Montréal, 15 novembre 2005 • No 160

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

LA GUERRE DES MONDES A-T-ELLE EU LIEU?

 

par Gilles Guénette

 

          On enseigne la chose dans les cours de communication à l’université pour démontrer « le pouvoir » de la radio. Le 30 octobre 1938, une veille d’Halloween, Orson Welles signe la mise en scène d’une adaptation radiophonique du roman de Herbert George Wells, La Guerre des mondes, dans laquelle les Martiens envahissent la Terre. C’est la panique. Telles des poules à qui on aurait coupé la tête, les auditeurs se mettent à courir dans tous les sens. Attroupements dans les rues, embouteillages montres, postes de police assiégés. Avec le temps, un véritable mythe se construit autour de « l’émission qui terrorisa l’Amérique ». Pourtant... Dans son bouquin intitulé La Guerre des mondes a-t-elle eu lieu?, Pierre Lagrange, sociologue des sciences, démontre qu’il n’y a jamais eu de panique généralisée. Et que tout ça n’est en fait qu’un gros canular perpétué au fil des années. « Fascinating! », comme dirait M. Spock.

 

Un mythe déboulonné

          Le roman de H.G. Wells a été publié en 1898. Il raconte les conséquences d’une invasion extra-terrestre. Le synopsis, selon l’encyclopédie Wikipédia, va comme suit: « Les extra-terrestres envahissent la Terre en usant de rayons ardents, d'armes chimiques et de tripodes. Après avoir facilement défait la résistance humaine, les Martiens dévastent l'est de l'Angleterre, Londres incluse. N'étant pas immunisés contre elles, ils seront arrêtés par des maladies terrestres. »
 

          Quarante ans plus tard, Orson Welles, jeune metteur en scène au théâtre et à la radio, réalise des pièces radiophoniques de façon hebdomadaire pour le réseau CBS. Ces adaptations sont retransmises par la plupart des stations du réseau sur tout le territoire américain. Welles s’attaque généralement à des oeuvres classiques telles Le Tour du monde en quatre-vingt jours de Jules Verne, Dracula de Bram Stoker.

          Lorsque vient le temps de mettre en scène La Guerre des mondes, Welles et la troupe du Mercury Theatre, estimant que le roman de H.G. Wells a un peu trop mal vieilli pour ce qu’ils veulent en faire, décident de l’adapter sous forme de bulletin d’information. Ils mettent donc en scène un programme de musique, comme on en retrouve des tas sur d’autres chaînes de radio ce dimanche soir, et ils l’interrompent régulièrement par des flashes d’information.

          L’annonceur commence par dire qu’on observe d’étranges lumières à la surface de la planète Mars. Qu’une grosse météorite est tombée dans le New Jersey. Qu’une équipe s’est rendue sur place avec un astronome, joué par Orson Welles, pour enquêter. On assiste alors à une escalade dans l’horreur. La météorite n’est pas une météorite, mais un vaisseau spatial. Des martiens sortent du vaisseau et commencent à trucider tout ce qui bouge à l’aide d’un rayon de la mort. Le texte est déclamé par les comédiens sur fond de cris et d’effets spéciaux.
 

On savait

          Si vous consultez la presse de l’époque, l’émission est très clairement annoncée. Quelques jours avant, on retrouve dans le New York Times un supplément consacré à Welles dans lequel on parle de la carrière de l’homme et de ses réalisations – dont celle-ci. Il n’y a donc aucune ambiguïté. À part, peut-être, pour les personnes qui attrapent l’émission au vol et qui tombent sur les soi-disant bulletins d’information catastrophistes de Welles. Ces personnes, on peut comprendre, se demandent de quoi il s’agit. La plupart consultent leur programme radio. Certains téléphonent à la station. D’autres, à la police. Avant que l’émission ne prenne fin, les policiers débarquent dans les studios new-yorkais de la CBS. Les journalistes s’emparent de l’affaire.

          Comme panique généralisée, on aura vu pire! Pourtant, le lendemain dans la presse, on ne parle plus que du vent de panique qui a balayé l’Amérique. De la panique qu’a généré l’émission. On ne dit pas que des gens ont téléphoné à la station ou à la police pour simplement s’informer, comme c’était le cas dans la majorité des situations, on dit qu’ils ont téléphoné paralysés par la peur, la voix haletante, qu’ils voulaient savoir quand est-ce qu’arriverait la fin du monde!

