Montréal, 9 juillet 2006 • No 183

 

LEMIEUX EN LIBERTÉ

 

Pierre Lemieux est économiste et écrivain. Nous reproduisons ici un résumé d'une présentation faite lors de l'Université d'été du QL, le 17 juin à Ste-Lucie, dans les Laurentides.

 
 

LA CARTE D'IDENTITÉ OBLIGATOIRE ET L'UTILISATION DES DONNÉES BIOMÉTRIQUES

 

par Pierre Lemieux

 

          Le caractère obligatoire d’une carte d’identité est peut-être moins important qu’on le croit: ce qui importe est sa garantie par l’État au moyen de bases de données et, par conséquent, son utilité dans les relations privées. En France, la carte d’identité n’est pas obligatoire mais 90% des Français en ont une, tellement elle est commode.

 

          Les données biométriques ne font que fournir de meilleurs identifiants pour retracer l’individu dans les bases de données. Elles rendent plus efficace la carte d’identité qui en est munie. Les données biométriques existent depuis longtemps, mais pour les criminels: les empreintes digitales ont été inventées par Alphonse Bertillon au début du 20e siècle. Il est vrai que l’informatique et l’ADN ont rendu l’identification biométrique beaucoup plus efficace.

          Dans une certaine mesure, une carte comme telle n’est même pas nécessaire pour suivre les individus du berceau à la tombe: un identifiant universel comme le numéro d’assurance sociale joue (partiellement) le même rôle. Il y a un continuum entre un identifiant universel sans réel support matériel (sans « carte d’identité ») et la carte d’identité parfaite avec données biométriques lisibles à distance.

          C’est de ce continuum que je vais traiter. Le dénominateur commun se trouve dans des identifiants gérés par l’État et garantis au moyen de bases de données.
 

Avantageux que pour l’État

          Si on voit l’État comme une organisation efficace composée d’individus altruistes et compétents, qui fait face à une plèbe égoïste et idiote, les papiers d’identité sont assez faciles à défendre – surtout si vous ne faites pas partie de la plèbe. Ils facilitent les contrôles policiers en informant la police sur les individus qu’ils contrôlent. Ils rendent plus facile la livraison des services publics. Comment l’État peut-il rendre des services à « ses » citoyens sans savoir qui ils sont? En fait, la plupart des « services publics » consistent en aides et redistributions de toutes sortes. Comment l’État peut-il donner des subventions à certains et prélever les impôts correspondants auprès d’autres individus sans savoir qui est qui?

          La problématique et la conclusion sont différentes si l’on suppose plutôt, à la manière de l’école économique du Public Choice, que l’État est composé d’individus ordinaires, qui agissent autant dans leur intérêt personnel dans le monde politique que dans la vie ordinaire. Il n’y a pas de grand Nous collectif qui plane au-dessus de la foule, mais une organisation appelée l’État qui prend à certains pour redistribuer à d’autres, qui favorise ses clientèles préférées au détriment des autres individus. Notons que la redistribution dont il s’agit ne se fait pas nécessairement en argent, mais également en avantages réels – en nature, pour ainsi dire – comme on le voit bien, par exemple, entre les fumeurs et les anti-fumeurs. La logique de pareille institution est de croître non-stop afin de répondre à toutes les demandes qui lui sont adressées, par ses anciennes clientèles comme par ses victimes d’hier. Les politiciens et les bureaucrates, en effet, maximisent leurs propres avantages en répondant aux demandes catégorielles.

          Dans cette perspective, les papiers d’identité ne sont avantageux que pour l’État. La simple obligation des individus de prévenir l’État quand ils déménagent facilite leur surveillance et leur contrôle. Si l’application des lois est moins coûteuse pour l’État, il en adoptera davantage. Des lois comme le contrôle du tabac ou des armes à feu, même sur la propriété privée, seraient impossibles à faire respecter si l’État connaissait mal ses sujets et que les connaître coûtât trop cher.

          On peut contrôler les gens sans papiers d’identité, mais ceux-ci diminuent le coût de la tyrannie, et le diminuent d’autant plus que l’on se rapproche de la carte d’identité parfaite. Les exemples historiques sont nombreux. L'identification des Juifs par l'occupant nazi en Europe de l'Est fut facilitée par les cartes d'identité déjà instituées dans ces pays(1). De la même manière, la carte d'identité a aidé l'État turc à mener son génocide contre les Kurdes, et les Hutus rwandais à massacrer les Tutsis(2).
 

« Les papiers d’identité ne sont avantageux que pour l’État. La simple obligation des individus de prévenir l’État quand ils déménagent facilite leur surveillance et leur contrôle. »


          J’ai parlé, dans une de mes chroniques du Western Standard(3), de James Watson, le lauréat Nobel qui a découvert la structure de l’ADN. Watson, qui est maintenant un vieil homme, est demeuré le bon vivant qu’il a toujours été. À 39 ans, il a épousé une étudiante de 19 ans. James Watson est loin d’être le conservateur typique qui ne jure que par la loi et l’ordre. Pourtant, il est favorable à une base d’ADN où chacun serait obligé de fournir son échantillon: « Si on prenait les empreintes génétiques de tout le monde, explique-t-il, vous n’y perdriez que votre liberté de commettre des crimes. » Cette observation bien naïve ne tient pas compte du fait que le nombre de crimes (sans autre victime que l’État) augmenterait avec la facilité de leur répression.

