Montréal, 12 février 2006 • No 166

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

LES LIBÉRAUX ONT BESOIN
D'UNE VOIX POLITIQUE

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Imagine-t-on un procès équitable sans avocat de la défense? Pourtant, à chaque campagne électorale française, le procès du libéralisme est instruit sans que la parole soit donnée à ses représentants et ses avocats.

 

Quand l’offre ne rencontre plus la demande

          Il est vrai que les absents ont toujours tort et que les libéraux brillent par leur absence sur la scène politique. D’un côté, on les comprend quand on connaît le terrorisme intellectuel et idéologique qui sévit chaque jour chez nous, pays des droits de l’homme et du citoyen (et le modeste rédacteur de ces lignes sait de quoi il parle...). Il faut être fou ou inconscient, ou alors réellement motivé par le bien commun et le sens du sacrifice, pour prendre le parti des idées libérales quand on sait comment celles-ci sont présentées à nos enfants dans le moindre manuel scolaire. La pollution, la misère, le colonialisme, l’esclavage, la prostitution, le sexisme, le racisme, et j’en passe, il y a une explication et une seule: c’est à cause de la mondialisation libérale.

          Remarquons que cela a le mérite de la clarté et de la simplicité, et cela évite de trop penser. Le prêt-à-penser est précisément ce que demande l’individu de base qui n’a pas de temps à consacrer à un raisonnement trop sophistiqué.

          D’un autre côté, les libéraux en France se cantonnent volontiers dans la clandestinité. Ils sont souvent divisés entre eux et, le comble pour un libéral, ils aiment bien conserver le monopole de la représentation du libéralisme. De sorte que, dès qu’il s’agit de se lancer dans le combat politique, notamment par la création d’un parti politique explicitement libéral, il n’y a plus personne.

          À force d’avoir honte du libéralisme, on prend le risque de donner raison à ses détracteurs. Serait-ce une pensée illégitime? Pour certains libéraux, le libéralisme se dissoudrait dans l’action politique avec laquelle il ne saurait être compatible. La pratique du pouvoir nous conduirait à aimer le pouvoir. Mais l’histoire du 20e siècle nous enseigne aussi que certains osent.

          Parvenu au sommet de la hiérarchie soviétique, Gorbatchev la déstabilise pour se retirer dans la vie civile comme un modeste citoyen. Reagan modernise pareillement l’administration américaine, après avoir contribué à déstabiliser l’« empire du mal ». Thatcher vient aux affaires pour liquider les aspects les plus inflexibles d'un État-providence britannique à l’agonie, convoqué devant le FMI pour cessation de paiement, après des années de dérive travailliste. Puis elle prend une retraite méritée. Ce n’est pas le pouvoir pour le pouvoir qui a motivé ces hommes et femme d’État. C’est le pouvoir pour changer les choses.
 

Une théorie de l’État de droit

          Le libéralisme n’est pas contre l’État en tant que tel. Il est même sous certains aspects une théorie de l’État, plus précisément de l’État de droit, la seule forme étatique compatible avec l’épanouissement de l’économie de marché. Et, à ma connaissance, c’est le seul type d’économie qui fonctionne en ce bas monde. Or, il revient aux hommes d’État de conduire l’État, surtout si on regrette qu’il soit dirigé (et paralysé) par les syndicats. Les hommes d’État tirent leur légitimité du processus électoral.

          Je vous l’accorde volontiers, l’économie de marché n’est ni parfaite, ni optimale. Mais, c’est le cas de tout ce qui existe ici-bas. Par définition, l’homme est faillible et l’erreur est humaine. Mais l’économie de marché a au moins le mérite d’exister et de fonctionner (même imparfaitement); ce n’est la moindre de ses caractéristiques. Les utopies et autres mondes parfaits n’existent que dans la tête des dictateurs et des intolérants. Ils tournent au cauchemar à la moindre tentative d’application réelle.

