Montréal, 11 mars 2007 • No 216

 

COMMENT ÊTRE FRANÇAIS?

 

Patrick Bonney est polémiste et éditeur en Belgique.

 
 

RÉFLEXION SUR LA MORT DE DEUX INSPECTEURS DU TRAVAIL

 

par Patrick Bonney

 

          Il y a quelques années, un agriculteur du sud de la France a tué à coup de fusil deux inspecteurs du travail, agents d’État dont la mission consiste à vérifier la stricte application des règles et des lois auxquelles sont soumises les entreprises.

 

          Son procès ayant lieu ces jours-ci, il suscite quelques remous puisque l’on a vu – phénomène assez singulier pour être souligné – des membres de cette administration défiler devant le tribunal afin de se rappeler au bon souvenir du procureur et d'exiger une condamnation exemplaire et sans appel. Un peu comme s’ils craignaient que la justice ne se montrât trop clémente ou oublieuse des faits.

          On ne jugera pas ici du procédé, sinon en aparté pour dire que s’il est odieux de tuer qui que ce soit (même si l’envie se fait parfois pressante!), il ne l’est guère moins de faire ainsi pression sur un tribunal souverain.

          Toutefois cette démarche incongrue révèle le malaise et les antagonismes que cette affaire a soulevé dans un pays où l’unanimisme étatique n’est pas aussi monolithique que l’on aurait pu le penser. Quand les faits se sont déroulés, le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas suscité l’émotion à laquelle on aurait pu s’attendre tant, répétons-le, tout ce qui émane d’ordinaire de l’État relève du sacré. Il va de soi que les autorités en charge se sont fendus de communiqués outragés où il était rappelé combien était grand le dévouement de ces personnes et à quel point la justice saurait se montrer implacable, mais force est d’admettre que la démarche tenait plus du service minimum que du véritable émoi.

          Ce qui n’aura pas échappé aux inspecteurs du travail, renforçant au passage leur sentiment d’avoir été lâchés par leur autorité de tutelle en des circonstances où ils eussent sans doute apprécié qu’il en fût autrement.

          Et que dire des représentants du patronat qui, bien qu’obligés face à pareille dérive de verser quelques larmes de crocodile, se sont bien gardés d’en rajouter tant cela eût été mal vécu par leur base, composée majoritairement de petites et moyennes entreprises, cibles quotidiennes des contrôles tatillons et parfois musclés émanant de cette administration. D’autant que certains de ses membres exercent leur fonction avec une vision que l’on pourrait qualifier d’idéologique, l’entreprise et ses dirigeants étant considérés comme des ennemis de classe, au pur sens marxiste du terme.

          Sans parler de certains abus de pouvoir et de descentes inappropriées dont le manque de courtoisie – pour ne pas dire plus! – n’est pas toujours justifié et qui restent en tout état de cause très mal vécus par des chefs d’entreprises qui se demandent ce qu’ils ont pu faire pour mériter cela. Quand on aura dit que l’un des représentants les plus éminents de ce corps, en l’occurrence Gérard Filoche, est passé directement de l’inspection du travail au Parti socialiste, le tableau sera complet.

          Alors évidemment, on touche là un domaine où l’hypocrisie, le non dit, la circonlocution et l’euphémisme ont force de loi. Et l’on comprend que cela ait pu choquer la sensibilité des inspecteurs du travail qui, n’ignorant rien du sentiment de détestation et d’exaspération qu’ils inspirent à nombre de chefs d’entreprises – dont je suis, ne le nions pas! – ont donc soupçonné ces derniers de se réjouir secrètement de la mort de leurs collègues. Et même si cela doit effrayer les bien-pensants – mais ne sont-ils pas toujours effrayés? –, la vérité oblige de dire qu’ils n’avaient sans doute pas tout à fait tort.
 

« Voilà des mots dont nul ne se réjouira mais qui traduisent néanmoins une réalité qui, pour cruelle ou ignoble qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins tangible. »


          Voilà des mots dont nul ne se réjouira mais qui traduisent néanmoins une réalité qui, pour cruelle ou ignoble qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins tangible.

          Rien ne sert cependant de s’offusquer ou d’épiloguer. À ce stade, la seule et unique question qui vaille, c’est de savoir comment des êtres humains – et je ne m’exclus pas du nombre – peuvent ainsi se mettre à détester leurs congénères; les détester au point d’en oublier leur fraternité génétique et biologique; les détester au point de considérer que ce ne serait là qu’une bonne leçon à méditer; les détester au point de leur souhaiter ce qui, depuis les Grecs anciens, reste la seule chose inacceptable aux yeux des hommes: la mort.

          Ce qui m’importe donc à titre personnel, au-delà d’un humanisme compassionnel ou de façade, c’est de savoir pourquoi et comment ces pensées odieuses ont pu me traverser l’esprit, pourquoi et comment, l’espace d’un instant, j’ai pu oublier le caractère tragiquement humain de ces corps allongés pour toujours dans la poussière? Moi qui suis un farouche opposant à la peine de mort, qui ne ferais pas de mal à une mouche, qui ne reconnais pas la loi du talion, qui déteste toute forme de violence et qui ne suis jamais plus ému que lorsqu’un Malais me salue avec la main sur le coeur, voilà que j’en étais arrivé à ne plus voir en ces pauvres suppliciés que les représentants de cet État honni, représentants auxquels je réfutais du même coup tout droit élémentaire à la survie.

          Car je le dis sans ambages, c’est bien l’État et la représentation qu’en fonction de son attitude coercitive, je me fais de lui, qui, en ces moments-là, ont fait de moi un monstre. Ce n’est ni ma nature indomptée, ni ma violence intrinsèque, ni ma sauvagerie originelle qui a fait surgir d’un tréfonds inexploré ce salopard qui, en proie au pire des égarements, a pu se réjouir de la mort de l’un des siens – car tout homme est des nôtres, aussi vil soit-il. Non, ce qui m’a perverti, aveuglé, soumis, c’est la pression que cet État fait peser sur moi. Pression qui m’apparaît d’autant plus odieuse quand elle se personnifie et prend les traits de celui qui me ressemble. Sorte d’évhémérisme hallucinant que ce dieu État qui se fait homme pour mieux vous pervertir et vous égarer.

          Et il y a fort à parier que si la gêne des autorités fût aussi manifeste, on la doit en partie à cette interprétation inconsciente. La coercition et le contrôle ont un prix qu’il faut savoir payer, fût-ce par le sacrifice de ses agents! Tout le cynisme de l’État est dans ce constat.

          Cette triste affaire rappellera aussi que l’État n’est pas comme on fait mine de le croire trop souvent une sorte de fiction immatérielle. Il ne continue d’exister que parce qu’il se trouve des hommes de chair et de sang pour le servir ou... s’en servir.

          Et s’il me prend à rêver parfois d’un monde où ces derniers, dans un élan de liberté retrouvée, refuseraient de se soumettre à ce diktat, d’un monde où l’État disparaîtrait avec la même volatilité qu’un mauvais cauchemar au réveil, il me faut admettre que pour l’heure, je dois être bien endormi...
 

 

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