Montréal, 5 novembre 2006 • No 200

 

OPINION

 

Erwan Quéinnec est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.

 
 

LA SURTAXATION DES PROFITS PÉTROLIERS: RETOUR SUR UNE RICHE IDÉE

 

par Erwan Quéinnec

 

          La France est, comme chacun sait, un pays d’intense production législative et réglementaire. Il est vrai qu’à bien entendre le débat public, le « politique » est sommé de nous sortir des impasses socio-économiques dans lesquelles nous sommes engoncés depuis déjà longtemps; et le politique, c’est du texte plus de la dépense. En France (plus qu’ailleurs?), la mythologie démocratique sur laquelle repose la légitimation du thesis(1) commande d’inféoder l’intérêt individuel à un « intérêt général » d’essence moralement supérieure. Alliée à l’antilibéralisme matriciel sur lequel la France qui pense fonde sa conception du monde, cette mythologie donne libre cours aux ambitions normatives les plus dangereuses.

 

          Dans cette veine, une « idée de loi » intéressante a donné lieu à de nombreux débats au cours du premier semestre 2006: celle visant à surtaxer les profits des compagnies pétrolières (françaises) au regard de leur niveau particulièrement élevé. Émanant d’un certain nombre de députés (de gauche, pour l’essentiel, mais sans doute pas exclusivement), cette idée est heureusement restée lettre morte. Il n’y a pourtant nulle raison de penser que les sources d’inspiration auxquelles elle s’est abreuvée hier ne ressurgiront pas demain. Or, si cette idée est aussi inepte qu’injuste, c’est bel et bien en dépit d’un sens commun majoritairement anticapitaliste. C’est pourquoi il est intéressant d’en discuter(2).
 

Les lois ad hoc sont le contraire de la loi

          Dans les pays civilisés, les lois sont faites pour donner aux gens l’assurance qu’ils pourront se conformer à des normes partagées, conformes et utiles à leur volonté d’épanouissement. Plus la loi est générale, parcimonieuse et stable, plus elle est fiable et fertile en conséquences socio-économiques désirables. Hélas, il y a longtemps que la loi au sens pseudo-démocratique du terme est ravalée au rang de gadget technocratique, destinée à servir la communication institutionnelle autant qu’à assouvir les pulsions interventionnistes de notre classe politique.

          C’est particulièrement vrai lorsque, tel événement défrayant la chronique médiatique – les « super profits » des compagnies pétrolières, par exemple – un député s’empresse d’y déceler un « problème social » et d’en inférer la nécessité d’une mesure « régulatrice » (ou palliative, c’est selon). Cela permet de rassurer l’opinion en signifiant que le législateur continue de veiller sur l’intérêt général. Hélas, la loi devrait être une « méta norme » et non un outil de management au service de la puissance publique.

          Les individus ne peuvent en effet se comporter rationnellement qu’en fonction de normes stables et lisibles. Tel n’est déjà guère le cas d’une « loi de finances » de périodicité annuelle au contenu tronqué (on discute des ressources et non des emplois). Tel est encore moins le cas d’une loi ou d’un règlement qui déciderait de taxer n’importe qui n’importe quand au gré de toutes sortes d’arguments d’espèce – généralement absurdes – dont nos mandarins saisiraient comme par enchantement les implications en termes d’intérêt général.

          Supposons que la « surtaxation » des profits pétroliers soit, quant au fond, une mesure moralement justifiable. Ses conséquences à moyen terme n’en seraient pas moins extrêmement fâcheuses. Se sachant à la merci de prélèvements ad hoc dès lors que leurs bénéfices excèderaient certains niveaux, les entreprises les plus rentables déserteraient à tout coup le territoire national. C’est d’ailleurs ce qu’en substance a menacé de faire la société Total et ce que font déjà, parce que le taux français d’imposition des sociétés est l’un des plus élevés d’Europe, nombre d’entreprises françaises.

          Profitant de la libre circulation des capitaux à l’intérieur de « l’espace Schengen », ces dernières sont en effet incitées à scinder leurs activités de façon à localiser en France la partie « achats » de leur exploitation (génératrice de charges comptables) tout en localisant ailleurs (Pays-Bas, pays de l’est, voire Suisse) la partie génératrice de produits imposables (les ventes). L’heure n’est en effet pas à la taxation mais à la réduction de l’imposition des bénéfices et du capital, ne serait-ce que parce que le marché unique européen permet aux entreprises d’optimiser leur gestion fiscale en « délocalisant leurs bénéfices », faculté qu’évidemment, nombre de démiurges étatistes regardent d’un oeil outré.