          Il est donc urgent de rappeler aujourd’hui que la plupart des maux dont souffre notre pays proviennent précisément d’un excès d’interventionnisme plutôt que d’un excès de libéralisme. Mais, comment toucher le citoyen, comment intéresser les médias si les libéraux ne se dotent pas d’un parti politique? Les cercles intellectuels font une oeuvre utile et indispensable mais qui ne touchent qu’un cercle très restreint de gens déjà convaincus. De toute façon, la bataille politique ne se gagne pas sur le terrain de la logique pure et des arguments intellectuels.

          Alors faut-il ou pas créer un parti libéral?

          On pourrait appliquer des concepts et un raisonnement économiques au dilemme des libéraux. Ces querelles de chapelles rappellent un vieux débat en économie qui oppose ceux qui considèrent que l’offre créé la demande à ceux qui pensent au contraire que la demande entraîne l’offre.

          L’histoire de « la poule et l’oeuf » est là pour nous rappeler que la question ainsi posée débouche sur une impasse. Pensons aux innovations. Nous avons pu nous passer d’internet ou des téléphones portables avant qu'ils n’existent. Par définition, un nouveau produit doit précéder (et anticiper) la demande. Sauf que le succès du nouveau produit s’imposera de lui-même s’il correspond à un réel besoin. Combien d’innovation avortée qui ne tiennent pas compte du marché en pensant s’imposer sur le seul critère de la nouveauté ou de la technicité? Le besoin de communiquer est vieux comme le monde, et il est profondément ancré dans la nature humaine. Or, le téléphone portable et internet répondent parfaitement à ce besoin au point qu’on imagine mal de s’en passer aujourd’hui.
 

« Il est urgent de rappeler aujourd’hui que la plupart des maux dont souffre notre pays proviennent précisément d’un excès d’interventionnisme plutôt que d’un excès de libéralisme. Mais, comment toucher le citoyen, comment intéresser les médias si les libéraux ne se dotent pas d’un parti politique? »


          Les Français sont désabusés de la politique. La politique aussi a besoin d’innovation politique. Les abstentionnistes forment le premier parti de France (et les extrêmes en profitent); ce sont autant de consommateurs mécontents et frustrés. Sans doute se détournent-ils d’une offre politique qui ne répond plus à leur sentiment profond. Or, dans la myriade des candidats en piste pour les prochaines présidentielles, sans parler des Besancenot et autres Dieudonné qui incarnent la « farce tranquille », aucun n’occupe le créneau du libéralisme. N’y a-t-il pas une niche à prendre? Tous les partis en place leur servent plus ou moins la même soupe étatiste, la même lessive qui prétend laver mieux que les autres…Ne croyons-nous pas à la réelle originalité de notre discours et de notre analyse? Ne voulons-nous pas l’assumer pour la proposer aux électeurs? Donnons-leur au moins la possibilité de choisir. En ce moment, ils font face à une diversité de marques de lessives les unes plus flatteuses que les autres, mais au fond, ils savent que, quel que soit le paquet, il y a la même poudre (aux yeux!).

Revenir aux principes

          La France est en proie à une sérieuse dérive morale, intellectuelle et donc politique. Cette dérive mine tout le reste (y compris l'économique) car on ne peut rien construire sur des fondations vacillantes. Besancenot réclame la semaine à 30 heures et les minima sociaux au-delà de 1500 euros. Dieudonné se prépare à rentrer en campagne sur le thème « le libéralisme, c'est le nazisme du 21e siècle ». L'UMP se propose de nationaliser les droits d'auteur des fonctionnaires pour faire partir les derniers chercheurs productifs encore établis en France. L'Abbé Pierre s'invite à l'Assemblée nationale pour surveiller les députés de droite terrorisés devant les médias ébahis. Pendant ce temps, le président de la République prend des décisions, contre sa propre majorité, et qui n’étaient annoncées dans aucun programme politique. C’est beau d’être élu à 80%...

