Montréal, 19 novembre 2006 • No 202

 

OPINION

 

Philippe Jaunet est étudiant en droit à la Faculté de Bordeaux, en France.

 
 

LA LÉGITIME DÉFENSE EN PROCÈS, OU LES MÉFAITS JURIDIQUES DE L'ÉTATISME

 

par Philippe Jaunet

 

          S’il est une question où les libéraux ont vraiment un rôle à jouer, c’est bien celle, essentielle dans une société libre, des rapports entre les hommes et le Droit, notamment en ce qui concerne l’accomplissement de l’État de droit qui est, avant tout, une création libertarienne.

 

          L’État de droit, rappelons-le, c’est « l’État contenu par le Droit », c’est-à-dire la réalisation pratique de l’idéal libéral classique tel qu’il a été initié par la coutume en Grande-Bretagne (rule of law), avec le constitutionnalisme des founding fathers aux États-Unis ou d’auteurs comme Montesquieu ou Benjamin Constant en France, et leurs théories de la limitation du pouvoir. Il faudrait encore citer la théorie prussienne du Rechtsstaat, mais un livre entier(1) n’y suffirait pas.

          Pour résumer, l’idée sous-jacente, issue des théories du Droit naturel, les « institutionnalise » en quelque sorte: pour ces auteurs, l’homme a des droits inaliénables et sacrés, antérieurs à la législation positive de l’État. Donc, ce n’est pas parce que l’État me permet de faire X ou Y que je peux le faire. Je peux le faire parce que nul n’a de droit sur X ou Y; dans le cas contraire, je viole le droit d’autrui.

          Par exemple, si je dis ce que je veux dans mon journal, même des choses qui vous choquent, cela ne devrait pas être licite parce que la loi m’y autorise, ça devrait être ainsi parce que c’est mon journal et que je n’oblige personne à le lire. Nul ne peut être propriétaire de ce que je dis, à part moi.

          Malheureusement, on sait aussi que cette interprétation libertarienne des droits fondamentaux de la personne a été longtemps occultée dans de nombreux pays, et ce en raison du positivisme juridique, dont le paroxysme a été atteint avec le courant normativiste de l’École de Vienne(2) qui n’hésitait pas à affirmer que tout État produit du droit, et que par conséquent « l’État, c’est le droit ». Idéologie affligeante et typiquement antilibérale: le droit est lié à l’État, sans État il n’y aurait pas de droit, le libéralisme ce serait donc l’anarchie (« le renard libre dans le poulailler libre »). Il n’était donc pas étonnant qu’ils justifient les dictatures socialistes ou même fascistes, car le peuple peut tout à fait, dans cette conception, aliéner ses droits à l’État. On connait les conséquences…
 

La défense des droits et libertés

          Le passé récent a montré que ce qui reste de ces auteurs a bien évolué, heureusement dans un sens plutôt favorable aux libertés individuelles. En France par exemple, la défense des droits et libertés a profondément changé depuis le début des années 1970 avec le développement de la justice constitutionnelle et de la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme. Des lois sont venues permettre le libre exercice des grandes libertés individuelles, et ce pour notre plus grand bien.

          Bien sûr, la situation est encore mauvaise en ce qui concerne les libertés économiques et le droit de propriété, mais il faut avouer que la liberté individuelle est mieux défendue en Europe qu’il y a cinquante ans. Mais est-ce suffisant? Le système étatique actuel montre chaque jour ses défaillances, et plus que jamais il semble nécessaire d’opter pour une voie réformatrice réellement libérale.

          Et si nous devons assurément libérer l’économie de ses contraintes administratives et fiscales, agir contre les atteintes à nos droits doit également figurer parmi les objectifs premiers des libéraux d’aujourd’hui.

          Que l’on me pardonne d’avoir écrit autant pour introduire mon propos, mais les choses doivent être claires. Ce que je dénonce aujourd’hui n’est qu’un exemple parmi plusieurs milliers d’autres de ce que, chaque jour, l’appropriation de ce qui est « juste » par l’État conduit à la violation pure et simple des droits de chacun. Plus précisément, je pense à un droit fondamental s’il en est, reconnu déjà par John Locke: le droit à la sûreté (ou habeas corpus), corollaire indispensable de la liberté individuelle, et pour qui nos ancêtres se sont constamment battus.

