Montréal, 1er avril 2007 • No 219

 

OPINION

 

Jean-Luc Migué est Senior Fellow à l'Institut Fraser et à l'Institut Turgot, Paris. Gérard Bélanger est professeur à l'Université Laval.

 
 

RÉGIONS À FAIBLE CROISSANCE, MAIS À REVENU ÉLEVÉ: LE PARADOXE RÉSOLU

 

par Jean-Luc Migué et Gérard Bélanger

 

          La plupart des économistes canadiens concluent, à la lumière des données observables, que le Québec décline relativement depuis de nombreuses décennies. En contrepartie, nombre d'observateurs québécois, s'inspirant du même dossier empirique, démontrent que le revenu par habitant des Québécois a monté au moins aussi vite que dans les provinces à croissance rapide. La thèse que nous avançons qui permet de résoudre le paradoxe est que dans une économie intégrée comme l'est celle du Canada, les ajustements interrégionaux aux variations de croissance globale se réalisent par la mobilité de la population, non pas par l'élargissement des écarts de revenu.

 

Divergence interrégionale de la croissance et convergence des niveaux de vie

          Supposons deux villes, dont l'une connaît un taux de croissance supérieure à sa voisine. Les gens s'empresseront de se déplacer vers la première. L'ajustement se poursuivra aussi longtemps que les revenus réels par tête diffèreront entre les deux villes. À long terme, les revenus par habitant convergeront. Mais il arrive que l'afflux de population dans la ville prospère suscite la hausse relative du prix du sol, ressource dont l'offre est invariable. On dit alors que les différences de revenus monétaires sont entièrement capitalisées dans le prix du sol. Pourquoi alors les gens choisiraient-ils de rester dans la ville retardataire? Pour une raison et une raison seulement: ça coûte moins cher de s'y loger. Ils aiment bien le revenu supérieur de la première, mais ils aiment aussi le bas coût de la vie dans la seconde.

          Conclusion: en théorie économique, toutes les régions deviennent également attrayantes à long terme, quel que soit leur taux de croissance. Ce sont les populations qui s'ajustent aux variations régionales de croissance, non les prix ou les revenus qui convergent. Faute d'indice de prix régionaux, les revenus moyens publiés (par exemple le PIB par tête) ne sont pas une mesure valide de la croissance et du niveau de vie des régions. Il importe d'ajuster les revenus moyens publiés par un indice de la valeur des logements pour établir rigoureusement que les revenus par tête convergent. En un mot, l'avantage des régions retardataires en matière de prix du sol compense entièrement leur revenu nominal inférieur.
 

Validation empirique aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada

          Constatons d'abord qu'aux États-Unis, de 1920 à 1980, les écarts interrégionaux de revenu déclinaient fortement, en dépit des mouvements prononcés de population. La part de l'Ouest (+14 points) dans la population totale avait presque triplé, tandis que le Nord-Est (-9 points) et le Midwest (-10 points) subissaient des déclins prononcés. Et pourtant la dispersion des revenus réels par travailleur baissait et reste aujourd'hui minime. Si la moyenne nationale est fixée à 100, les variations interrégionales de revenu se distribuent de 96 à 105 seulement.

          Une fois ajusté au coût de la vie, le revenu par habitant s'avère aussi semblable à travers les régions de la Grande-Bretagne. Côté canadien, le ministère des Finances constatait dans son budget 2006 que les disparités régionales avaient beaucoup diminué au cours des 25 dernières années. Et la baisse de la dispersion s'est produite à une époque où se produisaient des mouvements prononcés de population: la part des provinces atlantiques et du Québec (de 28,9% à 23,5%) baissait, tandis que celle de l'Ontario, de l'Alberta et de la Colombie-Britannique augmentait.
 

Québec, région typique de faible croissance, mais de revenu comparable

          Au Québec, le consensus s'est implanté au sein de l'élite intellectuelle et politique sur l'état de l'économie. Le porte-parole incontesté de ce point de vue est l'économiste Pierre Fortin. Selon cet auteur, non seulement le Québec n'a pas perdu de terrain, il a amélioré sa position en matière de niveau de vie vis-à-vis de l'Ontario et du reste du Canada grâce à la Révolution tranquille. Ce que Fortin démontre en fait, c'est que les ajustements interrégionaux ne se font pas par la mobilité de la population. En dépit de l'écart défavorable et croissant du PIB québécois global par rapport à l'Ontario, l'exode des travailleurs et le choix de leur lieu de résidence par les immigrants ont suscité l'égalisation du revenu par habitant entre les deux provinces.
 