          Il est temps de revenir à des principes fondamentaux. L’action politique sera plus efficace dans la mesure où elle ne cherchera pas à perturber les ajustements de marché et ne s’obstinera pas à nier la réalité même du marché et de son fonctionnement. Pourtant, les responsables politiques s’enferment dans une attitude impossible qui consiste à vouloir « réguler le marché », à vouloir réguler le régulateur lui-même au risque de le neutraliser!

          Et cette posture – cette imposture! – est à l’origine de réglementations qui contrarient profondément la dynamique économique. Que ce soit sur le marché des changes ou le marché immobilier, du pétrole ou des légumes, comment peut-on avoir la prétention de stabiliser les prix en ignorant le prix d’équilibre? Et comment peut-on connaître le prix d’équilibre si on ne laisse pas s’exprimer les ajustements de marché? Et si on les laisse s’exprimer aujourd’hui pour faire émerger le prix d’équilibre, il faut alors les laisser encore libres de fonctionner demain car il y a de grandes chances que le prix d’équilibre ait lui-même changé.

          Pire, c’est la vie en société elle-même que l’on cherche à réglementer en instaurant le délit d’opinion, en légiférant sur la discrimination. La France est un des pays où l’on cherche à adoucir la supposée infernale loi du marché. Au total, c’est devenu un pays morose et triste, craintif et tétanisé.
 

La réglementation déstabilise et produit la pénurie

          Les interventions publiques dans le fonctionnement des marchés sont généralement motivées par des objectifs louables. Mais c’est justement par rapport à ces objectifs que l’économiste a le devoir de montrer que ces ingérences ont souvent des effets bien plus pernicieux que le défaut supposé qu’elles étaient censés corriger. Les réglementations du marché immobilier ont pour motivation de lutter contre la pénurie de logement qui pénalise les plus modestes(1).

          Mais c’est précisément cette inflation de réglementation qui déstabilise le marché et produit la pénurie. De la même manière, la pénurie dans le secteur de la santé provient de son étatisation croissante, que la loi sur les 35 heures n’a fait qu’accélérer. Comment donc un État qui ne parvient pas à se réguler lui-même, qui ne parvient pas à moderniser la fonction publique, a-t-il prétention à réguler l’ensemble de la société?

          Il n’en reste pas moins que le travail de l’économiste est plus périlleux dans un pays où l’on considère que le marché est plus une idéologie qu’une réalité. Le ciment de la « gauche plurielle et radicale » et d’une grande partie de la droite française étatiste et conservatrice, c’est la négation – si ce n’est la haine – du marché, le refus de la « loi de l’argent » et, par conséquent, le rejet systématique du libéralisme censé incarner des valeurs anti-sociales.

          Il n’est qu’à mentionner le succès remporté par les notions « d’économie sociale », « d’économie solidaire » ou « alternative », de « développement durable » pour montrer à quel point le malentendu est immense, à quel point la démagogie est déchaînée.

          Ces expressions impliquent, en effet, que l’économie fonctionne au détriment de l’homme et qu’il est temps de remettre l’homme au centre des préoccupations économiques. Mais, c’est le propre de l’homme que de faire des échanges, que d’avoir inventé la monnaie, car c’est le propre de l’homme de se projeter dans le futur pour tenter d’améliorer son sort.

          La question économique est typiquement humaine car l’homme est le seul être pensant et agissant qui se doit de faire des choix et d’en assumer la responsabilité. L’homme se grandit en faisant des choix et retrouve toute sa dignité en assumant les conséquences de ses actes. Or la rationalité des choix est la question économique par excellence.

 

1. La pénurie pénalise toujours les plus modestes car, en situation de pénurie, s’organise toujours un marché parallèle sur lequel il convient de payer le prix fort pour obtenir un bien ou un service devenu rare.

 

SOMMAIRE NO 166QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE J.-L. CACCOMO

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