          Comme le disait un grand libéral du XIXe siècle, Édouard Laboulaye, « Quand je prétends que mon semblable respecte ma liberté, ne touche point à mes enfants ou à ma femme, ne détruise point la récolte que j’ai semée, je ne lui demande, après tout, que de s’abstenir. Et comme en restant chez moi je ne lui nuis en rien, il n’est pas juste qu’il entre sur mon domaine, car il me fait un mal sans cause et que rien n’autorise. En pareil cas, ma résistance est légitime; j’ai, comme disait Kant, le droit du poing, le droit de la force pour protéger ma liberté, mon bien, ma famille: [...] mon droit [...] est d’une nature toute négative. La liberté, la famille, la propriété, et si l’on veut même l’égalité et la sûreté, sont des droits absolus qui existent par eux-mêmes, ce ne sont pas des servitudes ou des obligations imposées à autrui; c’est à ce titre qu’ils ont droit au respect de tous, sans être une oppression pour personne. »(3)

          Le droit à la sûreté est également la seule justification que l’on peut trouver à l’émergence de l’État. En effet, la mission première de l’institutionnalisation du pouvoir n’est pas de faire une prétendue « justice sociale » en créant des « services publics » voire en redistribuant indûment les richesses – en les gaspillant, plutôt –, mais bien de défendre les citoyens des délinquants qui ne cessent de violer les droits et les libertés d’autrui. Ou du moins, le devrait.
 

C'est arrivé près de chez nous

          Je souhaite parler ici d’un fait d’actualité qui s’est passé en France mais qui pourrait se passer près de chez vous, ami libertarien, quel que soit votre pays. Ce fait, c’est un procès qui va bientôt avoir lieu et qui a trait à la légitime défense, et donc à la théorie des faits justificatifs.

          Pour le juriste, la théorie des faits justificatifs tient, comme son nom l’indique, à « justifier » quelqu’un qui a agi contre le droit, et ce généralement parce qu’il était en état de légitime défense. Dans ce cas, on parle de cause « objective » d’irresponsabilité pénale puisque ce que l’on justifie ce n’est pas une personne, mais un acte, par exemple un homicide involontaire (j’ai tué mon agresseur en me défendant). Dans ce cas, je suis et reste un meurtrier, mais mon acte est « légitimé » parce que j’ai dû me défendre contre un assassin. C’était lui ou moi. De même, si quelqu’un m’aide, il ne sera pas poursuivi parce que l’acte est « légitimé ». Ainsi, si ma petite amie me passe un couteau qui m’a servi à tuer notre agresseur commun, on ne peut rien non plus contre elle parce que l’acte de défense est, en lui-même, légitime.

          En France, la légitime défense est incriminée à l’article 122-5 du Code pénal, qui stipule que « N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée [...] accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense [...] sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte. »(4) (mes italiques) Cette disposition nous paraît être la logique même. La réponse de la « victime » doit être proportionnée à l’agression.
 

« Si je tue celui qui veut me tuer, je suis un héros. Mais si je tue le cambrioleur que je trouve chez moi pour voler ce que j’ai mis du temps à posséder, avec ce que cela suppose d’efforts, de taxes, etc., je suis un délinquant! »


          Murray Rothbard, fervent défenseur d’une théorie libertarienne du droit parmi les plus intransigeantes, avait aussi mis en exergue la nécessité d’un contrôle de proportionnalité dans son célèbre Ethics of Liberty(5). Sans partager son avis sur la question de la « privatisation » de la justice(6), il m’est impossible de ne pas m’aligner sur lui quant à une telle justification du rôle du juge qui est avant tout le plus pur produit de la raison. Pour reprendre l’exemple qu’il proposait, il est inconcevable de justifier le commerçant qui tue un enfant de huit ans parce qu’il lui a volé un bonbon, ou celui qui écrase avec sa voiture le piéton qui l’a simplement insulté... À l’opposé, il paraît plus que légitime de ne pas poursuivre la jeune femme qui a tué le dément qui voulait la violer. C’est bien elle la victime, et non le violeur; il est mort, et tant pis pour lui car il s’était mis « hors du droit ».

          La loi continue en énonçant que: « N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction. » (mes italiques) Le contrôle, on le voit, est beaucoup plus strict en ce qui concerne les atteintes à la propriété. Mais pourquoi ce changement de régime? Pourquoi interdire l’homicide volontaire?

          En fait, cet article a été instauré par des députés socialistes qui refusaient que l’on puisse justifier la légitime défense du propriétaire « bourgeois » parce que, pour nos décideurs politiques, la propriété n’est pas une justification assez grande pour ôter la vie à quelqu’un.
 

