croissant de ceux qui sortent de l’école avec un diplôme de baccalauréat, ainsi que le nombre de ceux qui sortent des universités avec un diplôme de maîtrise et de doctorat.

          Le bon sens et – au cas où le bon sens nous manquerait – un peu d’éducation philosophique nous renseignent sur le fait que la seule volonté humaine ne crée rien. Ce que la volonté peut faire est de diriger nos ressources et nos énergies vers telle ou telle action. Nous pouvons alors connaître et transformer une réalité toute faite, mais nous ne saurions créer quoi que ce soit. La matière, les lois de la nature, les lois sociales, les lois normatives – tout cela ne dépend pas de la volonté de l’homme.

          Mais l’État moderne, de par sa nature même, nie ces vérités. Toutes ses activités ont pour effet de démontrer que la volonté humaine peut créer des choses ex nihilo et que la réalité n’est là que pour être supplantée par nos fictions. L’État moderne nie donc tous les standards objectifs qui s’opposent á sa volonté. Il est l’institution nihiliste par excellence.

          Si un particulier quelconque nous faisait l’éloge du nihilisme radical, nous serions incrédules au point de nous en moquer. Mais l’expansion irrésistible de l’État est un fait incontestable, et à chaque pas, cette expansion est justifiée par une négation de la réalité. Chaque fois, en effet, on nous dit que les expropriations sont productives, plutôt que de simples expropriations. On nous dit que la violence des impôts crée des emplois, qu’elle nous protége contre la faim, qu’elle crée une plus grande égalité en société, qu’elle améliore nos écoles, etc. Nous savons bien que tout ceci est faux. Frédéric Bastiat et ses disciples modernes l’ont montré maintes fois. La violence – et c’est bien ça la nature de l’État – ne crée rien; elle exproprie, c’est tout.

          Mais toujours reste-t-il que l’expansion de l’État est un fait incontestable, et ce fait pèse lourd, auprès du grand public, en faveur des justifications qui l’accompagnent. Le succès de cette expansion confère au nihilisme étatique une certaine crédibilité. Et c’est la raison pour laquelle il a eu un effet manifeste sur la mentalité du peuple, et en particulier sur la mentalité des étatistes mêmes.

          Considérons le cas de l’école publique. Aujourd’hui il est presque inévitable que les élèves y fassent la connaissance intensive du nihilisme. En particulier, ils apprennent dans plus d’une classe que toutes les limitations de l’homme sont plus ou moins artificielles. Elles résultent de certaines constructions purement intellectuelles et leur fonction essentielle est de préserver les rapports de domination qui garantissent l’exploitation continuée des enfants, des femmes, des travailleurs, du Tiers Monde, etc. La « logique d’exploitation » veut que, dès qu’on accepte une construction de base, quelle qu’elle soit, on est déjà en voie d’assujettissement.

          Il n’y a donc qu’un seul moyen sûr d’émancipation, à savoir, le remplacement de l’idéologie régnante par de constructions nouvelles qui, elles, empêchent l’exploitation de l’homme par l’homme ou qui du moins amènent des rapports de force plus convenables. Soulignons que les nouvelles constructions sont de pures émanations de notre volonté; en fait, de notre fantaisie. C’est notre seule volonté qui a le pouvoir de créer la réalité sociale telle que nous la souhaitons.

          Voilà pourquoi les militants de la gauche, surtout les jeunes, nous bombardent inlassablement avec des discours d’émancipation et avec des revendications de nouveaux droits. Quand on leur dit que leurs projets sont vains – que l’expropriation est tout simplement un moyen inadéquat pour atteindre les buts qu’ils se sont fixés – ils ne comprennent pas. Un bon nombre d’entre eux pensent sincèrement que la volonté est tout ce qui compte en politique. Rejeter leurs projets veut dire à leurs yeux que l’on est dépourvu de bonne foi ou de détermination.

          Les implications en matière de sécurité publique sont patentes. C’est que les demandes adressées à l’État sont illimitées et que l’État est donc poussé – forcé même sous la pression des masses électorales – de se rendre et d’intensifier son expansion, tout cela, bien entendu, aux frais de la population. Qui plus est, l’État entraîne un cercle vicieux: plus il se fait esclave des fantaisies populaires, plus il stimule ces mêmes fantaisies dans l’avenir. Jamais son activité n’est suffisante aux yeux des militants nihilistes.

