Montréal, 1er octobre 2006 • No 195

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

LE LIBÉRALISME N'EST PAS
UN ÉCONOMISME *

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Pourquoi les libéraux doivent-ils à ce point se justifier en matière sociale? Cela montre à l'évidence la puissance et l'efficacité du conditionnement éducatif et médiatique, qui fait passer le libéralisme pour un économisme dur, égoïste et sauvage et assimile celui-ci à l'apologie de la loi de la jungle, responsable de tous les maux de la planète, ou encore réduisant le libéralisme à une négation du fait social lui-même. Pourtant, et pour peu que l'on se donne du recul, on est forcé de constater que les avancées sociales ont eu lieu dans les pays qui ont connu la croissance économique de manière durable; et qu'une croissance économique stable et durable ne fut possible que dans les pays qui se sont dotés des institutions les plus libérales. Tous les pays qui ont exploré une autre voie, qui ont cru en « un autre monde », ont connu la faillite économique et donc, la régression sociale. Il n'y a aucune exception à cette règle.

 

La faillite sociale: la multiplication des fissures

          Si les libéraux se préoccupent tant d'économie et sont soucieux d'en comprendre ses principes, ce n'est pas qu'ils soient foncièrement antisociaux, mais ils se méfient des promesses intenables, autres chèques sans provision. Car on ne peut « faire du social » sans une économie prospère. À vouloir opposer sans cesse l'économique au social, on prend même le risque de briser le ressort même de la création des richesses. Or l'État n'a pas le pouvoir de redistribuer des richesses qui n'ont pas préalablement été créées par un secteur productif en expansion.

          Or nous sommes enfermés en France, depuis une trentaine d'années, dans une trajectoire pernicieuse fondée sur la négation même de ce principe. Déjà dans les années 1970, le président Giscard d'Estaing annonçait que « le bout du tunnel était en vue ». En 1981, le président Mitterrand promettait de « changer la vie ». Dans les années 1990, le président Chirac se proposait de « réparer la fracture sociale ». Et aujourd'hui, on cache de plus en plus difficilement la facture sociale. Trente ans de croissance molle, génératrice d'un chômage structurel intenable et aux conséquences sociales dramatiques. Or l'histoire dira que cette même période fut une période de prospérité mondiale sans précédent. Nous sommes passés à côté au nom d'un modèle social qui condamne précisément tout retour à une croissance forte et durable, seule susceptible de générer la richesse que suppose le maintien de nos généreux « acquis sociaux ».

          La facture sociale a en effet une dimension financière: c'est un endettement public intenable au nom d'un statu quo qui:
 

• génère une expatriation incessante des jeunes talents, une émigration économique, en même temps qu'il suscite une immigration sociale;
• se traduit par une montée inexorable de la précarité et de l'exclusion car le financement des acquis sociaux se fait au prix d'une fragilisation du tissu économique;
• accroît la mortalité des PME et accélère la délocalisation des grands groupes;
• produit un rétrécissement de la base active de la population en fragilisant les plus jeunes et les plus âgés;
• menace les retraites.

          En France, les jeunes font des études dans « le meilleur système d'éducation du monde » pour finalement avoir peur de la précarité comme l'ont montré les réactions virulentes face au CPE. Les salariés cotisent pendant 40 annuités pour ne pas être sûrs de vivre décemment pendant leur retraite. Face à la multiplication de ces fissures, chacun se recroqueville sur ses acquis, en s'enfermant dans des postures revendicatives qui constituent une grave menace pour la cohésion sociale elle-même.

          Au total, quatre France coexistent: une classe moyenne en voie de paupérisation; une partie croissante exclue sans espoir d'intégration; une France active, voire hyperactive car soumise à toutes les contraintes liées à la compétition et à la réglementation; et une France abritée par son statut mais en crise de reconnaissance. Et au-dessus, une élite intouchable et aveugle, sans obligation de résultat: c'est la France du pouvoir et de ses courtisans qui s'obstine à maintenir un système manifestement à bout de souffle mais qui exploite les peurs légitimes liées à tout changement, aussi inéluctable soit-il.
 