Deux poids, deux mesures

          Reprenons. Si je tue celui qui veut me tuer, je suis un héros. Mais si je tue le cambrioleur que je trouve chez moi pour voler ce que j’ai mis du temps à posséder, avec ce que cela suppose d’efforts, de taxes, etc., je suis un délinquant! Et voilà le paradoxe: comment savoir si celui qui est chez moi est un tueur ou un voleur?

          La loi permet évidemment une présomption dans certains cas (article 122-6). Mais le législateur ne prévoit jamais tout. Et surtout, comment savoir si celui qui porte atteinte à mes biens désire réaliser ce que le code incrimine comme un « crime » ou un « délit »? Tout est cas d’espèces, et c’est au juge qu’il doit revenir de dire si, oui ou non, la réponse est justifiée, si elle est proportionnée. Mais cette loi de l’État change tout puisque l’on ne peut défendre sa propriété en donnant la mort à son agresseur.

          Ainsi, dans un arrêt de la Chambre criminelle du 26 septembre 1989, il a été jugé qu’un homme qui tombe nez à nez sur un individu armé, le repousse, rentre chez lui « mais qui au lieu de se barricader en appelant les services de police, prend un fusil, le charge et, ressortant, tire en direction de l’agresseur » a excédé les limites de la défense et par conséquent, ne peut être justifié pénalement. La situation est manifestement injuste, puisque l’honnête citoyen qui défend son bien contre celui qui viole ses droits est finalement sanctionné. La police n’a pas fait son travail, c’est notre agressé qui fait sa propre autodéfense mais il n’en a pas le droit, car c’est, pour le juge, à la seule police qu’est concédé le monopole de la violence légitime. Inouï, non?

          En fait, il n’y a rien de choquant quand on y pense. C’est juste l’application par un fonctionnaire de la justice d’une loi de l’État, vous savez, ce représentant de « l’intérêt général » à qui on paie des impôts, et qui a monopolisé le droit.

          Mais revenons à ce procès plus récent. Imaginez la scène. Nogent, une ville tranquille d’Ile-de-France, près de Paris, au petit matin. Un quinquagénaire, cadre commercial, se trouve tranquillement avec sa femme dans son appartement. On sonne. Évidemment sans méfiance, notre homme ouvre la porte de sa demeure et voit arriver trois délinquants cagoulés, l’un d’eux étant armé. Pendant que ses deux acolytes s’en prennent à l’épouse qui sort de la salle de bains, le malfrat demande à notre homme son argent. 

          Profitant d’un moment où son gardien détourne les yeux, le quinquagénaire saute sur l’arme (calibre 357 Magnum) et, dans la lutte, tire un coup de feu en l’air. Les deux autres délinquants – des individus de sexe masculin, majeurs, de nationalité étrangère et en plus déjà recherchés par la police pour d’autres crimes – pris de panique, s’enfuient et laissent leur dernier comparse sur place. Après s’être occupé de l’état de santé de sa femme, notre homme aperçoit son dernier agresseur, resté à l’entrée de l’appartement; il lui tire dessus avant qu’il n’ait le temps de s’enfuir, et, cette fois, il le tue(7).

          Bien sûr, l’enquête n’a pas encore déterminé si, oui ou non, les faits relatés sont exacts. Mais une chose est sûre: pour le libéral, cet homme, si ce qui est dit est vrai, n’est pas coupable. Ce n’est pas comme s’il avait poursuivi jusque dans la rue, et avec sa mitraillette personnelle, des mineurs qui l’avaient insulté, non, il est resté chez lui et a défendu sa propriété et son épouse, en retournant l’arme qui était braquée contre lui sur ses agresseurs. Était-ce là une réaction « disproportionnée »? Je ne le pense pas. Qui n’aurait agit de manière semblable envers celui qui menace sa femme?

          Cet homme est aujourd’hui mis en examen pour homicide volontaire. Je dis bien « volontaire », ce qui me semble assez étonnant au regard des faits. Mais c’est ainsi: les juges ont considéré que l’agresseur étant en train de s’enfuir, notre quinquagénaire aurait dû appeler la police plutôt que de chercher à « faire justice » lui-même. Avec l’arme qui aurait pu risquer de le tuer…

          L’État va le faire passer en justice. Je rappelle que la France est un de ces pays où l’autodéfense est perçue avec méfiance, et la vente d’armes strictement encadrée (ce qui n’empêche pas les criminels d’être armés). Que c’est également le pays où certaines banlieues sont devenues de véritables zones de non-droit, et où la police n’ose même plus mettre les pieds (témoin les récentes « émeutes urbaines » de 2005).
 

