Montréal, 25 mars 2007 • No 218

 

OPINION

 

Philippe Jaunet est étudiant en droit à la Faculté de Bordeaux, en France.

 
 

UN EXEMPLE À MÉDITER: ANTOINE PINAY, LIBÉRAL OUBLIÉ

 

par Philippe Jaunet

 

          Nul besoin de rappeler que les libéraux font l’objet, en France, d’une totale méconnaissance. On sait à peine qui sont John Locke ou Benjamin Constant – à peine évoqués par les milieux intellectuels. Quant aux libertariens, qui ne sont rien d’autre que des Libéraux modernes, ils ne sont guère plus célébrés: Friedrich A. Hayek, Ayn Rand, Milton Friedman, voilà autant de noms que les Français ignorent, ou, s’ils les connaissent, abhorrent parce qu’on leur a appris à les détester.

 

          Pourtant, la France a longtemps fourni certains des meilleurs « amis de la Liberté », pour reprendre la formule de Lord Acton, c’est-à-dire des libéraux radicaux et fiers de leur engagement politique; et ces libéraux-ci ont souvent beaucoup à nous apporter.

          Il y eut bien Frédéric Bastiat, tiré de l’oubli dans lequel il était tombé grâce aux travaux de l’École autrichienne d’économie; mais combien d’autres grands auteurs demeurent d’illustres inconnus, alors qu’ils méritent notre reconnaissance, si ce n’est plus!

          Avant d’envisager l’apport d’auteurs plus anciens, j’ai voulu consacrer ce modeste article à la mémoire d’Antoine Pinay (1891-1994), le plus libéral des hommes politiques qui aient accédé au pouvoir dans notre pays, pays que l’on se complaît à qualifier de « culturellement » réticent au libéralisme... Une telle approche est en elle-même erronée; aucun pays n’est, par nature, destiné ou, au contraire, incapable d’intégrer la « greffe » libérale.

          En matière de liberté, il n’y a donc pas de « spécificité culturelle »; tous les pays, tous les individus ont un potentiel en eux qui, à force d’explication et de rigueur, peut les pousser à découvrir et même, apprécier, le libéralisme, seule pensée suffisamment structurante et tolérante pour fédérer le plus grand nombre sans qu’ils aliènent leur liberté...

          L’exemple d’Antoine Pinay, celui que l’on appelait à l’époque « le sage de Saint-Chamond », je l’espère, saura rallier les indécis, notamment ces libéraux qui se sentent déçus par la politique... qui certes, n’est guère toujours attrayante et qui même, en ces temps de démagogie ambiante, peut aller jusqu’à rebuter les plus passionnés, alors qu’elle est des plus nécessaires.

          La res publica n’appartient pas à l’État, elle appartient à l’Homme.

          C’est donc à l’Homme de se la réapproprier.
 

* * *

          Antoine Pinay aimait à dire « Je suis un homme simple qui vit comme tout le monde, et c’est peut-être pour cela que les gens ont assimilé mon nom à celui de la confiance ».

          La confiance, voilà ce dont les politiciens d’aujourd’hui ont sans doute le plus besoin; et dans l’inconscient collectif, c’est un libéral qui a su, un temps, incarner cette image de la confiance pour le peuple français(1). Avec son faux air à la Keynes (avec qui il ne faut surtout pas le confondre!), Antoine Pinay, esprit indépendant aimant la discussion et le dialogue, était tout à la fois bourgeois de province, industriel aux revenus modestes, catholique sans ostentation, libéral convaincu, ancien combattant de la Guerre de 1914-1918 et pacifiste fervent, homme enraciné à sa terre de France et pourtant perpétuel voyageur, atlantiste soucieux de l’alliance entre la France et son allié américain – sans pour autant négliger une construction européenne qu’il voyait porteuse de libertés économiques et de limitations de l’État central –, voilà, grossièrement campé, le portrait du personnage.

