Montréal, 15 janvier 2006 • No 162

 

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

STEPHEN HARPER: UN EX-LIBERTARIEN DEVENU UN ÉTATISTE COMME LES AUTRES

 

par Martin Masse

 

          Si la tendance se maintient, Stephen Harper deviendra premier ministre du Canada dans une semaine et les conservateurs pourraient même faire élire quelques députés au Québec. Je devrais être fier. Harper est un ancien lecteur et abonné du Québécois Libre. J’ai été son premier organisateur au Québec lorsqu’il est revenu en politique à l’automne 2001 pour contester le leadership de l’Alliance canadienne. Il sera sans doute le politicien le plus près du mouvement libertarien à avoir accédé au pouvoir dans ce pays.

 

          J’ai connu Stephen Harper au milieu des années 1990, alors que je militais pour le Parti réformiste du Canada, dont il était l’une des principales vedettes. Malgré son enracinement solide dans les provinces de l’ouest, ce parti était perçu comme défendant des positions extrémistes, n’avait qu’un écho marginal dans l’est du pays et ne comptait qu’une poignée de supporters au Québec. Il s’agissait d’une coalition de conservateurs, de populistes de l’ouest, de traditionalistes religieux, de libertariens et de libéraux classiques.

          Mais au-delà des controverses médiatiques, la plupart de ses positions pouvaient se ramener à un grand thème: limiter la taille de l’État fédéral par une décentralisation des pouvoirs vers les provinces et une réduction de l’intervention du gouvernement dans l’économie et la vie des individus. Le Parti réformiste était vilipendé par tout l’establishment politique et médiatique justement parce qu’il avait des principes clairs qui allaient à l’encontre de l’étatisme bien-pensant dominant et qu’il faisait peu de compromis.

          Après la transformation du Parti réformiste en Alliance canadienne et sa fusion ultime avec le vieux Parti progressiste-conservateur, cette élection devrait être la consécration pour les réformistes qui ont traversé le désert électoral pendant toutes ces années en défendant ces principes. En fait, c’est plutôt le contraire qui se passe: l’élection de Stephen Harper devrait confirmer une fois pour toute qu’il est parfaitement inutile de chercher à faire avancer des idées libertariennes en jouant le jeu de la realpolitik démocratique.
 

Le Stephen Harper que j’ai connu

          En réponse aux attaques des libéraux qui ont ressorti certaines déclarations controversées qu’il a faites il y a plusieurs années, le chef conservateur déclarait la semaine dernière que même si ses positions sur certains sujets ont évolué, ses croyances fondamentales n’ont pas changé au cours de la dernière décennie. Ou bien il est devenu hypocrite et manipulateur comme la plupart des politiciens, et raconte n’importe quoi pour bien paraître; ou bien il a été complètement happé par la bulle politique au point qu’il n’arrive même plus à distinguer ses principes d’autrefois de ses compromissions d’aujourd’hui.

          Le Stephen Harper que j’ai connu n’aurait certainement pas été à l’aise à défendre le programme dévoilé par le Parti conservateur au cours de cette campagne. Entre sa démission comme député réformiste en 1997 et son retour en politique, nous nous sommes rencontrés à quelques reprises à Montréal. Il présidait la National Citizens Coalition, un groupe de pression canadien-anglais dont la devise était alors « More freedom through less government ». Difficile de décrire plus succinctement le programme libertarien.

          Nous discutions politique et philosophie. Harper était à cette époque un grand fan du QL. Je suis presque tombé en bas de ma chaise une fois lorsqu’il m’avait parlé de façon élogieuse de mon article sur les « cinq attitudes libertariennes essentielles », en mentionnant le no 53 dans lequel il avait été publié. J’avais non seulement oublié le numéro, mais au moins une ou deux des cinq attitudes en question!
 

