Montréal, 30 juillet 2006 • No 186

 

PHILOSOPHIE

 

Francis Dumouchel est étudiant en droit à l'Université de Montréal.

 
 

LA PROTECTION DE LA LIBERTÉ CONTRACTUELLE AUX ÉTATS-UNIS
DURANT L'ÈRE LOCHNER

 

par Francis Dumouchel

 

          Un des enjeux qui divisent le plus les adhérents au mouvement libertarien est celui du rôle du constitutionnalisme et de la séparation des pouvoirs. Les libéraux classiques et les minarchistes estiment qu’une constitution bien définie, de concert avec un pouvoir judiciaire indépendant, permettrait de protéger les libertés individuelles d’une manière satisfaisante, alors que les anarcho-capitalistes sont plus désillusionnés à cet égard et pensent que l’État trouvera toujours des moyens d’éviter ou d’écraser les règles constitutionnelles, aussi claires soient-elle.

          Le cas de l’« ère Lochner » (1890-1937) dans l’histoire juridique américaine permet de tirer une leçon quelque peu ambiguë. Les tribunaux ont réussi, pendant plusieurs années, à freiner les ambitions interventionnistes du gouvernement américain en invalidant systématiquement les lois « à caractère social » (c’est-à-dire, qui violent la propriété privée et la liberté contractuelle afin de redistribuer la richesse). Toutefois, la Cour suprême des États-Unis a fini par plier l’échine et par reconnaître le triomphe du keynésianisme. Cet épisode méconnu de la jurisprudence américaine mérite qu'on s'y arrête.

 

Épisode méconnu

          Le conflit entre les pouvoirs politique et judiciaire a éclaté au grand jour quand la Cour suprême des États-Unis a rendu la décision Lochner v. New York(1), le 17 avril 1905. Une loi de l’État de New York limitant le nombre d’heures de travail hebdomadaire des boulangers fut invalidée parce que contraire à la liberté contractuelle: « The general right to make a contract in relation to his business is part of the liberty of the individual protected by the 14th Amendment of the Federal Constitution. Under that provision no state can deprive any person of life, liberty, or property without due process of law. » Le quatorzième amendement, s’appliquant expressément aux États (et non seulement à l’État fédéral) avait été adopté en 1868 dans l’objectif principal de faire cesser la discrimination envers les citoyens afro-américains, qui sévissait encore malgré l’abolition de l’esclavage quelques années plus tôt (avec le treizième amendement, en 1865).

          Par contre, dès 1875, un juge dissident souhaitait transformer le quatorzième amendement « into a shield for laissez-faire economic rights »(2). Ce type de raisonnement a commencé à être accepté par la majorité de la Cour suprême américaine vers 1890, qui examina à partir de ce moment la législation selon un test de rationalité substantielle (les lois pouvaient désormais être déclarées invalides à cause de leurs objectifs et non simplement à cause des moyens particuliers utilisés pour les atteindre). Plusieurs lois à caractère social mettant en oeuvre des mesures comme un salaire minimum(3) ont alors été systématiquement invalidées.

          La Cour suprême fondait son interprétation du quatorzième amendement, qui s’écartait d’une interprétation stricte du texte, sur une idéologie particulière: « It stemmed from a variety of political, legal and intellectual influences arising in late nineteenth century America. Common law traditions, the legacy of Adam Smith’s economic liberalism, and the social Darwinism of Herbert Spencer and William Graham Sumner were combined into a legal ideology that justified opposition to the extensive reform legislation of the Populist and Progressive eras on higher law grounds »(4).

          Plutôt que de modifier ses positions face aux critiques, la Cour suprême devint encore plus activiste sous le juge en chef Taft dans les années 1920(5). Il fallut attendre la crise économique de 1929 pour que les réactions politiques et populaires réussissent à ébranler le bien-fondé des libertés économiques aux yeux du pouvoir judiciaire. Malgré ces temps troublés et la fureur présidentielle, la Cour suprême continua de rejeter la validité des lois destinées à mettre en pratique le New Deal de Franklin D. Roosevelt.

          Notamment, en 1935, l’affaire Schechter Poultry Corp.(6) rendit inconstitutionnel le National Industrial Recovery Act qui permettait au gouvernement fédéral de réglementer la production et les prix des entreprises, peu importe si elles commerçaient à l’intérieur d’un seul État ou non. Cette décision ne résultait pas d’une violation du quatorzième amendement, mais plutôt d’une délégation des pouvoirs illicite du législatif vers l’exécutif et du partage des compétences au sein du fédéralisme. Dès la première phrase du jugement, la Cour statue que les normes constitutionnelles ne peuvent pas être mises de côté sous prétexte d’urgence nationale: « Extraordinary conditions, such as an economic crisis, may call for extraordinary remedies, but they can not create or enlarge constitutional power ». Une autre décision majeure invalida le Agricultural Adjustment Act qui donnait au gouvernement fédéral le pouvoir de contrôler la production de l’industrie agricole.