          Un personnage que la presse de gauche aimait à railler pour son éternel chapeau rond, et dépeindre comme un notable, parce qu’il était industriel (en réalité, il gérait la tannerie de sa belle-famille dans une petite ville de province...) et surtout, qu’il rêvait de gérer la France « en bon père de famille » alors que, selon le dogme socialiste ambiant, « l’État ce n’est pas une entreprise, ce n’est pas fait pour dégager du bénéfice ».

          Certes, cela est sans doute vrai; mais l’État n’est pas là non plus pour enregistrer des pertes. Et au regard du niveau d’endettement considérable de la France de 2007, et de son coût inévitable sur les générations futures – générations sacrifiées auxquelles on a appris le seul culte de la lamentation –, on ne peut guère faire autre chose que de déplorer l’absence de politique de « bon père de famille » menée par nos décideurs politiques depuis plusieurs décennies.

          D’ailleurs, il est toujours amusant de voir quel mépris ces soi-disant « défenseurs des travailleurs » peuvent porter envers ceux qu’ils appellent les « nantis », les « notables », etc., alors que ce sont bien eux qui paraissent être les véritables privilégiés du monde moderne...

          Car les commerçants, les agriculteurs, les ouvriers tentant de travailler à leur compte, les petits chefs d’entreprise, les cadres traitant leurs dossiers plus de 45 heures par semaine... voilà les véritables « travailleurs », spoliés par l’État – et qui font sa richesse. Eux travaillent, ne font jamais grève, gagnent trop pour percevoir des aides sociales, mais trop peu pour pouvoir partir en vacances ou s’arrêter de travailler, et prendre leurs RTT. Tout cela constitue une France silencieuse, une France qui souffre sans se plaindre, et que tous oublient ou négligent.

          C’est à cette France silencieuse que le discours d’Antoine Pinay s’adressait, ce qui explique aussi sa réussite indéniable, et la fascination qu’il pouvait exercer à l’époque.

          Or, contrairement aux habituels démagogues et autres populistes d’extrême-droite, Pinay tenait le discours de la rigueur, de la méthode et de la raison.

          Il ne parlait pas en « technocrate », mais en homme simple, rompu à des situations difficiles qu’ils savait régler avec bon sens; il ne se voulait pas meilleur que les autres, et avouait préférer la pratique à l’idéologie et aux idées abstraites; somme toute, un discours des plus séduisants non pas parce qu’il était visé à contenter tout le monde par des promesses intenables, mais parce que c’était celui de la vérité.
 

« Contrairement aux habituels démagogues et autres populistes d’extrême-droite, Pinay tenait le discours de la rigueur, de la méthode et de la raison.  »


          À l’heur du bilan, on constate le fossé qu’ont creusé les politiques sociales-étatistes menées dans notre pays depuis plus de vingt ans: les ouvriers, désespérés par le communisme, votent pour le Front national, ainsi qu’un bon nombre de retraités, attirés par des politiques qui parlent de travail et d’effort; pendant ce temps, une gauche constituée quasiment exclusivement de fonctionnaires et de rentiers détruit encore plus l’énergie de notre pays par le maintien d’un « modèle social » qui, se voulant protecteur, handicape nos exportations, et décourage l’esprit d’entreprendre. La preuve en est avec ces jeunes actifs qui quittent notre pays en vue de s’installer dans des pays plus libéraux, comme la Suisse ou l’Irlande... Quant aux « assistés », ils se font de plus en plus nombreux, au détriment de ceux qui payent (et alors même qu’un bon nombre d’entre eux préférerait travailler plutôt que de bénéficier des « acquis » de notre fameux « modèle social »)...

          Non, la politique d’un Antoine Pinay aurait été des plus nécessaires à la France d’aujourd’hui, car son approche était des plus nobles: redresser financièrement le pays en rétablissant la croissance et la réussite économique par le travail et le déblocage de l’épargne, seuls moyens d’aboutir à l’idéal libéral par excellence: la méritocratie.

          Car Pinay affirmait sans ambages que « Le respect de la personne, c’est le respect de sa liberté – liberté de choisir sa vie et de mériter son destin »(2).

