Montréal, 26 mars 2006 • No 172

 

OPINION

 

Jean-Hugho Lapointe est avocat. Il détient un certificat en administration des affaires de l'Université Laval.

 
 

ÉQUITÉ SALARIALE:
UN PETIT PAS POUR LA FEMME,
UN GRAND PAS POUR LE COMMUNISME

 

par Jean-Hugho Lapointe

 

          Récemment, les éducatrices des Centres de la petite enfance (CPE) et leur syndicat, la CSN, ont entamé des moyens de pression contre le gouvernement afin que celui-ci règle le dossier de l’équité salariale à leur satisfaction. Le syndicat réclame en effet un salaire de 21,78 $ l’heure pour une éducatrice qui se situe au sommet de l’échelle, tandis que le gouvernement offre 19 $. Des grèves d’une heure par jour, forçant les familles (et les entreprises par la bande) à chambarder leurs horaires du matin, ont notamment été retenues en vue de faire plier le gouvernement. Sans juger de la légitimité des revendications syndicales, voyons ce en quoi consiste cette fameuse équité salariale et sur quoi ces revendications s’appuient.

 

Un brin d’histoire

          La Loi sur l’équité salariale (la Loi) a été adoptée en 1996 par le gouvernement du Parti québécois avec comme objet de corriger, à l'intérieur d'une même entreprise, « les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l'égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d'emplois à prédominance féminine » (article 1 de la Loi).

          D’emblée, on constate que la Loi tient pour acquis que les écarts salariaux entre des catégories d’emploi à prédominance masculine et d’autres à prédominance féminine sont nécessairement dus à une sorte de malveillance (ou discrimination) de la part des employeurs. Elle rejette tout autre facteur aveugle, comme l’effet de l’offre et de la demande de la main-d’oeuvre pour certains emplois.

          Aussi incroyable que cela puisse paraître, il fut une époque où la fonction d’apporter un revenu à la maison était traditionnellement attribuée aux hommes, et ceux-ci occupaient en majeure partie le marché du travail. Telles étaient les moeurs d’alors, nous dit-on.

          Ce qui suit pourra sembler tout aussi invraisemblable, mais il est possible que les moeurs d’antan aient quelque chose à voir avec les écarts salariaux existant entre les emplois traditionnellement occupés par des hommes et ceux traditionnellement occupés par des femmes au moment de l’entrée massive de celles-ci sur le marché du travail. La Loi n’en tient aucunement compte et attribue à la discrimination systémique des employeurs l’existence de ces écarts.

          Pourtant, plusieurs conviendront qu’à partir du moment où les femmes ont fait leur entrée massive sur le marché du travail et jusqu’à aujourd’hui, les écarts salariaux entre hommes et femmes tendaient à se corriger au fil du temps par l’effet naturel du marché. Et non pas en comparant bêtement et subjectivement des emplois avec d’autres emplois, mais bien en comparant des hommes avec des femmes.

          Il ne faudra pas se surprendre non plus que les grands penseurs derrière l’élaboration de cette loi n’ont pas cru bon demander si des effets négatifs sur les salaires pouvaient être attribuables au fait que certaines des principales catégories d’emploi à prédominance féminine (éducatrices et infirmières, par exemple) soient généralement syndiquées et rattachées à la fonction publique, et donc exclues du jeu naturel de la compétition et de ses bénéfices à long terme.

          Quoi qu’il en soit, et peu importe ce qui peut expliquer ces écarts, ce qui compte pour la Loi, c’est que ces écarts doivent être comblés immédiatement et que l’intervention gouvernementale est nécessaire pour y parvenir de manière satisfaisante selon le jugement des bien-pensants syndicaux et gouvernementaux.
 

Loi sur l’équité salariale: introduction et principes généraux

          Grossièrement, la Loi s’applique à tout employeur dont l’entreprise compte dix salariés ou plus, et la lourdeur de ses exigences varie selon que l’entreprise compte a) de 10 à 49 salariés, b) de 50 à 99 salariés, ou c) 100 salariés et plus. Aucune raison apparente ne permet de comprendre le choix de ces seuils.

          Dans tous les cas, l’entreprise est tenue de déterminer et de verser les ajustements salariaux nécessaires afin d’accorder, pour un travail équivalent, la même rémunération aux salariés qui occupent des emplois dans des catégories d’emploi à prédominance féminine que celle accordée aux salariés dans des catégories d’emploi à prédominance masculine. Nous traiterons plus tard de la façon dont il faut déterminer, selon le gouvernement québécois, si un travail est équivalent à un autre.