          La réaction du président ne fut pas tendre à l’endroit des juges du plus haut tribunal du pays: « Roosevelt was furious that what he called those "nine old men" should attempt to keep America in the "horse and buggy era" when this great nation needed a more powerful central government to manage economic affairs in the "modern age” »(7). En 1937, le président tenta d’augmenter le nombre de juges dans les tribunaux fédéraux en nommant un nouveau juge pour chacun déjà en place et âgé de plus de 70 ans (technique que ses opposants dénoncèrent en tant que « court-packing scheme »), dans l’objectif évident de renverser la jurisprudence lui étant défavorable. Cette tentative évidente de détourner la séparation des pouvoirs afin de conférer un pouvoir quasi-absolu à l’exécutif eut des répercussions très négatives sur l’opinion populaire et plusieurs démocrates ne suivirent pas leur chef. Un article de journal de l’époque témoigne du sentiment de la société civile et rappelle le rôle de la branche judiciaire: « The Supreme Court is there to protect the fundamental law even against the momentary "will of the people." That is its function. And it is precisely because nine men can walk out and say: "You can’t do that!" that our liberties are protected against the mob urge []. »(8)

          On voit donc que même une population qui appuie majoritairement le pouvoir politique en place peut respecter l’avis des tribunaux et tenir pour supérieure une norme constitutionnelle fixe, si elle énonce une procédure fermement implantée dans la tradition politique de la société. La mise en place des réformes socioéconomiques du New Deal fut donc retardée et la structure politique de l’État américain résista à cette crise sans que la légitimité de la branche judiciaire fût particulièrement affectée. Comment expliquer alors que l’ère Lochner se termina la même année (1937) et que la Cour suprême renonça à ce moment à protéger aussi vigoureusement les libertés économiques?
 

« Même une population qui appuie majoritairement le pouvoir politique en place peut respecter l’avis des tribunaux et tenir pour supérieure une norme constitutionnelle fixe, si elle énonce une procédure fermement implantée dans la tradition politique de la société. »


          Ce serait effectuer une lecture superficielle des événements de la fin de l’ère Lochner que de prétendre qu’elle s’est achevée uniquement à cause de l'occasion inattendue qu’eut le président Roosevelt de remplacer sept juges durant son deuxième mandat. Évidemment, le rôle dominant de l’exécutif dans la procédure de nomination des juges peut susciter des critiques, probablement justifiées. Par contre, le déclin de l’interprétation constitutionnelle fondée sur la propriété est attribuable à des facteurs plus profonds et subtils.

          D’une part, l’affirmation que les rédacteurs de la Constitution américaine souhaitaient véritablement enchâsser les principes du libéralisme classique est assez discutable. Bien que la Déclaration d’indépendance soit contemporaine de la publication du traité Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith (1723-1790), la Révolution américaine consistait surtout en un rejet de l’autorité royale et du pouvoir central plutôt qu’en une ode aux vertus du libre marché. Il est significatif que Thomas Jefferson ait choisi l’expression « pursuit of happiness » à la place de « property », craignant que cette dernière expression soit interprétée comme une référence au système féodal(9). Historiquement, des valeurs républicaines plutôt que libérales seraient donc à l’origine du Bill of Rights.

          D’autre part, il est également important de signaler que le quatorzième amendement visait d’abord à abolir l’esclavage dans l’ensemble des États américains et non à rendre le droit naturel applicable à l’action législative de ces derniers. L’interprétation quelque peu créative de la Cour suprême à cet égard devenait donc difficilement justifiable à une époque où les mouvements progressistes acquéraient de l’importance et où l’orthodoxie économique du libéralisme classique était sérieusement remise en question. La crise économique de 1929, largement perçue comme étant le résultat de l’échec du capitalisme, porta un dur coup à la philosophie libérale.

La chute de l’ère Lochner

          La popularité du message interventionniste de l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), n’eut pas que des conséquences dans la pensée économique. Pendant l’ère Lochner, la Cour suprême considérait que des mesures favorisant les travailleurs au détriment des employeurs, par exemple le salaire minimum, constituaient un fardeau que l’État plaçait sur les entrepreneurs afin de leur transférer la responsabilité de s’occuper des plus démunis(10). La Cour trouvait illégitime que des parties privées n’ayant commis aucun tort à la collectivité soient forcées de remplir les responsabilités qui incombaient en fait au gouvernement.

          En 1937, une autre décision marquante fut rendue, indiquant la chute de l’ère Lochner. Il s’agit de West Coast Hotel v. Parrish(11), où la Cour suprême opéra un virage complet dans sa perception des relations de travail. Loin de considérer les employeurs comme des victimes innocentes, elle estime désormais que le fait pour un employeur de ne pas accorder un salaire raisonnable oblige la communauté à payer pour assurer la survie des travailleurs, ce qui serait « a subsidy for unconscionable employers »(12). Le langage des juges change radicalement à propos des libertés économiques, qui ne sont plus considérées absolues et qui doivent céder le pas à des limitations utilitaristes: « There is no absolute freedom to do as one wills or to contract as one chooses. The guaranty of liberty does not withdraw from legislative supervision that wide department of activity which consists of the making of contracts, or deny to government the power to provide restrictive safeguards. Liberty implies the absence of arbitrary restraint, not immunity from reasonable regulations and prohibitions imposed in the interests of the community. »