          L’argument ci-dessus fait toutefois partie de ces considérations pragmatiques que le débat public accepte (plus ou moins) de prendre en considération. C’est, en France, sur un mode fataliste que l’on perçoit l’intégration des marchés comme « donnée » – implicitement regrettable – de l’action publique contemporaine. Il ne viendrait à l’esprit de nul décideur d’expliquer que non seulement le marché unique est un bienfait, mais que la surtaxation est injuste en sus d’être économiquement dissuasive. Car lorsqu’on fait de la démagogie sa profession de foi, l’effort porté sur la pédagogie est réduit à la portion congrue. L’extrême gauche comme l’extrême droite ont alors beau jeu – et leur cohérence intellectuelle est ici incontestable – de demander au nom de quel principe ontologique la « libéralisation » des échanges internationaux devrait être acceptée plutôt que combattue, dès lors que l’intérêt général n’y trouverait pas son compte.
 

Surtaxer: sur quel motif et pour quoi faire?

          Oui car, au fond, n’est-il pas légitime de taxer ces profits pétroliers qui, nourris par l’envolée des prix du baril, ont augmenté d’un facteur 2,5 en trois ans (2002-2005(3))? Sans doute, à condition d’inventer une notion peu usitée en économie, le PMIC – profit maximum idéologiquement correct – pendant inspiré de ce SMIC que le monde nous envie. Quand bien même les profits pétroliers auraient augmenté de 3000% ou plus en trois ans, cela ne changerait rien à l’affaire. La notion de « surprofit » ou de « profit excessif » est parfaitement dépourvue de sens.
 

« L’idée selon laquelle l’argent public est de meilleure qualité que l’argent privé, l’impôt préférable au profit, "l’intérêt général" supérieur à l’agrégation des intérêts privés, n’est fondée sur rien d’autre qu’une illusion d’optique et un raisonnement tronqué. La surtaxation des profits pétroliers est une solution opportuniste à un problème artificiel, dont le court-termisme démagogique est patent. »


          Toutes les entreprises capitalistes cherchent à maximiser leur profit autant que faire se peut et compte tenu du contexte légal et socio-économique dans lequel elles évoluent. Il est possible que tout ne soit pas très « fair play » dans la manière dont les compagnies pétrolières gagnent leur argent et ce dans la mesure où elles doivent inévitablement composer avec nombre de puissances publiques (peu recommandables) dont l’or noir est la chasse gardée. Il n’en reste pas moins que pour l’essentiel, c’est à leur capacité technologique qu’elles doivent leurs permis d’extraction et à l’explosion de la demande mondiale qu’elles doivent le renchérissement du produit qu’elles commercialisent.

          À partir de là et parce que la maximisation du profit est le carburant d’un capitalisme auquel les peuples d’Occident doivent leur niveau de vie extraordinairement élevé, faire état de bénéfices importants est d’autant plus légitime que, pour le cas qui nous occupe, les compagnies pétrolières assument des risques d’exploitation considérables (risques géologiques, économiques et, last but not least, géopolitiques) sur un marché beaucoup plus concurrentiel que généralement postulé (du fait de la percée d’entreprises originaires des pays émergents).

          Alors, taxer pour quoi? Parce que le profit est indécent et que l’impôt a, dans notre pays, une fonction morale, quasi rédemptrice, à laquelle les sociétés pétrolières pas plus que tout autre contribuable ne sauraient échapper, soit. Parce que les multinationales sont le symbole ostentatoire d’un capitalisme abject, re-soit. Mais encore? Parce que le prix de l’essence à la pompe a augmenté ces dernières années dans des proportions considérables (c’est vrai) et, a-t-on cru comprendre, parce que la « surtaxe » aurait eu pour fonction toute théorique d’alléger la facture du consommateur (on ne sait comment), à une époque où les Français semblent las de l’érosion apparente – et au vrai, crédible – de leur pouvoir d’achat. Cet argument est doublement intéressant.

          En premier lieu, il occulte allègrement le fait que le prix d’un litre d’essence, en France, est lui-même composé à 75% de taxes (TIPP + TVA). Curieusement, nos députés n’ont pas proposé de les baisser… En second lieu, la hausse du prix du baril est un signal on ne peut plus crédible de la raréfaction du pétrole. Ce dernier étant une énergie dont dépendent des pans entiers de nos économies mais dont, en contrepartie, le caractère fossile (ressource épuisable) et la pollution qu’induit son utilisation ne sont pas sans inconvénients, la hausse de son prix indique aux acteurs économiques la marche économique à suivre le concernant, qu’il s’agisse d’exploration, d’exploitation ou d’investissement dans les énergies substituables.

