Montréal, 15 décembre 2005 • No 161

 

LIVRE

 

Bertrand Lemennicier est économiste et professeur à l'Université de Paris II.

 
 

LA MORALE FACE À L'ÉCONOMIE

 

par Bertrand Lemennicier

          Certains pensent que l'économie est immorale, d'autres qu'elle est amorale. Dans La morale face à l'économie, publié aux Éditions d'Organisation, Bertrand Lemennicier montre qu'elle traite des questions morales parce qu'elle s'occupe des actions humaines et que c'est l'objet même de la morale. Or l'économie apporte à ces questions des réponses précises grâce à une méthode d'investigation spécifique. À travers cette lecture, vous découvrirez à la fois ces principes de raisonnement et leur application aux grands débats de société comme l'avortement, la discrimination, la drogue, la démocratie… Nous reproduisons ici, avec l'aimable permission de l'auteur, l'introduction de cet essai qui vient de paraître.

 
 

INTRODUCTION

 

« La vertu de la rationalité signifie la reconnaissance
 et l’acceptation de la raison comme notre seule source
 de connaissance, notre seul juge des valeurs
 et notre seul guide d’action. »
Ayn Rand, « The Objectivist Ethics »,
The Virtue of Selfishness, Signet Book, 1961

          Ce livre traite de questions importantes mais rarement abordées dans les manuels d’économie: celles des rapports entre l’éthique, cette branche de la philosophie qui juge du bien et du mal, et l’économie. Il est en effet inhabituel, pour un économiste, d’aborder de front les questions qui sont du domaine de la philosophie morale. En revanche, les philosophes et les moralistes ne se privent pas d’aborder les problèmes économiques et de les discuter de leur propre point de vue: celui du bien ou du mal. S’il n’est pas dans l’habitude des économistes de discuter de moralité, bien peu de philosophes comprennent ce qu’est un marché et encore moins la morale qui le sous-tend. Quand le législateur interdit un marché libre des organes à la transplantation au nom de la morale, c’est en fait le philosophe ou le moraliste qui pénètre le domaine de l’économie avec ses propres outils d’analyse, et non l’inverse. Il est alors paradoxal de reprocher à l’économiste de se mêler des choses pour lesquelles il ne serait pas compétent.

          Les économistes considèrent que, en tant que scientifiques, ils n’ont rien à dire sur ces thèmes. Ils estiment devoir se contenter de faire des prédictions sur les résultats qui émergeront du marché ou de l’interaction sociale en général. Un économiste peut convaincre qu’il est inutile, voire trop coûteux, de lutter contre le trafic de drogue, mais il doit laisser à d’autres le soin de dire si consommer de la drogue est bien ou mal. Il peut convaincre qu’empêcher un commerce libre des organes à la transplantation revient à condamner à mort un grand nombre de patients ou qu’établir un salaire minimum a pour conséquence un chômage plus élevé, mais il doit laisser aux philosophes, aux sociologues, aux politologues, voire aux citoyens et à leurs représentants, le soin de porter un jugement de valeur sur ceux-ci.

          Lionel Robbins(1), à qui l’on doit une définition célèbre de l’économie – « l’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs » –, écrit à propos des rapports entre l’éthique et l’économie:

          L’économie s’occupe de faits déterminables; l’éthique, d’appréciations et d’obligations. Leurs champs d’investigation ne sont pas sur le même plan discursif. Il y a, entre les généralisations des études positives et celles d’études normatives, un abîme logique qu’aucune ingéniosité ne saurait déguiser et qu’aucune juxtaposition dans l’espace ou dans le temps ne saurait combler.

          Les propositions impliquant le verbe « doit » diffèrent, par le genre, des propositions impliquant le verbe « est ».

          Un auteur plus célèbre encore, le prix Nobel Milton Friedman(2), pense que les divergences entre les individus dans les débats de politique économique ou sociale proviennent avant tout de différences de prévisions concernant les conséquences économiques de telle ou telle mesure, qui, en principe, peuvent être éliminées par les progrès de l’analyse économique. Elles ne proviennent pas de différences tenant aux valeurs fondamentales, qui, elles, ne peuvent être tranchées par l’analyse économique. Ces différences ne pourraient mener qu’à l’affrontement. L’idée sous-jacente à cette argumentation est la suivante. Dans toute action humaine, on observe deux aspects: l’un lié à l’efficacité – l’action atteint-elle ses objectifs? –, l’autre à sa légitimité – l’action est-elle bonne ou mauvaise, légitime ou non? Ces deux aspects devraient être discutés séparément. Remarquons que cette proposition est elle-même une proposition normative qu’il faut justifier.
 

« Cette question de la moralité de l’échange volontaire est essentielle à l’économiste parce que la compatibilité des plans individuels ou leur coordination est centrale en économie; or, c’est par l’attribution et l’échange volontaire des droits de propriété que cette coordination se réalise. »


          Ce comportement « positiviste » est très répandu dans la profession. Il l’est à tort. En effet, les différences tenant aux valeurs fondamentales peuvent être tranchées par l’analyse économique, contrairement à ce qu’écrivait Milton Friedman dans les années 1950. Les économistes disposent pour cela de deux outils d’analyse qui sont au cœur des mécanismes de marché: la notion de droit de propriété et celle de consentement.

          Par définition:

1. Une personne ne peut échanger que ce dont elle a la propriété;
2. L’échange repose sur le principe d’autonomie de la volonté et sur la notion de consentement.

          Le respect de ces deux principes permet de porter un jugement sur l’efficacité et la légitimité d’une action humaine. C’est bien parce que l’on est le premier occupant de son corps, et qu’il n’« appartient » à personne d’autre que soi, que l’on peut s’approprier les fruits de son action. On peut alors échanger les droits de propriété acquis par son action pour d’autres en vue d’améliorer son bien-être. Or, par définition, la légitimité d’une action découle du mode d’appropriation des choses.

