Montréal, 15 décembre 2005 • No 161

 

LEMIEUX EN LIBERTÉ

 

Pierre Lemieux est économiste et écrivain.

 
 

LE PÈRE NOËL À TORONTO

 

par Pierre Lemieux

 

          « Oh! oh! je crois que je suis dans la merde », se dit le Père Noël en apercevant les gyrophares dans son rétroviseur(1). Il arrêta son traîneau, bien différent du légendaire traîneau tiré par des rennes. Sur l’un des écrans du cockpit, l’horloge atomique marquait: « 19h 50m 34s – 24 décembre 2034 ».

 

          Puis, tous les écrans et les systèmes de bord s’éteignirent d’un coup, comme il arrivait toujours quand la police interceptait un véhicule. La voiture blindée qui s’était arrêtée derrière le traîneau du Père Noël portait la devise de la police de Toronto: To Serve and Protect.

          Bottés, casqués, en tenues camouflage, trois agents descendirent de la voiture de police. Pendant que deux d’entre eux s’approchaient du traîneau chacun de son côté, le pistolet-mitrailleur au poing, un troisième, en position de tir à l’arrière, mettait en joue le conducteur. C’était la procédure normale et prudente d’interception: « Si ça peut sauver une seule vie… », disait une pub de la Coalition pour le contrôle de tout (CCT).

          Le Père Noël baissa sa vitre manuellement. « Monsieur, s’il vous plaît, dit l'agent, permis de conduire, immatriculation du véhicule, carte d’identité ou passeport, permis de déplacement, permis de visite à Toronto, certificat d’enregistrement pour chaque ordinateur, permis d’acquisition d’ordinateurs, permis de possession d’ordinateurs… ». Puis, apercevant un lutin sur la banquette arrière, il continua du même souffle: « et permis de parent ». Le Père Noël lui remit une sacoche contenant tous ses visas et papiers d’identité avec leurs multiples puces. Dans son rétroviseur, il pouvait voir le quatrième flic, demeuré dans la voiture de police, qui tapotait fébrilement son clavier. « De toute manière, pensa-t-il, ils savent déjà tout sur moi. » Avant de quitter le Pôle Nord, il avait, comme la loi l’exigeait, enregistré son plan de voyage via l’Internet et reçu immédiatement le permis de déplacement demandé.

          L’État était très efficace. « Vive notre État démocratique, national, social et collectif! », disait la devise de la CCT.

          Le flic retourna à sa voiture avec les papiers d’identité du Père Noël. Il discuta quelques minutes avec son collègue. Puis il revint vers le Père Noël, rapidement rejoint par le flic qui était posté de l’autre côté du traîneau: « Nous allons contrôler votre chargement. »

          C’était bien ce que le Père Noël craignait. Car les jouets qu’il transportait pour les enfants de Toronto n’étaient pas tous réglementaires. Depuis plusieurs années, la loi contrôlait étroitement la fabrication et la distribution des jouets, et imposait des quotas très sévères à l’égard des jouets sexistes, notamment les camions et engins de construction pour les garçons et les poupées et landaus de poupée pour les filles. Or, malgré des programmes éducatifs spécialement conçus pour régler ce problème, les garçons et les filles continuaient de demander ce qu’ils avaient toujours demandé. Pour faire plaisir aux enfants, le Père Noël trichait un peu: son chargement contenait un grand nombre de jouets sexistes.

          La situation était encore plus inquiétante au sud de la frontière. Après une confrontation désagréable avec le TEA (Toy Enforcement Agency), le Père Noël avait cessé de livrer aux États-Unis. La SEC (Solidarity Enforcement for Christmas) avait lancé une enquête contre lui. À Chicago, un grand jury avait été réuni.

          Il y avait pire encore. Quelques années après l’interdiction totale des armes à feu au Canada, les armes jouets avaient également été prohibées. Pourquoi, en effet, donner aux enfants des imitations d’objets immoraux qui, de toute manière, leur seraient à jamais interdits (sauf, bien sûr, s’ils entraient au service du tyran)? Pourquoi encourager la violence et la révolte? Par contre, les puces sous-cutanées pour appeler la police au secours faisaient l’objet d’avantages fiscaux alléchants. Mais les petits garçons continuaient de demander des armes jouets, « pour faire comme les gentils policiers », écrivaient-ils timidement au Père Noël. Là, le Père Noël avait péché lourdement : son chargement était plein d’imitations de revolvers de cowboys, de carabines militaires, et des armes de poing que Tintin et le Capitaine Haddock portaient sur eux dans les célèbres livres d’aventures (qui avaient récemment été interdits en tant que littérature haineuse).

          En cette nuit de Noël 2034, les deux prétoriens torontois qui fouillaient le traîneau du Père Noël découvrirent rapidement les jouets illégaux. Ils parlaient sans arrêt dans leur microphone casque. Ils trouvèrent aussi un grand nombre de boîtes cadeaux avec de vraies armes, mais ils ne s’en soucièrent pas puisqu’il s’agissait de cadeaux que le maire de Toronto offrait à ses gardes du corps(2).