          Pas de liberté sans efforts ni responsabilité, tel était sa profession de foi.

          Telle est toujours celle des libéraux.
 

* * *

          Antoine Pinay a été plusieurs fois au gouvernement, mais pour des périodes toujours très courtes; on retiendra par exemple son passage réussi au ministère des Affaires étrangères en 1955.

          Néanmoins, c’est son bilan économique qui fut des plus flatteurs, notamment lorsqu’il a eu en charge le ministère des Finances sous la IVe République (1952) et la Ve République (1958-1960).

          Pinay a fait massivement baisser les impôts, ne les augmentant que pour faire face à des situations difficiles. Et l’on sait que la France des années cinquante connaissait une situation difficile: il fallait reconstruire un pays en ruine, et ce n’est pas grâce à l’État que la France s’est reconstruite, mais grâce au travail des Français.

          Bien sûr, certains des gouvernements de la IVe République (des socialistes et des chrétiens-démocrates pour l’essentiel) entendaient mener des politiques « sociales » en redistribuant l’argent durement gagné, mais c’était conforme à la vulgate keynésienne communément admise... Sans compter les communistes, qui structuraient mentalement la France de l’après-guerre dans l’attente d’un « grand soir » qui abolirait les inégalités sociales, et ferait triompher la « Révolution sociale »(3)...

          Leur audience était très forte, et des quotidiens comme Le Monde (traditionnellement présenté comme « objectif » et « modéré ») n’hésitaient pas à afficher des tendances clairement à gauche.

          Face à cette débâcle morale, deux hommes: le général de Gaulle, incarnant une droite nationaliste et paternaliste, soucieuse de promouvoir l’égalité et le rôle de l’État, et Antoine Pinay, représentant une droite modérée faite d’hommes qui n’avaient certes pas tous été des héros de la Résistance, mais qui avaient profondément rejeté la collaboration et refusaient les extrémistes de tout bord.

          Sa compréhension de la fiscalité et des exigences du marché faisait d’Antoine Pinay un libéral apprécié; ses idées étaient acceptées par le plus grand nombre, car elles étaient pragmatiques, et correspondaient à des nécessités: rétablir l’économie de marché et la liberté d’entreprendre, face à une politique planificatrice faite de nationalisations et de dépenses inconsidérées en argent public, qui commençait à révéler ses nombreux effets pervers...

          Au-delà de « l’emprunt Pinay », au rendement certes modéré (3%, mais à notre époque on ne fait pas beaucoup mieux...), mais qui bénéficiait d’une exemption totale d’impôt, j’aimerai citer sa loi d’amnistie fiscale, car Pinay savait que mieux vaut attirer les riches que les faire s’expatrier avec des prélèvements fiscaux confiscatoires(4)... Cela montre bien que Pinay misait sur une « économie de confiance » basée sur le modèle « tu gagnes donc je gagne » pour reprendre la terminologie d’Alain Peyrefitte(5).

          C’est là l’un des credo de la doctrine libérale classique, auquel on n’a sans doute pas donné toute l’importance nécessaire; car le libéralisme n’est pas qu’une doctrine économique ou politique; c’est avant tout une attitude personnelle, gage nécessaire de réussite et de croissance.

          Comme l’a écrit Alain Peyrefitte, « La confiance n’est pas un dogme. C’est un choix que l’on fait ou que l’on défait à chaque instant ». On en retrouve les échos d'un discours de Pinay en date du 25 mars 1952: « Entre la fiscalité et la confiance, j’ai choisi la confiance de l’épargne française. »

          L’exemple d’Antoine Pinay est donc à méditer, car il prouve bien que libéralisme intransigeant et réformisme politique ne sont pas en eux-mêmes incompatibles; et que les Français, tous rétifs qu’ils soient face à « l’ultralibéralisme », ont largement plébiscité ce libéralisme économique alors qu’il était appliqué et surtout, expliqué, par les principaux décideurs politiques.