          Le résultat de tout cela est une guerre civile permanente – guerre civile dont le vingtième siècle est le témoin. S’il n’y a pas de standards objectifs en politique du tout, alors il est raisonnable qu’on se dépêche de saisir le pouvoir pour imposer sa volonté aux autres; et il est déraisonnable de se fixer des limites a priori.
 

L'ennemi est en nous

          Il faut regarder la chose en face. Nous sommes en guerre. C’est une guerre qui n’a jamais été déclarée, et nous y sommes déjà depuis un bon moment. Si nous n’arrivons pas à identifier l’ennemi, nous allons perdre cette guerre et nous allons perdre toutes les libertés qui jadis ont été achetées par le sang de nos ancêtres.

          Qui est donc l’ennemi? Ce n’est pas la gauche, même pas la gauche plurielle. Ce n’est pas l’extrême droite. Ce ne sont pas les gens qui désirent vivre en régime démocratique, ni ceux qui préfèrent la monarchie. Ce ne sont pas les hommes et les femmes qui travaillent pour l’État. L’ennemi ne peut pas être vaincu non plus en gagnant une ou des batailles dans l’éternelle guerre civile pour le contrôle de l’État que nous appelons élections.

          La vérité est que l’ennemi est en nous. C’est que consciemment ou inconsciemment nous faisons hommage au culte de l’Homme ou, plus précisément, au culte de la volonté de l’homme. Nous trouvons plaisir aujourd’hui à penser qu’il n’y a pas de lois sociales naturelles, que nous pouvons créer des sociétés par la puissance de l’État. C’est cette foi crédule – étatisme, statolâtrie – qui est le fondement de l’expansion irrésistible de l’État et de ses monopoles. C’est elle qui est à la base de la négation de l’individu, et c’est donc elle qui engendre le grand nihilisme étatique dont les métastases ont déjà affaibli tous les aspects de notre civilisation.

          Comment alors sortir de l’impasse? Quelle est la bonne stratégie pour rétablir la liberté parmi nous? La question est à la fois simple et difficile. Elle est simple parce que le moyen essentiel de la réforme est d’abandonner la superstition politique qu’est l’État moderne – qui en fait est une réincarnation de certains mythes politiques de l’Antiquité. Cet abandon ne peut se faire que dans l’esprit et dans le coeur de chaque individu. Personne ne peut empêcher ce premier pas de la réforme, et c’est un pas qui est crucial. L’individu qui fait cet acte personnel de sécession est d’ores et déjà indépendant, du moins en ce qui concerne ses pensées et sa vie spirituelle. Il s’est partiellement libéré du culte de la statolâtrie et ce qui reste à faire est d’assurer la sécession également dans le domaine des choses matérielles.

          Mais cette réforme – qui en effet est seule viable – cette réforme est également difficile parce qu’elle exige une certaine discipline intellectuelle et morale. Il ne faut surtout pas succomber à la tentation d’établir le royaume de la liberté sur terre par l’État. C’était la grande erreur stratégique des libéraux des 18e et 19e siècle, qui y ont succombé tout comme les grands penseurs du conservatisme. Face au mouvement républicain, la plus grande source de l’expansion de l’État, les conservateurs ont opté pour une stratégie de contrôle de l’État afin de supprimer leurs adversaires. Dans son fameux essai sur la dictature, Juan Donoso Cortés considérait qu’il y avait en effet deux sources de civilisation: la Foi chrétienne, qui détermine le fidèle à intérioriser les règles nécessaires pour la vie en société, et la puissance de l’État. Pour sauvegarder la civilisation, il était donc nécessaire, d’après lui, de substituer la force à la religiosité, dans la mesure où l’esprit chrétien était en régression.

          Erreur capitale! La force ne saura jamais créer une société. L’intériorisation des règles nécessaires pour la vie en société est en effet la seule manière de bâtir une société ou, plus précisément, c’est la seule manière de construire une société d’hommes libres, plutôt qu’une fourmilière. Mais les libéraux du 19e partageaient cette erreur des conservateurs; et donc ils finirent par suivre la même stratégie axée sur la puissance de l’État quand ils eurent à affronter la résistance de l’Église et celle du mouvement socialiste.