          Dans le New York Times, on raconte qu’un homme est rentré chez lui pour retrouver son épouse paniquée dans la salle de bain, une main sur un flacon de poison, l’autre sur le syntoniseur d’un poste radio. Elle l’aurait avalé n’eut été de son intervention. La dame, dit-on, craignait de se faire violenter par les Martiens... Avec les années, cette femme sera déclarée morte dans toute la littérature consacrée à l’affaire. Elle aura réussi son geste. Son mari ne sera pas arrivé à temps – sans doute était-il pris dans un embouteillage. Il s'agissait d'une vieille fille. Les causes et raisons varient d'une histoire à l'autre.
 

Décalage horreur

          Au cours des semaines, des mois, des années qui suivent, l’histoire se transmet. Elle se transforme. Personne ne revient en arrière pour vérifier. Avec la multiplication des rumeurs, l’histoire se renforce. On invente des vagues de suicides, des accidents, des crises cardiaques, des fausses couches… Après les journalistes, ce sont les intellectuels qui s’en emparent. Ils s’en servent, notamment, pour démontrer comment le peuple est une masse informe et stupide ou pour élaborer quelque théorie sociale bidon sur la conscience de la foule.
 

« Dans le New York Times, on raconte qu’un homme est rentré chez lui pour retrouver son épouse paniquée dans la salle de bain, une main sur un flacon de poison, l’autre sur le syntoniseur d’un poste radio. Elle l’aurait avalé n’eut été de son intervention. La dame, dit-on, craignait de se faire violenter par les Martiens... »


          L’auteur de La Guerre des mondes a-t-elle eu lieu? nous donne plusieurs exemples de ce qui s’est écrit comme énormités au fil des années. Voici la description des réactions suscitées par l’émission selon les intellos du 7e art, ceux de la revue Cinéma 1957:
 

          Voitures filant à 120 à l’heure dans les deux sens, campagnards se précipitant à la ville et citadins fuyant vers la campagne, suicides, jambes cassées, fausses couches, invasions massives des églises, des hôpitaux et des commissariats de police, la panique dura plus de douze heures. On raconte même que des membres de la Croix-Rouge durent se rendre dans les montagnes du Dakota quelques semaines plus tard pour persuader les derniers réfugiés que finalement les Martiens n’avaient pas débarqués et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. (p. 207)

          En 1968, Richard W. O’Donnell, un journaliste du Boston Globe, est chargé de faire un papier anniversaire sur l’événement. Il part à la recherche d’habitants de Boston qui se seraient laissés emporter par la vague de panique. Un homme raconte qu’il a sauvé un ami qui allait tomber du haut d’un toit où il s’était perché pour scruter l’horizon à la recherche de Martiens. Une femme raconte qu’un attroupement de gens s’était formé sur Tremont Street et qu’on pouvait « voir la terreur se dessiner sur leur visage ». Un autre raconte qu’il s’est préparé à l’invasion en ressortant un vieux casque en métal de la Première Guerre mondiale.

          « O’Donnell raconte qu’il ressentait de la fierté à l’égard de ses concitoyens. Jusqu’au moment où, en effectuant quelques recherches supplémentaires, il découvrit que, ce fameux soir, la station WEEI affiliée à CBS avait retransmis non pas l’émission de Welles, jugée trop peu populaire, mais une émission religieuse. Personne, à Boston, n’avait écouté la pièce d’Orson Welles! » (p. 167) L’histoire est tellement ancrée dans l’imaginaire collectif que même des gens qui n’ont pas écouté l’émission « s’en souviennent » comme s’ils l’avaient entendue (un peu comme ces personnes qui disent s'être fait enlever par des extra-terrestres ou être allées « de l'autre côté » après avoir subi un arrêt cardiaque: elles racontent toutes sensiblement la même histoire qu'elles ont entendue maintes et maintes fois...).