          Par ailleurs, lorsque l’on utilise les services rendus par les autres individus comme moyens pour arriver à ses fins, la possibilité d’atteindre ses objectifs – l’efficacité de son action – dépend fondamentalement du consentement d’autrui. C’est parce qu’il y a consentement « unanime » entre des parties à un contrat d’échange de droits de propriété que les résultats du marché peuvent être jugés comme efficients, au sens où les deux parties atteignent ou pensent atteindre leurs objectifs grâce à ce contrat! Cette question de la moralité de l’échange volontaire est essentielle à l’économiste parce que la compatibilité des plans individuels ou leur coordination est centrale en économie; or, c’est par l’attribution et l’échange volontaire des droits de propriété que cette coordination se réalise. Peut-on accepter que quelqu’un réalise ses anticipations autrement que par l’échange volontaire de droits de propriété, c’est-à-dire par la violence? Peut-on accepter que l’attribution d’un droit de propriété se fasse par la violence et non par une règle pacifique du premier occupant? Peut-on comprendre l’échange volontaire des droits de propriété et leur émergence à partir de la morale?

          L’interdiction d’établir ou d’attribuer des droits de propriété, comme d’interférer dans leur échange volontaire pour des raisons morales a pour conséquence une incompatibilité des plans individuels. Interdire les transplantations d’organes, c’est sacrifier la vie de certaines personnes, c’est avoir des morts sur la conscience. Interdire le commerce des droits de garde d’enfants, refuser l’appropriation des espèces animales vivantes ou l’appropriation de la nature environnante, etc., c’est interdire certains actes d’appropriation et d’échange au nom d’une morale, mais c’est aussi créer des situations de désordre social particulièrement dramatiques quand elles conduisent à la disparition d’espèces vivantes ou à des souffrances inutiles. Or, quelle justification morale peut-on apporter à l’interdiction d’un échange entre adultes consentants sinon à faire appel à une morale qui s’oppose à celle du consentement et du droit de propriété reposant sur une règle du premier occupant? Comment trancher alors entre deux morales et prétendre que l’une est supérieure à l’autre? C’est l’objet du chapitre 1 que d’en discuter. En effet, la plupart des conflits qui nous opposent proviennent d’une méconnaissance de la façon dont nous portons des jugements de valeur sur le comportement d’autrui. Ce chapitre est d’autant plus important que les trois suivants, les chapitres 2, 3 et 4, traitent des lois sur la bioéthique, de l’interdiction d’un marché libre de la transplantation d’organes et de l’avortement. Interventions législatives où les méfaits d’une certaine conception de la morale sont désastreux. Il est rare que l’économiste puisse prétendre que son savoir aide à sauver des vies humaines. Mais s’il est un domaine où la connaissance d’un minimum de théorie économique est vitale, c’est bien celui-là.

          Cette réflexion sur la morale est également importante parce que toute intervention coercitive de l’État implique nécessairement des jugements de valeur. Il est facile de le voir lorsque l’on discute de certaines réglementations comme les lois anti-discrimination (chapitre 5) ou de la légalisation du commerce de la drogue (chapitre 6). Tous ces débats résultent d’une intervention du législateur dans la vie privée des gens, qui, au lieu d’apaiser les conflits, les exacerbe. La même question se pose à nouveau avec la propriété des rues (chapitre 7). Pourquoi le législateur intervient-il dans ce domaine? Ces conflits sont le produit d’une certaine conception du régime politique dans lequel nous vivons: la démocratie politique. Nous consacrons un chapitre à la compréhension de cette institution en opposant la démocratie à la liberté individuelle (chapitre 8).

          Nous terminons cet ouvrage par un chapitre qui complète celui sur la morale. Son objet est de rappeler au lecteur quelques éléments de base du raisonnement économique (chapitre 9). Ce chapitre prend sa pleine signification à la fin du livre, c’est-à-dire lorsque le lecteur a pu se familiariser, dans les chapitres précédents, avec la façon dont les économistes discutent des problèmes les plus divers.

          Il n’a probablement pas toujours partagé le point de vue de l’économiste, il a même dû réagir fortement en fonction de ses propres jugements de valeur. Mais on exige de lui une réaction rationnelle et non passionnelle. On exige de lui qu’il prenne conscience de la morale qui sous-tend son point de vue et qu’il soit capable de l’expliciter. On exige aussi de lui qu’il ne se méprenne pas sur ce que sont l’art et la manière de raisonner comme un économiste, alors qu’il se laisse si souvent influencer, dans ses jugements de valeur, par un sociologue, un politologue ou un moraliste, qui ont chacun une approche fondamentalement différente des phénomènes économiques et sociaux contemporains. Ce chapitre lui permettra de mieux saisir ces différences et de comprendre d’où viennent les querelles et les controverses actuelles sur les thèmes abordés dans cet ouvrage.

 

1. Robbins L. 1947, Essai sur la nature et la signification de la science économique, Paris, Librairie Médicis, pp. 143-144.
2. Friedman M. 1953, « The methodology of positive economics », dans Essays in Positive Economics, Chicago, The University of Chicago Press.
 

SOMMAIRE
Introduction
1. L'économie au secours de l'éthique
2. La question de l'appropriation du corps humain
3. Le refus du système de prix et la pénurie des organes à la transplantation
4. L'avortement: un permis de tuer?
5. En quoi la discrimination est-elle un mal?
6. Pour un commerce libre de la drogue
7. La privatisation des rues
8. La démocratie n'est pas la liberté
9. L'art et la manière de penser comme un économiste
Conclusion

 

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