          Dans le second cas, une entreprise doit, pour parvenir à l’équité salariale, mettre en place un programme d’équité salariale selon une démarche décrite par la Loi.

          Enfin, dans le dernier cas, l’entreprise doit de plus instituer un comité d’équité salariale permettant la participation des salariés à l’établissement du programme d’équité salariale. Ici, la victoire socialiste est éclatante. La Loi prévoit que ce comité doit être formé d’au moins trois membres, dont au moins les deux tiers représentent les salariés, chaque membre ayant un vote(1). L’un des objectifs marxistes les plus fondamentaux est enfin atteint, et même légiféré – une partie du contrôle de l’entreprise échappe à l’employeur et passe aux salariés.

          Des dispositions de la Loi exigent de l’employeur, entre autres, qu’il forme les membres du comité d’équité salariale pour qu’ils y participent et, vous l’aurez deviné, prévoient qu’un salarié membre du comité d’équité salariale est réputé travailler et doit être rémunéré pour son temps passé à la formation et aux réunions du comité.
 

« Le lecteur se demandera probablement comment diantre est-il possible de déterminer qu’un travail a la même valeur qu’un autre et surtout, qui est en position pour faire cette détermination si ce n’est l’employeur?! »


          La Loi contient de nombreuses dispositions concernant le contenu des programmes d’équité salariale, l’identification et les méthodes d’évaluation des catégories d’emploi, le calcul et le versement des ajustements salariaux, l’organisation, les fonctions et les pouvoirs de la Commission de l’équité salariale, et les sanctions pénales.
 

Un travail « équivalent »

          Selon la Commission sur l’équité salariale, « le principe de l'équité salariale va plus loin que celui stipulant "un salaire égal pour un travail égal", puisqu'il exige "un salaire égal pour un travail différent mais équivalent" ». Le lecteur se demandera probablement comment diantre est-il possible de déterminer qu’un travail a la même valeur qu’un autre et surtout, qui est en position pour faire cette détermination si ce n’est l’employeur?!

          Prenons par exemple un garage de mécanique automobile pour démontrer comment il est possible d’y parvenir sous le régime de la Loi sur l’équité salariale. Un exercice permet en effet de rendre visible la valeur du travail, et le résultat de cette évaluation pourrait faire en sorte que la valeur de l’emploi « commis-comptable » sera comparable à la valeur de l’emploi « vendeur de pièces » dans une même entreprise, peu importe ce que l’employeur pourrait en penser:
 

DEUX EMPLOIS ÉQUIVALENTS, MAIS DIFFÉRENTS: L'UN MASCULIN, L'AUTRE FÉMININ

 

Vendeur de pièces
(emploi associé
aux hommes)

Commis-comptable (emploi associé
aux femmes)

 FACTEURS OBLIGATOIRES D'ÉVALUATION

POINTS ACCORDÉS

 Qualifications requises: scolarité, expérience, etc. 128 123
 Responsabilités: équipement, budget, supervision de personnel, etc. 119 125
 Effort intellectuel et physique: dextérité fine, concentration, analyse, maîtrise de soi, etc. 168 176
 Conditions de travail: bruit, affluence, personnes agressives, stress, déplacements, etc. 70 61
 TOTAL DES POINTS ACCORDÉS 485 485

          Détrompez-vous tout de suite: vous n’êtes pas à consulter illégalement les documents de planification d’un bureaucrate de la défunte URSS, ni ne vous êtes-vous infiltré dans les locaux administratifs d’une usine de textile chinoise! Ce prolifique tableau est proposé par le Gouvernement du Québec, sur le site Web de la Commission de l’équité salariale(2), à la section « Comment trouver la valeur des emplois? ».

          Ainsi, dans cette entreprise, il ressort de cette analyse poussée que le travail de « commis-comptable » mérite un salaire égal au travail de « vendeur de pièces ». Le premier poste, par exemple, requiert plus de dextérité, de concentration et de maîtrise de soi, tandis que le second implique notamment plus de bruit et un plus grand stress...

          Les caractéristiques personnelles de la personne humaine occupant l’un ou l’autre poste sont complètement évacuées. Sans égard à la susceptibilité d’un individu en particulier de subir tel niveau de stress ou de se concentrer en telle circonstance, le niveau de stress et la difficulté à se concentrer qu’impliquent ces deux emplois dans cette entreprise sont dorénavant fixés.