Rien d’exceptionnel

          En fait, cette affaire n’a rien d’exceptionnel. Ce n’est pas la première fois qu’un individu défend sa propriété et sa vie contre une agression injuste. Mais ce qui semble terrifiant, c’est que du fait de la loi d’État précitée, il risque d’aller en prison ou, dans le meilleur des cas, d’écoper d’une peine avec sursis pour homicide involontaire (si ses avocats arrivent à attendrir le ministère public). Cela semble difficile: pour le ministre de la Justice, une telle affaire (même pas jugée!) semble exclue des dispositions précitées de l’article 122-5 du Code pénal... et pour les raisons que j’ai déjà évoquées: il s’agissait de voleurs, pas d’assassins; la réponse n’a pas été immédiate; la victime n’a pas appelé la police; elle a tiré sans faire les sommations d’usage, etc.

          Le pire est évidemment que si notre commerçant s’était laissé abattre sans réagir pendant que l’on violait sa femme, il aurait sans nul doute été un véritable martyr, toute la classe politique se serait indignée d’une telle horreur, et serait allée à son enterrement.

          Je pourrais multiplier les exemples (ainsi, en Suisse, un homme a été condamné il y a quelques années pour avoir… repoussé l’échelle du voleur qui tentait de s’introduire chez lui) mais voici ce que je voulais démontrer: il ne faut jamais faire totalement confiance à l’État, même là où l’on s’y attend le moins. Pensez à ce que vous auriez fait dans une telle situation. Imaginez le stress de l’homme qui est attaqué: arrivera-t-il à prendre l’arme de son agresseur? Et que se serait-il passé si l’autre avait senti venir le coup, et avait tiré sur lui? Si l’un des agresseurs s’était mis à violer sa femme? Non, pour l’État, l’être normalement constitué pense d’abord à respecter une loi (injuste) et à appeler les forces de l’ordre… et pas à sauver sa vie, l’égoïste.

          Voilà ce que nous promet l’État, qui est pourtant incapable de défendre les citoyens: mettre en état d’arrestation les citoyens qui se défendent. Avec l’argent de nos impôts, on pouvait naïvement croire que la sécurité nous serait au moins garantie. La preuve que non.

          Le libéralisme est, plus que jamais, une affaire de vigilance individuelle.

 

1. D’ailleurs, pour ceux qui seraient intéressés par le sujet, je conseille l’incontournable magnum opus de Friedrich August von Hayek, The Constitution of Liberty, 1960.
2. Qui, contrairement à l’École autrichienne d’économie (je pense notamment aux grands Carl Menger et Ludwig von Mises), n’a rien de libertarienne! Le représentant le plus caractéristique de cette école est Hans Kelsen, connu pour son Reine Rechtslehre (1934) – en français Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann, éditions Dalloz, 1962. On trouve de nombreuses traductions en anglais. Kelsen est ce juriste autrichien qui émigra par la suite aux États-Unis mais qui défendit des idées étatistes que beaucoup de juristes libéraux – aujourd’hui minoritaires même si le « gros » de leur message est passé – ont toujours combattu.
3. Édouard Laboulaye, Considérations sur la Constitution, 1848.
4. On retrouve les textes législatifs français en vigueur sur le site www.legifrance.gouv.fr.
5. Traduction française par F. Guillaumat et P. Lemieux, 1991.
6. Je suis, et reste, un libéral classique ou, si l’on préfère, un libertarien minarchiste (Locke, Tocqueville, Constant, Hayek). Mais il n’en demeure pas moins que si je ne partage pas entièrement les vues de Murray Rothbard sur la question, ses explications sont parmi les plus pertinentes que j’ai pu lire.
7. D’après les informations du Figaro Magazine, p. 34, 10 novembre 2006. On trouvera un compte rendu de l’affaire sur d’autres sites de quotidiens comme www.lemonde.fr. Dernier article consulté: « Cambrioleur tué: le cadre commercial remis en liberté » de Cyrille Louis, Le Figaro, 11 novembre 2006 (en fait, cela ne change en rien aux charges qui pèsent sur lui).

 

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