          Ce changement de mentalité ne s’imposa pas soudainement. À l’intérieur de la profession juridique, l’activisme judiciaire de l’ère Lochner a été confronté depuis le début à d’autres écoles de pensée qui rejetaient le droit naturel d’inspiration libérale: « All these writers agreed on the fundamental step of dismissing notions of natural law limits on governmental policies and methods as transcendental nonsense »(13). Les critiques provenaient notamment de la jurisprudence sociologique (O.W. Holmes, L. Brandeis et R. Pound) ainsi que de l’école réaliste (K. Llwellyn, J. Frank, F. Cohen) qui insistaient sur l’importance de prendre en compte les preuves de faits sociaux et de ne pas décider uniquement sur la base des principes juridiques. Les oppositions à la doctrine libérale classique, venant autant de la discipline économique que juridique, ont provoqué un changement idéologique renversant l’orthodoxie de la Cour suprême sans que des manoeuvres constitutionnellement douteuses aient besoin d’être utilisées.

          D’autre part, en analysant de façon détaillée la jurisprudence de l’ère Lochner et des années la précédant, on constate qu’une incertitude persiste quant à la portée du quatorzième amendement. Bien qu’à première vue l’interprétation de type Lochner semble conférer une force absolue à la liberté économique, il faut admettre que la Cour suprême a toujours reconnu le pouvoir (présumé conforme au due process) des États de porter atteinte à la liberté en vertu de leur souveraineté (« police powers »). Le principe énoncé dans Lochner n’est pas que la propriété privée et la liberté contractuelle sont illimitées, mais seulement « [that] efforts to redistribute resources and paternalistic measures were constitutionally out of bounds »(14). Malgré cette exception, les police powers permettaient des mesures visant à préserver la sécurité, la santé, la morale et le bien commun.

          Dans cette optique, il faut reconnaître que les arguments utilitaristes à l’encontre du droit naturel libéral ont toujours été acceptés par les tribunaux américains, même si certains objectifs de redistribution furent rejetés pendant un moment. Par conséquent, l’ère Lochner semble davantage l’expression jurisprudentielle d’une mentalité conservatrice que du libéralisme classique à l’état pur. Or, le conservatisme n’étant pas une doctrine aux principes substantiels bien définis(15), il n’est pas étonnant que l’analyse confuse qu’elle provoque tende à s’effondrer. Pourtant, même après la chute de Lochner, si les droits rigoureusement protégés se sont déplacés des libertés économiques vers les libertés politiques, le raisonnement utilitariste (de tendance sociale-démocrate plutôt que conservatrice) est resté identique.

          Depuis cette époque, la société américaine est captive d’une confusion entre la liberté des anciens et celle des modernes, pour reprendre les termes de Benjamin Constant (1776-1830): « La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. »(16)

          En écartant la propriété privée de l’analyse des libertés individuelles et en se concentrant indûment sur le partage égalitaire du pouvoir social entre les citoyens, les tribunaux américains ont fragilisé les fondements du libéralisme classique. La leçon que nous devons retenir de cet épisode historique est que même protégée par les meilleurs instruments procéduraux, aucune idéologie ne résistera au passage des saisons si elle n’est pas implantée solidement dans la tradition intellectuelle d’un pays. Une constitution, même écrite et rigide, ne réussira pas à façonner la société qui vénère déjà une autre statue.

 

1. 198 U.S. 45 (1905).
2. Rogers M. SMITH, Liberalism and American constitutional law, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1985, p. 73.
3. Adkins v. Children’s Hospital, 261 U.S. 525 (1923).
4. R.M. SMITH, op. cit., note 2, p. 75.
5. R.M. SMITH, op. cit., note 2, p. 79.
6. Schechter Poultry Corp. v. United States, 295 U.S. 495 (1935).
7. Richard M. EBELING, « When the Supreme Court Stopped Economic Fascism in America », (Octobre 2005) 55-8 The Freeman 2, 3.
8. Dorothy THOMPSON, « Pure Personal Government: Roosevelt Goes Too Far in Packing the Court », (10 février 1937) Washington Star (History Matters - The U.S. Survey Course on the Web).
9. Cf. « Life, liberty and the pursuit of happiness » dans l’encyclopédie Wikipedia.
10. Cass R. SUNSTEIN, « Lochner’s Legacy » dans Vincent BLASI (dir.), Law and liberalism in the 1980s: the Rubin lectures at Columbia University, New York, Columbia University Press, 1991, p. 157-159 .
11. 300 U.S. 379 (1937).
12. C.R. SUNSTEIN, loc. cit., note 10, p. 159.
13. R.M. SMITH, op. cit., note 2, p. 78.
14. C.R. SUNSTEIN, loc. cit., note 10, p. 160.
15. voir: Friedrich A. HAYEK, « Pourquoi je ne suis pas un conservateur », www.catallaxia.org.
16. Benjamin CONSTANT, De la liberté chez les modernes, Paris, Librairie Générale Française, 1980, p. 509.