          « Vous êtes en état d’arrestation, dit l’un des prétoriens, pour distribution illégale de jouets interdits, association de malfaiteurs et blanchiment d’argent. Un certificat de sécurité vient d’être émis contre vous. Descendez de votre traîneau. »

          Les « certificats de sécurité », version moderne des lettres de cachet sous Louis XIV, avaient été introduits au Canada après le 11 septembre 2001, ostensiblement pour lutter contre le terrorisme. Graduellement, ils avaient servi à réprimer toutes sortes de crimes graves, de l’usage du tabac au flirt sans consentement écrit. Dans le code pénal, le harcèlement textuel avait été ajouté au harcèlement sexuel: « N’oubliez pas que les mots tuent », avait expliqué le ministre de la Justice, quelques jours avant de mourir du SIDA et d’un cancer de la prostate.

          Un des prétoriens tentait de forcer la portière du cockpit, que le Père Noël avait verrouillée.

          Il fit alors quelque chose qu’il n’avait jamais fait. D’une poche de son fameux manteau rouge, il tira un Blackberry non enregistré, dont le petit écran s’alluma. Il cliqua sur une icône qui fit apparaître un message d’urgence qu’il avait espéré n’avoir jamais à envoyer. Le message était adressé à heidi@feedesetoiles.com et disait simplement: « Au secours! ». Le Père Noël ajouta « Dans la merde! » mais, énervé, pressa sur la mauvaise touche et effaça le « dans ». « Message crypté … Message envoyé », répondit le logiciel.

          Les deux prétoriens près de la portière pointaient maintenant leurs pistolets-mitrailleurs vers le Père Noël en lui ordonnant de laisser tomber son Blackberry et de sortir les mains en l’air. Le lutin derrière s’était mis à pleurer. Était-ce la fin du Père Noël?

          Non. Soudain, un énorme SUV translucide, traînant derrière lui des volutes de fumée bleue qui sentait le Romeo y Julieta, arriva de nulle part. Une jeune femme, légèrement vêtue pour une nuit d’hiver et enveloppée d’une dentelle de lumière, en sortit et se dirigea vers le traîneau d’un pas léger, ses longs cheveux blonds flottant dans la nuit. C’était la Fée des Étoiles.

          Le prétorien qui était en position de tir derrière le traîneau fut le premier à réagir: « What the fuck is that? », lança-t-il dans le patois local. La traduction officielle de l’époque, approuvée par le Comité conjoint sur les valeurs canadiennes (CCVC), constitué de représentants de l’Office de la langue française (OLF) et du Comité d’organisation normative (CON) du ministère de l’Environnement, était: « Où donc est le phoque? »
 

          Le prétorien tourna son pistolet-mitrailleur en direction de la fée qui s’approchait, baguette magique à la main. Il glissa son doigt sous le pontet et lentement, comme le pro qu’il était, le posa sur la gâchette. Un éclair jaillit. Mais il venait de la baguette magique. Les trois prétoriens furent instantanément transformés en statues de sel(3). Celui qui était resté dans la voiture prit la poudre d’escampette.

          Dans le traîneau, tous les systèmes s’étaient rallumés. Le Père Noël envoya une bise à la Fée des Étoiles et démarra rapidement pour aller distribuer les cadeaux aux enfants de Toronto. Et il fit une autre chose qu’il n’avait jamais faite: il ne distribua pas certains des cadeaux à leurs destinataires. Au lieu de donner les vraies armes aux gardes du corps du maire, il les déposa sous les sapins des gens les plus opprimés de la ville.

          Au matin du 25 décembre 2034, les petits garçons et les petites filles de Toronto trouvèrent sous le sapin les cadeaux qu’ils avaient demandés. Plusieurs de leurs parents trouvèrent également des cadeaux inattendus. La carte de Noël qui accompagnait ceux-ci portait une citation d’André Thirion, en français: « l’indocilité de quelques-uns peut changer le cours des événements »(4).

          Au Musée de la Tyrannie, établi dans l’ancien quartier général de la Ontario Provincial Police, à Toronto, on peut encore voir (et presque sentir) les statues des prétoriens séchées et conservées sous vide, à la suite de cette nuit magique qui sonna le début de la grande ronde des révolutions du vingt-et-unième siècle.

 
 

1. En vérité, son exclamation fut « HOH OHO! », mais cette subtilité risque d’échapper à nos lecteurs non-canadiens.
2. Note de l’éditeur: Les historiens ont souvent cité, à ce sujet, Pierre Lemieux, « Clobbering hobbies », Western Standard, 16 janvier 2006, p. 22; reproduit à www.pierrelemieux.org/artwsmiller.html.
3. Note importante de l’éditeur: Nous recommandons de révéler aux enfants de 12 ans et plus de quelle matière les statues étaient véritablement constituées.
4. André Thirion, Éloge de l’indocilité, Paris, Laffont, 1973.

 

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