« Si on mesure l'écart grandissant entre le Québec et l'Ontario depuis un demi-siècle en matière de croissance économique globale, de population, d'investissement et d'emploi, le recul relatif du Québec est incontestable. »


          Si on mesure l'écart grandissant entre le Québec et l'Ontario depuis un demi-siècle en matière de croissance économique globale, de population, d'investissement et d'emploi, le recul relatif du Québec est incontestable. La période 1981-2004 révèle une croissance annuelle du PIB québécois de 2,4% contre 3,0% dans le reste du Canada (à 70,9% au total contre 96,3% dans le reste du Canada). On n'en est pas à la désertification de la province, mais le tableau est sombre.

          Et pourtant, malgré cette évolution déprimante, la mobilité a entraîné l'égalisation du revenu par tête. Au premier coup d'oeil, le Québec est en déficit de 10 à 16% par rapport à l'Ontario en matière de PIB par tête, de revenu personnel disponible et de gains hebdomadaires moyens. Mais ces chiffres font abstraction du coût de la vie.

          Selon l'indice du coût de la vie d'octobre 2004 et selon Développement des ressources humaines Canada, le coût de la vie s'inscrivait à Montréal de 15,5% à 21,8% en dessous du niveau torontois. La divergence des taux de croissance globale entre les deux villes a été entièrement capitalisée dans le prix du sol. Les Montréalais gagnent moins, mais ça leur coûte moins cher de se loger et dans les mêmes proportions. C'est malgré sa piètre évolution en matière de croissance et donc malgré la Révolution tranquille, que le niveau de vie des Québécois s'est aligné sur celui du Canada, non pas en conséquence de ce mouvement étatiste.

          Il arrive aussi que certains ont des raisons spéciales de préférer une région à l'autre. Or une préférence exceptionnelle est un peu comme le sol, c'est-à-dire une ressource fixe ou invariable. Il se trouve qu'au Québec, les Canadiens français s'avèrent moins mobiles. Ils seraient prêts à sacrifier un part de revenu pour bénéficier d'un environnement francophone. Le paradoxe est que, grâce à la mobilité des autres résidents, ils n'ont même pas à faire ce sacrifice, puisque leur revenu réel converge vers le niveau national. Le nationalisme peut devenir une idéologie rentable dans une économie intégrée.
 

Péréquation et fédéralisme

          Puisque les données établissent qu'il n'existe pas d'écart observable entre le revenu par tête ajusté au coût de la vie entre les provinces retardataires et les plus prospères, les paiements de péréquation devraient donc être les mêmes partout et vraisemblablement de zéro. Le fardeau de politiques provinciales inefficaces s'exprime dans la plus faible croissance. En contrepartie et dans la mesure où les ajustements régionaux se font par la mobilité des gens, le revenu réel par tête de la province fautive n'en converge pas moins vers le niveau national. Le Québec, comme les autres provinces retardataires, profite, non pas d'abord du fédéralisme mais de son appartenance au marché commun national.

          Dans la mesure où le revenu par tête n'est pas affecté par les défaillances de leur gouvernement provincial, les Québécois ne portent pas le coût intégral des lacunes de leur gouvernement. Dans la même mesure, le votant médian n'est pas amené à résister aussi vigoureusement aux mesures publiques qui le défavorisent. Encore une fois, dans une économie intégrée, l'esprit de clocher peut s'avérer une idéologie rentable. Pour un économiste, ce travers explique peut-être aussi pourquoi les données empiriques tracent un portrait ambigu en ce qui concerne la contribution du fédéralisme au freinage de la croissance et de la taille des gouvernements.

 

* Il s'agit d'un condensé d'une étude, The Paradox of Slow-Growth High-Income Regions (Institute of Economic Affairs), à paraître bientôt, Londres 2007.

 

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