          De même pour les cartes d’identité efficaces aux mains de l’État. Le danger prend tout son sens quand on réalise que la technologie des RFID (« Radio Frequency Identification Devices ») imbriqués dans une carte d’identité permettrait déjà de la lire à distance(4). Des policiers pourraient, par exemple, scanner une foule de fêtards (ou de manifestants) et obtenir un relevé immédiat de l’identité de ses membres et des informations individuelles stockées dans leurs bases de données. On entrevoit déjà le moment où les RFID et les cartes qui en contiennent pourront être suivis par satellite.
 

Un pit-bull qui vous veut du bien

          Imaginez que l’on ait mis au point, pour vous protéger, vous et vos concitoyens, un pit-bull d’acier grand de trois étages. Le pit-bull peut résister à une bombe atomique même: il est indestructible et invincible. Il est programmé pour obéir à ses protégés: chaque quatre ans, il leur présente trois CD, chacun rempli de dizaines de mesures diverses, souvent difficilement compréhensibles et dont les conséquences sont impossibles à prévoir, et il demande à l’électorat de voter pour le programme qu’il préfère. Il s’engage gentiment à respecter les voeux du peuple souverain. Accepteriez-vous de vous mettre sous la protection du pitt-bull de trois étages? Serait-il plus ou moins dangereux si des papiers d’identité efficaces lui permettaient de contrôler les allées et venues de tout le monde?

          Le peu de crainte que suscite le pit-bull qui nous protège actuellement est un symptôme troublant de l’état actuel de l’opinion. Il semble que les banques et compagnies de cartes de crédit ne mettent pas de photos sur les cartes bancaires et cartes de crédit parce que les mêmes personnes qui ne craignent pas les papiers d’identité étatiques refusent les cartes d’identité privées. Or, les dernières sont bien inoffensives en comparaison des premiers, puisque les identifiants privés sont diversifiés et instables: vous pouvez annuler votre carte American Express et mettre fin à son numéro quand vous le voulez.
 

Comme le monde n’a pas changé!

          Les laissez-passer, surtout pour les petites gens, sont courants dans l’histoire humaine. Dans son Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, Written by Himself (1845), l’auteur parle de son projet de fuite vers le nord et exprime ses craintes: « Any one having a white face, and being so disposed, could stop us, and subject us to examination. . . . When I get there [in Pennsylvania], I shall not be required to have a pass; I can travel without being disturbed. »

          En France, la carte d’identité obligatoire avait été instituée par le Maréchal Pétain. La loi du 27 octobre 1940 « instituant la Carte d’identité de Français »(5) est précédée d’intéressantes justifications: « Le défaut d’existence d’une carte d’identité officielle et unique pour tous les actes, si nombreux, de la vie courante des Français est une lacune de notre organisation administrative. […] Cette diversité même [des autres cartes existantes] engendre des gênes, des difficultés, des discussions fréquentes, elle crée la confusion, empêche tout contrôle réel, et, cependant, en dépit d’un tel choix, nombreuses sont les personnes, notamment les femmes, qui, au moment de justifier de leur identité, sont prises au dépourvu. » Le prétexte de la commodité des citoyens n’a pas vieilli – non plus que celui de l’état de guerre dont le gouvernement de Vichy se servait également pour justifier la carte d’identité obligatoire.

          Il n’est pas impossible que, en Amérique et au Canada, nous devions nos libertés – ou ce qui nous en reste – à l’impossibilité, qui a longtemps eu cours, de faire appliquer des contrôles administratifs quand on n'a pas les moyens d’identifier les individus dans le cours de leurs activités ordinaires. Comment imposer le fichage du permis d’armes à feu quand il n’y avait pas de moyen d’identifier l’assujetti et de le suivre quand il déménage? Et comment pourrait-on songer à imposer le projet d’un permis de parent (qui circule dans les cercles universitaires américains depuis 25 ans) si on ne peut pas facilement croiser les parents et les enfants dans les fichiers gouvernementaux, ou contrôler un parent suspect dans la rue?

          Comme le monde n’a pas changé! À peine trois siècles après les Lumières, on revit de nouveau la censure d’opinions politiquement indésirables, des guerres de religion, une ignorance populaire restée égale à elle-même (regardez les campagnes électorales!), des chasses aux sorcières qui soulèvent les applaudissements de la foule, et le désir d’une partie importante de la population d’être sous la douce dépendance de l’État – ce que James Buchanan appelle le « parentalisme »(6).

          Je crains parfois que le combat contre les papiers d’identité étatiques en soit un autre que nous ayons perdu. Pourtant, c’est un combat important car les papiers d’identité étatiques sont terriblement représentatifs de la tyrannie montante. Celle-ci sera différente des anciennes tyrannies sur un point: elle sera terriblement efficace.

 

1. Sean Gabb, A Libertarian Conservative Case Against Identity Cards, Londres, Libertarian Alliance, 1994.
2. Ibid. Voir aussi Richard Dowden, « Identity card was passport to death », The Independent (Londres), 7 juillet 1994: « When the Hutu militias, the gangs of killers, began their genocidal massacres of Tutsis in April, they needed only to ask for identity cards to decide who lived and who were chopped or speared to death. » Voir également http://www.pierrelemieux.org/ql-ident.html.
3. Reproduite à http://www.pierrelemieux.org/artwskanada.html.
4. J’avais prévu l’avènement de cartes d’identité lisibles à distance dans un petit texte littéraire, publié il y a dix ans, et que Le Québécois Libre reproduira à partir du prochain numéro. Comme quoi l’art est prémonitoire...
5. Loi du 27 octobre 1940; voir Journal officiel de la République Française, 20 novembre 1940, p. 5740-5741.
6. James M. Buchanan, « Afraid to be Free: Dependency as Desideratum », Public Choice, vol. 124 (2005), p. 19-31.

 

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