« L’élection de Stephen Harper devrait confirmer une fois pour toute qu’il est parfaitement inutile de chercher à faire avancer des idées libertariennes en jouant le jeu de la realpolitik démocratique. »


          Stephen Harper préférait se définir comme libéral classique plutôt que comme libertarien, un terme qui avait selon lui des connotations trop idéologiques. Il n’avait aucune sympathie pour les positions anarcho-capitalistes, mais se sentait à l’aise avec la position voulant que l’État devrait se concentrer sur quelques fonctions essentielles (sécurité, défense, justice, affaires extérieures, etc.) et que l’interventionnisme étatique devrait être réduit à sa plus simple expression. La NCC n’avait alors aucune présence au Québec et il m’avait proposé de mettre sur pied une aille québécoise à partir du réseau du QL. Des divergences stratégiques et son retour en politique ont fait en sorte que ce projet n’a pas abouti.

          Lors de la course à la chefferie de l’Alliance canadienne à l’automne 2001 et l’hiver 2002, j’étais le « contact » officiel de la campagne de Stephen Harper au Québec. Après avoir constaté pendant cette campagne le manque d’intérêt du chef et de son entourage à développer à court terme une organisation au Québec, j’ai décidé de ne pas perdre mon temps à m’impliquer après son élection (voir mon article à ce sujet dans le National Post lors de la campagne électorale de juin 2004: « Stephen Harper rediscovered Quebec too late »).
 

Un politicien socialiste comme tous les autres

          Tout de même, le Stephen Harper de 2002 avait encore des instincts libertariens. Sa priorité numéro 1 était de réduire le fardeau fiscal – à un niveau plus bas que celui des Américains! (Voir « How to get Canada back on track »). Aujourd’hui, il promet de réduire la TPS de deux points de pourcentage, ce qui n’aura qu’un effet marginal sur le revenu disponible des Canadiens.

          Le Stephen Harper que j’ai fréquenté n’aurait jamais défendu le système de santé en faillite du Canada. Aujourd’hui, il promet de s’opposer au développement du privé en santé, ce qui en fait un politicien socialiste comme tous les autres chefs fédéraux. Lors du dévoilement du programme complet du PC vendredi dernier – par ailleurs rempli de promesses de dépenses et d’appui du gouvernement à tout un chacun –, le critique conservateur des Finances Monte Solberg a déclaré en parlant des programmes sociaux: « Spending continues to go up. There will be no cuts. ... We will protect the social safety net. » Bref, c'est le statu quo, l'État fédéral ne subira aucune cure d'amaigrissement.

          Voilà ce qu’on obtient aujourd’hui, avec un chef de parti et futur premier ministre au passé le plus libertarien qu’on puisse imaginer, compte tenu de l’influence restreinte de notre mouvement. Ce gouvernement conservateur gouvernera en fait comme l’aurait fait le vieux Parti progressiste-conservateur (que Harper et ses camarades réformistes avait pourtant quitté à la fin des années 1980 à cause de ses compromissions). Il pourrait même faire moins bien que le gouvernement de Jean Chrétien entre 1993 et 2002, alors que Paul Martin mettait un peu d'ordre dans les finances publiques, éliminait le déficit, contenait les dépenses et réduisait un peu les impôts (voir à ce sujet l’étude de l’IEDM sur l’évolution des dépenses fédérales au cours des dernières décennies). Outre la promesse de se retirer de l’accord de Kyoto et d’abolir le registre des armes à feu, le programme de Stephen Harper n’a pratiquement rien de clairement moins étatiste que celui de Paul Martin.

          Comme je l’ai écrit plusieurs fois dans mes éditoriaux et sur le Blogue du QL, la politique partisane est une perte de temps pour ceux qui veulent vraiment réduire la taille de l’État. La démocratie est un système collectiviste dont toute la logique repose sur l’achat de clientèle électorale. Ou bien on refuse de jouer ce jeu et on reste marginal; ou bien on veut absolument obtenir le pouvoir, et alors il faut abandonner ses principes libertariens et adopter une attitude opportuniste.

          Stephen Harper veut devenir premier ministre et a fait une excellente campagne pour y arriver. Mais pour cela, il est devenu un autre politicien étatiste insignifiant, qui au mieux maintiendra l’État fédéral canadien à sa taille actuelle, au pire le fera croître comme l’a fait George W. Bush, un président que plusieurs conservateurs admirent. Comme on dit, ça va changer le mal de place, et les rats libéraux méritent certainement une défaite spectaculaire. Mais si lui, un ancien lecteur et admirateur du QL, ne peut en fin de compte faire mieux, que peut-on espérer de plus par des moyens politiques?
 

 

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