          Il reste donc que la seule stratégie viable pour rétablir nos libertés est la sécession, sécession qui commence dans la tête de chaque individu et qui s’élargit et s’amplifie ensuite par la bataille intellectuelle et par des coopérations hors de l’État. Notre plus grand défi politique à l’heure actuelle est d’ériger des réseaux et des organisations spirituels, intellectuels, éducatifs et politiques hors des réseaux et organisations contrôlés par l’État. Nous devons rebâtir la société libre, qui est en effet la véritable et seule Société, en parallèle de la société officielle vouée au culte de l’État.

          Il est évident que tout ceci requiert un effort matériel et mental presque miraculeux. Il est en effet nécessaire que nous maintenions – puisque nous sommes contraints de le faire – la société étatisée par nos impôts et qu’en même temps nous fassions naître, avec les moyens qui nous restent, une autre société parallèle, société qui dans l’avenir sera le berceau d’une renaissance de la civilisation. Nous devons payer un loyer au brigand qui a usurpé les droits de propriété de notre maison ancienne et en même temps construire une nouvelle maison. Voilà une stratégie qui est dure et, sans doute, à la limite de nos forces. Mais c’est une stratégie noble et, surtout, c’est la seule stratégie viable.

          Ceux qui préparent leur retraite hors du soi-disant « système de sécurité sociale » ont déjà reconnu le bien-fondé de nos propos. Ils continuent à payer leurs cotisations de sécurité sociale (qui sont perdues à jamais dans les trous du trésor public) et en même temps ils font des épargnes supplémentaires à leur compte personnel. Répétons-le: c’est une démarche dure, mais elle est viable et elle est certainement digne des hommes et des femmes qui préfèrent la responsabilité à la tutelle asphyxiante de l’État.

          Il est vain d’essayer de sauver, ou même d’améliorer de quelque manière que ce soit, la société étatisée contemporaine. En vérité cette société étatisée est perdue. Elle ne peut pas être réformée parce qu’elle ne veut pas la réforme; elle veut juste notre argent et nos énergies pour ses projets fantastiques et vains. Il n’est pas possible de lui refuser notre argent, mais nous pouvons lui refuser le reste. Faisons-le tant qu’il est temps.

          À l’aube de la civilisation chrétienne, les habitants de la Gaule ont été confrontés au même problème qui nous occupe aujourd’hui. Ils assistaient au déclin d’une grande civilisation et à l’implosion finale de cette civilisation sous le poids de l’État-providence, de l’inflation et des invasions barbares. Nous n’y sommes pas encore tout à fait, mais nous nous acheminons vers la même fin. À l’époque, la civilisation a survécu parce qu’un petit nombre d’hommes et de femmes, inspirés par l’oeuvre de Saint Augustin, ont choisi de construire la Cité de Dieu et d’ignorer la cité étatisée. La même tâche nous attend aujourd’hui. Pour créer une cité libre, nous devons prendre les choses dans nos propres mains et surtout ignorer la cité étatisée.

          À l’heure actuelle, les ressources que nous pouvons employer à cette grande fin sont encore considérables. Plus nous attendons, plus le fisc diminuera notre point de départ matériel. Il dépend donc entièrement de nous-même avec quelle aisance nous mettons ladite stratégie en pratique. Si nous commençons maintenant, nous pouvons probablement supplanter l’État en trois ou quatre générations. Mais si nous attendons trop longtemps, nos enfants seront renvoyés dans les mêmes circonstances de misère et de barbarie que nos ancêtres qui ont bâti la civilisation chrétienne à partir du 5e siècle – et il n’est probablement pas nécessaire que je vous rappelle la longueur de ce processus et les douleurs qui l’ont accompagné.

          Commençons donc dès à présent à ignorer ce qui se passe dans les couloirs des appareils d’État. Ignorons ce qui nous est présenté comme des nouvelles par les chantres du pouvoir dans les journaux et à la télévision. Ignorons enfin ce qui est enseigné dans les églises de l’étatisme – les anciennes écoles et universités. Concentrons notre attention et nos efforts sur la construction de la société nouvelle.

 

1. Ludwig von Mises, L'Action humaine, Presses Universitaires de France, 1985 (traduit par Raoul Audouin). Sixième partie – L'Économie de marché entravée, Chapitre XXVII – Le gouvernement et le marché.

 

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