          Pour expliquer, en partie, ce phénomène, Lagrange relate les travaux du psychosociologue Muzafer Sherif. « Spécialiste de la formation des normes au sein de groupes restreints, Sherif est notamment célèbre pour avoir montré comment un individu peut en venir à voir autre chose que la réalité qu'il observe sous la pression d'un groupe qui affirme que les choses se passent autrement (le psychologue utilisait des comparses qui affirmaient que telle ligne était plus longue qu'une autre, en fait, elle était plus courte, insinuant le doute dans l'esprit du cobaye et le conduisant à se rallier à cette opinion collective fausse pour ne pas être marginalisé). » (p. 169)
 

Panique de qui?

          Selon Pierre Lagrange, la véritable panique n’a donc pas débuté le soir de l’émission, mais le lendemain. La véritable panique dont il faut parler n’est pas celle des auditeurs – la pièce était annoncée depuis quelques semaines, plusieurs avaient reconnu la voix de Welles, etc. –, mais celle des gens des médias et des intellectuels qui ont cru que tout d’un coup, l’Amérique avait été submergée par une vague d’irrationnalisme et que tout le monde avait pris au premier degré cette émission de radio.

          Invité à la radio de Radio-Canada, le 1er octobre dernier, l'auteur explique ainsi le phénomène:
 

          Ce sont les gens cultivés, ceux qui sont en général les garants de la vérité et de ce qui est considéré comme étant rationnel ou pas, qui ont plongé comme un seul homme dans cette idée que tout le reste du monde était formé de gens stupides qui étaient prêts à croire n’importe quoi. […] Cette histoire de panique ne tient que si l’on est persuadé effectivement que le public est stupide et prêt à avaler n’importe quelle histoire. Mais si on commence à avoir une idée un peu plus raisonnable des gens, pas comme une espèce de masse informe qui se jette par les fenêtres dès qu’il entend un truc à la radio, on est obligé de réviser notre point de vue parce que si panique il y a eu, c’est un phénomène extrêmement localisé qui concerne une petite partie de la population.

          Voilà ce que fait M. Lagrange dans son bouquin. Il tient pour acquis que les gens ne sont pas tous des cruches et revisite les lieux. À l’aide de coupures de presse de l’époque et de livres consacrés au sujet – certains plus crédibles que d’autres –, il décortique la réalité et démontre que ce qui s’est réellement produit le 30 octobre 1938 n’a rien à voir avec ce qu’on a qualifié de déferlement de panique à travers l’Amérique.
 

Une fois la poussière retombée

          Selon Lagrange, si Welles n’était pas devenu ce qu’il est devenu, le réalisateur génial que l’on connaît, s’il n’avait pas notamment réalisé Citizen Kane, il est certain que cette émission ne serait jamais devenue la plus célèbre émission de l’histoire de la radio. Et on n’enseignerait pas l'affaire dans les cours de communication à l’université.

          On pourrait ajouter que si l’événement avait eu lieu en Ontario, par exemple, ou en Belgique, personne n’en aurait jamais entendu parler. Le fait que l’histoire se soit passée aux États-Unis aura permis – et continue de permettre – à tout un chacun de casser du sucre sur le dos des Américains. « Non, mais ils sont quand même cons ces Américains d’avoir cru à tout ça! »

          Le fait aussi que l'action se soit passée à la radio explique en partie l’invention. Les médias, c’est connu, aiment bien parler d’eux-mêmes. Quoi de mieux alors pour démontrer leur immense pouvoir sur les masses que d’inventer un tel événement? (Bien sûr personne ne s’est levé un bon matin en se disant, « Tiens, je vais créer un mythe de toute pièce ce matin! » L'histoire a plu, personne, surtout pas les journalistes et les intellectuels dont c'est censément le rôle, n’a donc senti le besoin de la remettre en question. Un peu comme tous les mythes colportés au fil des années sur le paradis communiste en Union soviétique ou la « grande noirceur » au Québec.)

          La Guerre des mondes n’a pas eu lieu. Cela prendra sans doute plus qu’un livre pour mettre fin au mythe – c’est que beaucoup de gens affectionnent les mythes –, mais heureusement l’information est maintenant accessible sur le grand marché des idées. The Truth is Out There.
 

 

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