Un coupable idéal: le libéralisme

          Un coupable idéal est toujours un coupable trop facile qui nous évite d'affronter les causes réelles et endogènes de notre incapacité à retrouver le chemin de la croissance. Car la France est sans doute parmi les pays développés le pays le plus éloigné du libéralisme, dans son fonctionnement institutionnel comme dans sa conception de l'économie. Tout est fait pour étendre le pouvoir et les champs de compétence de l'État alors que la Constitution a précisément pour objectif l'inverse: limiter et délimiter de manière précise les prérogatives de l'État pour protéger la sphère privée.
 

« C'est dans le pays où le poids de l'État dans l'économie est le plus imposant au point de devenir insupportable, où la réglementation est la plus dense et tatillonne au point de devenir inapplicable, où les contraintes administratives sont les plus importantes, où la dérive des finances publiques qui nourrit une montée inexorable des prélèvements en tout genre, c'est précisément dans ce pays que le malaise social est le plus grand. »


          La défaillance chronique de nos institutions montre que le principe de séparation des pouvoirs (cher à Montesquieu) n'est guère respecté. C'est dans le pays où le poids de l'État dans l'économie est le plus imposant au point de devenir insupportable, où la réglementation est la plus dense et tatillonne au point de devenir inapplicable, où les contraintes administratives sont les plus importantes, où la dérive des finances publiques qui nourrit une montée inexorable des prélèvements en tout genre, c'est précisément dans ce pays que le malaise social est le plus grand.

          Comment imputer au libéralisme tous les problèmes dans un pays où tout est fait pour empêcher la loi du marché de fonctionner? Nous ne sommes pas victimes de la loi du marché; nous héritons en fait de ces dysfonctionnements.

          Les deux piliers du modèle social français sont d'un côté le poids de l'intervention de l'État dans l'économie qui se traduit par le budget de l'État; et de l'autre côté, les droits sociaux financés par la sécurité sociale dont le budget séparé est supérieur au budget de l'État. Mais l'incapacité à délimiter précisément le domaine légitime de l'intervention publique entraîne une dérive des dépenses de l'État tandis que la multiplication (démagogique) des droits sociaux se traduit par une dérive des comptes sociaux. La non-maîtrise de ces deux budgets génère une montée des prélèvements de toute sorte (impôts, taxes, charges, CSG, RDS…) lesquels se traduisent in fine par un accroissement du coût du travail (fatal à l'emploi), un affaiblissement des capacités d'épargne (nécessaire à l'investissement) et une réduction du pouvoir d'achat (qui nourrit la consommation).

La non-viabilité de l'exception française

          Les lois de l'économie se seraient-elles arrêtées à nos frontières à l'instar du nuage de Tchernobyl? Car notre classe politique s'acharne depuis trente ans, depuis la Libération sans doute, à imposer un modèle social bâti sur le refoulement, le refus, la négation des principes économiques élémentaires. Or, ces politiques contribuent à fragiliser les fondements structurels de la croissance sans laquelle aucune avancée sociale n'est durable. On a tout à perdre à fragiliser nos entreprises, à décourager les entrepreneurs, à faire fuir les capitaux, et l'État le premier dont les ressources stables proviennent des rentrées fiscales. Mais encore faut-il des gens pour payer des impôts…

          L'échec du modèle social français provient de cet aveuglement idéologique. Il provient du fait qu'il se pose contre l'économie, comme un rempart à la mondialisation, comme s'il était possible de dissocier le « social » de son ancrage économique, de son inscription dans un tissu économique. Car l'acte économique ne se réduit pas à sa seule dimension productive ou marchande, même si elle est essentielle. L'acte économique est un acte de socialisation. Le marché ne détruit pas l'homme…toutes les politiques qui ont détruit le marché ont détruit l'homme!

 

* Communication présentée à Sciences Po dans le cadre de la conférence organisée par Alternative-Libérale « Les libéraux au secours de la justice sociale », le 10 juin 2006, Paris. J.-L. Caccomo, maître de conférences en sciences économiques à l'Université de Perpignan vient de publier L'épopée de l'innovation. Innovation technologique et évolution économique, aux éditions L'Harmattan, Paris, 2005.

 

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