          Bien sûr, les intellectuels et les politiques n’ont jamais aimé Pinay. D’abord les gaullistes, alliés incertains et défenseurs d’un État fort. Puis certains entrepreneurs, qui craignaient le libre-échange qu’il appelait de ses voeux, à cause des dangers de la concurrence; et, surtout, les forces de gauche et du centre qui lui proposaient parfois des alliances qu’il refusait pour ne pas se compromettre avec le communisme ou le constructivisme qu’il méprisait.

          Pinay fut à l’origine d’une proposition de loi, pourtant jamais appliquée, sur la loyauté des agents de l’État, que l’on a – à tort – dépeinte comme du maccarthysme(6) « à la française », car elle visait explicitement le communisme... et qui, pourtant, eut été bien utile en notre pays.

          Antoine Pinay entendait rompre avec la politique étatiste d’alors, et maîtriser les déficits budgétaires. Il prônait la paix et le libre-échange.

          Il est dommage de constater que ce qu’il appelait de ses voeux – la mondialisation actuelle – se fait en grande partie sans la France.

          Mais la mondialisation se fait malgré tout et, tôt ou tard, avec ou sans les politiques, les Français comprendront que défendre la mondialisation est le plus bel idéal qui soit en ce début de XXIe siècle.

 

1. Voir, à ce sujet, la biographie de Sylvie Guillaume: Antoine Pinay ou la confiance en politique, Presses de la Fondation nationale de Sciences Politiques, Paris, 1984.
2. Cf. le discours prononcé au premier congrès du CNIP par Antoine Pinay, le 7 décembre 1954.
3. Par exemple, le journal Combat (où s’est notamment illustré l’écrivain Albert Camus) avait comme slogan « de la Libération à la Révolution sociale », formule démagogique à souhait, mais si bien entretenue dans un pays où « il faisait mieux avoir tort avec Sartre qu’avoir raison avec Aron ».
4. Je ne peux m’empêcher de citer ici la formule du célèbre auteur britannique Herbert Spencer, qui affirmait en substance que « la différence entre un impôt et une amende est inexistante: l’amende est une taxe pour vous punir d’avoir commis quelque chose d’illégal; l’impôt une taxe pour vous punir d’avoir fait quelque chose de légal », c’est-à-dire, de gagner sa vie en travaillant. Encore une fois, c’est le libéralisme capitaliste, et non le socialisme, qui est la vraie politique des travailleurs.
5. Cf. le magnum opus d’Alain Peyrefitte La société de confiance (1995), fervente défense des thèses libérales (Bastiat, Hayek, Smith) et brillant ouvrage d’histoire économique.
6. Il y aurait d’ailleurs à défendre non pas tant la mémoire du sénateur McCarthy (politicien démagogue et arriviste) que celle des États-Unis d’alors. En effet, le sénateur McCarthy, par son anticommunisme exacerbé, remettait certes en cause la liberté de conscience et d’opinion (premier des droits pour un libéral), mais le contexte n’était pas fait pour encourager le rapprochement avec l’URSS, tant les communistes étaient déterminés à détruire le modèle capitaliste et démocrate. Et si l’on doit bien évidemment accepter l’opinion de chacun, il existe des limites qui ne sauraient être franchies eu égard aux pouvoirs des individus concernés, notamment lorsque l’on confère aux agents de l’État un rôle éminemment stratégique, et intéressant la sûreté de l’État et, in fine, de chaque citoyen. Imagine-t-on ce qui aurait pu se passer si de hauts fonctionnaires occidentaux avaient collaboré ouvertement avec le pire ennemi de l’Occident à l’époque, c’est-à-dire, le communisme? Et qu’en serait-il aujourd’hui si nos décideurs politiques s’entouraient d’Islamistes? Même un libertarien radical comme David Friedman avouait préférer payer ses impôts à Washington plutôt qu’à Moscou; et j’avoue, pour ma part, préférer nos gouvernements dépensiers et incompétents au régime de la Charia islamique...

 

SOMMAIRE NO 218QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME?ARCHIVESRECHERCHE AUTRES ARTICLES DE P. JAUNET

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRE? QUESTION?