Montréal, 22 octobre 2006 • No 198

 

ENTREVUE

 

Bogdan C. Enache est en cours de terminer ses études universitaires en sciences politiques à l'Université de Bucarest avec un mémoire sur les racines de la pensée libérale. Il est également membre de l'Association Liberalism.ro qui a pour but la promotion des idées libérales dans l'espace public roumain.

 
 

PASCAL SALIN SUR LE
LIBERTARIANISME ET L'AVENIR *

 

par Bogdan C. Enache

 

          Note préliminaire concernant les concepts: Des termes comme « libéral », « libéralisme » sont malheureusement devenus ambigus à notre époque. Ainsi, aux États-Unis, « liberal » signifie « de gauche ». Par ailleurs, en France par exemple, le terme « libéral » recouvre des positions extrêmement variées. C'est pourquoi le terme « libertarien » a été inventé, en particulier aux États-Unis. En France, il est moins utilisé parce que le terme « libéral » a pris une signification moins opposée au sens initial qu'aux États-Unis (et les antilibéraux aiment bien qualifier les libéraux d'ultralibéraux pour essayer de les confondre avec l'extrême-droite, ce qui est une erreur de compréhension terrifiante). Je prendrai donc le terme « libertarien » pour désigner celui qui pousse très loin sa critique de l'État et qui, éventuellement, revendique la suppression totale de l'État. Mais le terme « libertarianisme » est peu utilisé en France (je l'utilise donc en pensant qu'il aura une traduction normale en roumain).

 

          Enfin, une dernière précaution: lorsque je défends des positions libertariennes radicales (suppression de tout rôle pour l'État), je ne prétends pas définir un programme politique immédiatement applicable. Je pense seulement que c'est mon devoir d'intellectuel de pousser le raisonnement jusqu'à son extrême limite et de s'interroger sur la manière dont un problème quelconque pourrait être résolu sans l'intervention de la contrainte étatique. Le libertarien, par conséquent, donne la direction à suivre, il fournit une boussole, mais pas forcément un programme de gouvernement. Dans le monde trop politisé où nous sommes (du fait, précisément, de l'omnipotence de l'État), on a du mal à comprendre cette différence entre un programme politique et une réflexion théorique. Elle est pourtant essentielle et il conviendrait de comprendre qu'il n'y a rien de plus pratique que la théorie (la « bonne » théorie évidemment), car elle donne un sens à l'action.
 

Pascal Salin

 
 
 

1. Comment décririez-vous dans quelques mots le libertarianisme?

          Le « libertarianisme » est fondé sur une distinction essentielle – mais trop souvent oubliée – celle qui existe entre une action volontaire et une action contrainte. Fondé sur une vision individualiste de la société, il montre donc comment chacun d'entre nous peut atteindre au mieux ses propres objectifs dans une société d'où toute contrainte serait supprimée et où chacun respecterait les droits de propriété des autres (ce qui pose évidemment le problème de la définition des droits de propriété légitimes: en un mot est légitime l'appropriation qui résulte d'un acte de création). Les libertariens montrent comment une société d'hommes libres peut ainsi fonctionner grâce à l'« ordre spontané » (selon l'expression de Friedrich Hayek) qui s'instaure du fait des interrelations entre ses membres.

2. Pourquoi êtes-vous un libertarien? / Comment l'êtes-vous devenu?

          Je suis libertarien pour une double raison:
 

• Une raison normative: je pense que la liberté individuelle est pour chacun le bien ultime que nous devons rechercher, de telle sorte qu'il est important de comprendre comment une société d'hommes libres peut fonctionner;
• Une raison scientifique: comme l'a bien expliqué la philosophe américaine Ayn Rand, on peut comprendre la société en partant de l'individu, on ne peut pas comprendre l'individu en partant de la société (c'est-à-dire d'une vision collectiviste arbitraire).

          Je suis devenu libertarien progressivement (en dépit d'une éducation dans les écoles d'État qui n'était évidemment pas individualiste), à partir du début de mes études d'économie. J'y ai découvert que l'on pouvait comprendre le fonctionnement d'un système économique à partir – et à partir seulement – d'hypothèses simples et réalistes sur le comportement individuel (en particulier l'hypothèse selon laquelle l'homme est rationnel, c'est-à-dire qu'il essaie d'atteindre au mieux ses objectifs dans un monde de rareté). Je suis donc devenu un « libéral classique » (proche de Milton Friedman ou de Robert Mundell), puis j'ai découvert l'« École autrichienne » (Hayek, Mises, Rothbard, etc.), j'ai compris que c'était mon vrai univers intellectuel et j'ai adhéré à sa méthodologie individualiste (qui me semble correcte du point de vue scientifique et cohérente avec ce que nous savons de la nature humaine).

3. À présent, quelle serait la réforme clé qui, une fois appliquée, mènera à un degré significatif de liberté?