          Il ne faudra pas se surprendre que cet exercice permette par le fait même d’exclure la performance individuelle de l’employé comme facteur justifiant l’employeur d’accorder des ajustements salariaux. Dans notre exemple, dès lors qu’un salaire inhabituellement élevé serait accordé à un vendeur de pièces, cette pratique pourrait être automatiquement considérée comme de la discrimination systémique contre la ou les commis-comptables. Les deux emplois ont la même valeur et méritent par conséquent le même salaire.
 

Et la femme dans tout ça?

          Comme dans le cas de toute intervention gouvernementale, les effets positifs sont facilement observables et peuvent servir à des fins de propagande pour justifier la politique. Les effets négatifs, plus subtils et difficiles à identifier, sont considérablement plus élevés en presque tous les cas.

          Il est vrai que la Loi sur l’équité salariale a apporté et apportera des ajustements salariaux au bénéfice de certaines catégories d’emploi à prédominance féminine. Mais à quel prix?

          Peut-on penser que les ressources et les énergies que les entreprises doivent consacrer au respect des exigences de cette loi en divergence avec leurs plans d’affaires se traduisent en autant d’opportunités perdues pour les chercheuses d’emploi? Peut-on penser que les ressources consacrées par le gouvernement à faire fonctionner la Commission, à rémunérer ses enquêteurs, ses avocats et bureaucrates, ainsi qu’à gérer les litiges contre la résistance de certains employeurs, faire des études et tout ce qui va avec, auraient pu contribuer à la cause féminine si elles avaient continué de faire jouer le jeu de l’offre et de la demande en circulant librement sur le marché, encourageant ainsi la progression naturelle des salaires?

          Et que dire des femmes oeuvrant dans des catégories d’emploi qui ne sont pas à prédominance féminine? Leur progression salariale ne sera-t-elle pas ralentie par cette direction forcée de ressources vers des objectifs qui répondent à des besoins syndicaux et politiques, mais non économiques ou rationnels?
 

Conclusion

          Nous pouvons imaginer une série de séquelles négatives pouvant être laissées, aux femmes et à tous, par l’implantation d’une intervention politique aussi fortement opposée au libre marché. Il n’en demeure pas moins qu’en apparence, cette loi permet certainement de bien servir les syndicats et les politiciens.

          Les premiers parce qu’ils ont ainsi obtenu, en échange de leurs services rendus aux politiciens, un instrument législatif de négociation qu’ils peuvent brandir autant contre les employeurs privés que publics(3). Les seconds parce que dans le contexte intellectuel prévalant présentement au Québec, ils ont tout à gagner à mettre en place et à maintenir une loi qui est présentée comme étant à l’avantage des femmes et à l’encontre des employeurs-discriminateurs. Dans ce contexte intellectuel, aucun politicien n’osera jamais remettre en question une telle loi.

          Nous sommes encore aussi libres que nous le sommes parce que certaines institutions libérales, notamment celle du marché libre, ont persisté jusqu’à aujourd’hui grâce à des traditions qui tendent à disparaître de plus en plus rapidement, au fur et à mesure que ce contexte intellectuel socialiste prend forme en pratique, dans nos lois et dans nos institutions. La croyance en de telles interventions gouvernementales nous amène lentement mais sûrement au point de non-retour. Une remise en question s’impose. Ces mots de Friedrich A. Hayek concernant le climat politique actuel et le socialisme en général étaient bien choisis:
 

          In the present state of opinion the ultimate victory of totalitarianism would indeed be no more than the final victory of the ideas already dominant in the intellectual sphere over a merely traditionalist resistance(4).
 

 

1. La Loi permet toutefois à l’employeur de prendre des décisions lui-même dans certains cas, à savoir lorsqu’il n’y a pas de décision majoritaire au sein des représentants des salariés!
2. www.ces.gouv.qc.ca. Ce site regorge de révélations aussi farfelues que peut l’être un groupe de socialistes discutant de gestion d’entreprise.
3. À ce sujet, et notamment quant aux échanges de bons procédés entre les grandes centrales syndicales et le Parti québécois, lire le sympathique bouquin de Réjean Breton et Brigitte Pellerin, Le National-syndicalisme, Les Éditions Varia, 2001.
4. Law, Legislation and Liberty, volume 1, Rules and Order, F. A. Hayek, The University of Chicago Press, 1973. Le professeur Hayek a reçu le Prix Nobel de sciences économiques en 1974 et la Medal of Freedom en 1991.

 

SOMMAIRE NO 172QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE J.-H. LAPOINTE

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION ÉCRIVEZ-NOUS