          Et c’est précisément ce à quoi servent les profits pétroliers, qu’ils soient affectés à l’autofinancement des firmes ou bien redistribués aux actionnaires – un reproche fréquemment adressé à leur endroit – qui eux-mêmes, les réinvestiront dans des secteurs porteurs (parmi lesquels le secteur de l’énergie). De la sorte, « distordre » le prix du pétrole en le diminuant artificiellement, c’est fiscalement absurde (on taxe d’un côté tout en subventionnant de l’autre), écologiquement douteux (les écologistes sont généralement ravis de l’augmentation du prix du brut, qui leur permet de renouer avec les mêmes prédictions apocalyptiques dont ils nous ont déjà gratifiés il y a 35 ans), économiquement aberrant (l’information contenue dans le prix est artificiellement « brouillée ») et financièrement irrationnel (l’État n’est pas un investisseur plus clairvoyant que les actionnaires privés).

          L’idée selon laquelle l’argent public est de meilleure qualité que l’argent privé, l’impôt préférable au profit, « l’intérêt général » supérieur à l’agrégation des intérêts privés, n’est fondée sur rien d’autre qu’une illusion d’optique et un raisonnement tronqué. La surtaxation des profits pétroliers est une solution opportuniste à un problème artificiel, dont le court-termisme démagogique est patent. Et elle est aussi profondément injuste.
 

Une renationalisation souterraine du secteur pétrolier?

          Si l’on en croit la théorie fiscale, l’imposition des sociétés commerciales induit que l’État soit assimilable à une sorte d’actionnaire virtuel, fondé à réclamer pour lui-même une part du revenu net de l’entreprise, le reste revenant légitimement à ses propriétaires (les actionnaires dans le cas des sociétés anonymes). En termes plus clairs, l’impôt sur les bénéfices est toujours assimilable à une expropriation. Augmenter son taux ou son assiette, c’est aggraver l’intensité de cette expropriation.

          Or, l’État français a longtemps été l’actionnaire effectif d’entreprises de secteurs divers, entre autres le secteur pétrolier. À ce titre, et à condition que les sociétés dont il avait le contrôle fissent des bénéfices, il était légalement fondé à en accaparer les revenus. Le fait que, durant la décennie 1990, l’État ait cédé à des actionnaires privés les actions qu’il détenait dans quantité de sociétés – ce qu’on a appelé les dénationalisations – implique ipso facto qu’il lui faille renoncer à toute prétention aux dividendes. Sinon, que par le biais de l’impôt sur les sociétés, il lui est tout à fait loisible de se rattraper!

          Aussi la « surtaxation des profits pétroliers » (ou la taxation des « surprofits »…) constitue-t-elle une renationalisation rampante (partielle) du secteur considéré. Et ce au détriment de milliers – voire de millions – d’actionnaires individuels, au demeurant plus ou moins fortunés auxquels, jadis, l’État céda ses actions. Sauf à se laisser abuser par la mythologie démocratique, cela porte un nom: la spoliation.

          En nature, une telle mesure n’a strictement rien à envier aux politiques de renationalisation dont un certain nombre de despotes sud-américains particulièrement éclairés – l’inénarrable président vénézuélien Chavez en tête – se sont fait les chantres, ces dernières années. En degré, bien sûr, la pilule de la renationalisation par l’impôt est moins amère que celle d’une expropriation pure et simple. Mais tout de même, le modèle politique dont ce genre d’idées procède mérite d’être signalé.

          Qu’une majorité – voire une écrasante majorité – de citoyens, ici comme en Amérique du Sud y soit éventuellement favorable ne change strictement rien à la manière dont une telle mesure doit être qualifiée. Lorsque les intérêts d’une majorité commandent de fouler au pied ceux d’une minorité, cela ne s’appelle plus « démocratie » mais « lynchage ». Du moins quand on appelle un chat un chat.

          Il faut rendre justice à notre ministre de l’Économie et des Finances d’avoir résisté aux injonctions parlementaires lui commandant de s’abandonner à pareille lubie. Peut-être, d’ailleurs, cette proposition n’a-t-elle jamais eu d’autre consistance que celle d’un effet de manche. Et s’il fallait le regretter au fond? Car tôt ou tard et au vu de l’inexorable dérive de notre dette publique, ne faudra-t-il pas bientôt « surtaxer » l’ensemble des contribuables? Sans doute et nous n’aurons pas à nous en plaindre. Car l’on ne « surtaxe » que les gens qui gagnent trop d’argent…

 

1. Le droit de conception législative, selon Hayek, opposé au nomos, le droit des gens, censé régir les rapports interpersonnels sur la base de règles stables et opérationnelles, connues de tous et adaptées par le juge aux cas d’espèce.
2. Je renvoie par ailleurs à l’article « Les profits des compagnies pétrolières et la hausse des prix de l'énergie » que Cécile Philippe a publié dans le QL no 161 du 15 décembre 2005.
3. Il s’agit ici des profits affichés par les 5 « majors » du secteur, à l’échelle mondiale.

 

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