          Quel est le problème? C'est l'État. Il faut donc le diminuer, lui enlever ses moyens d'action, en particulier sa capacité à prélever des impôts. Malheureusement, l'État dispose d'un instrument formidable: il peut exercer la contrainte et il a même le monopole de la contrainte légale. C'est pourquoi il peut facilement grandir, se maintenir, résister à tous les efforts pour le restreindre. C'est pourquoi, malgré tous leurs efforts, les libertariens n'ont pas trouvé la formule magique pour restreindre (ou supprimer…) l'État. C'est pourquoi aussi, ils comptent beaucoup sur la libre formation des esprits et la Semaine libertarienne en Roumanie (14-21 octobre) a pour cela un rôle considérable à jouer.

          Ceci dit, il faut trouver un moyen de concurrencer l'État, de montrer que les initiatives privées permettent de mieux résoudre les problèmes, de mieux satisfaire les citoyens. On peut alors imaginer une disposition par laquelle tout citoyen pourrait attaquer les monopoles étatiques auprès des tribunaux. Actuellement et paradoxalement, il existe dans tous les pays (et dans l'Union européenne) une législation qui est censée empêcher les monopoles. Mais elle s'attaque seulement aux pseudo-monopoles privés (qui ne peuvent jamais exploiter durablement les consommateurs), alors que les seuls véritables monopoles – les monopoles publics – sont protégés par la loi! Mais si l'on arrivait efficacement à lutter contre les monopoles publics, par exemple grâce au système judiciaire, encore faudrait-il éviter que ces derniers bénéficient d'un privilège en obtenant un financement public (c'est-à-dire un financement obtenu par la contrainte). De ce point de vue un système de « vouchers » (bons d'éducation, de santé, etc..) permet aux citoyens de choisir entre producteurs publics et privés.

4. Quels sont les plus grands obstacles aujourd’hui pour mettre en pratique les principes libertariens?

          Compte tenu de ce que je viens de dire, le plus grand obstacle est d'ordre intellectuel et culturel. Si un grand nombre de citoyens demandaient à retrouver leur liberté de décider, les hommes de l'État, soucieux d'être réélus, seraient bien obligés de leur donner satisfaction. Une difficulté vient aussi du fait que les transitions sont souvent difficiles – on doit le savoir dans un pays comme la Roumanie – car l'apprentissage de la liberté ne peut pas être immédiat. Seule la conviction que la libéralisation est nécessairement utile à moyen ou long terme permet de surmonter cet obstacle.

5. La majorité des libertariens, même ceux de tendance anarcho-capitaliste, travaillent pour l'État (comme professeurs par exemple). Cet aspect, ne présente-t-il pas une contradiction par rapport aux convictions professées?

          Je ne suis pas sûr que la majorité des libertariens travaillent pour l'État. Je suis en effet frappé de voir que, dans beaucoup de pays, les thèses libertariennes sont particulièrement bien appréciées et connues – même dans leurs aspects les plus sophistiqués – par des hommes d'affaires et des professionnels. Cela se comprend, car ils connaissent les réalités de la vie et le libertarianisme est fondé, comme je l'ai dit, sur des principes réalistes, conformes à la nature humaine. Bien au contraire, beaucoup d'enseignants vivent dans un monde purement imaginaire.

          Il est vrai, par ailleurs, qu'un libertarien comme moi est fonctionnaire en tant que professeur d'une université française. Je ne vois pas de contradiction dans cette situation. En effet, l'État français dispose d'un monopole absolu et très regrettable pour les universités, de telle sorte que, pour exercer le métier qui est ma passion, je suis bien obligé d'être fonctionnaire. Mais je souhaiterais qu'il en soit autrement. Je préférerais, certes, que la concurrence existe dans le domaine universitaire et que je puisse choisir mon employeur. J'ajouterai que ce monopole public rend la vie difficile pour les libertariens. Ainsi, lorsque j'ai été nommé pour présider le jury d'un concours de recrutement de professeurs d'économie pour toutes les universités françaises, j'ai été l'objet d'une campagne de presse et médiatique terrifiante, car on trouvait anormal qu'un libéral puisse être chargé de cette tâche. Au lieu de nous reprocher de travailler « pour » l'État, il faudrait donc nous féliciter – nous, les libertariens – de ne pas nous conduire en esclaves dociles de notre maître.

 

* Cette entrevue est parue le 18 octobre 2006 dans le supplément de la Revue 22 – un magazine culturel roumain – aux cotés d'entrevues similaires avec David Friedman et Walter Block. Dans les pages du supplément, entièrement dédié à la pensée libertarienne, les lecteurs ont pu découvrir des articles écrits par les plus importants auteurs libertariens roumains et traitant de divers aspects comme l'étatisation de la monnaie, l'interventionnisme, l'alternative privée à l'éducation, etc. Cette publication s'inscrit dans le cadre de la Semaine libertarienne, une suite d'événements (conférences, projections de films et débats) qui se déroule du 14 au 21 octobre 2006 à Bucarest et ayant pour but la promotion de la weltanschuung libertarienne dans l'espace public roumain. La Semaine libertarienne réunit toutes les grandes organisations libérales/libertariennes roumaines (le Centre d'Analyse et Développement Institutionnel, l'association Liberalism.ro, l'Institut Mises Roumanie et CISED) ainsi que des chercheurs indépendants de la même orientation.

 

SOMMAIRE NO 198QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHE LISTE DES COLLABORATEURS

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION ÉCRIVEZ-NOUS