Montréal, 8 avril 2007 • No 220

 

OPINION

 

 Jérémie Rostan est agrégé de philosophie et professeur dans l'Académie de Nice. Il publie quelques articles sur le site etudeslibertariennes.com, et travaille actuellement à la traduction/édition d'oeuvres philosophiques libertariennes.

 
 

LA PROTECTION SOCIALE
À L'ÉPREUVE DE L'IMMIGRATION

 

par Jérémie Rostan

 

          Il est symptomatique que la campagne électorale française, d'abord focalisée sur la « question sociale », se concentre finalement sur la « question nationale ». Lentement, mais irrépressiblement, le débat s'est en effet déplacé de la « protection sociale » et des « droits sociaux », à la « protection nationale » et au « contrôle de l'immigration ». Face à ces fluctuations de l'opinion publique, la saine attitude libertarienne consiste à prendre un recul logique: l'analyse permet en effet de déterminer ce dont elles ne sont que le symptôme.

 

          L'incohérence est la limite de l'absurdité, disait F. Bastiat, et elle en est aussi la preuve(1). De tout faux système, on infère en effet nécessairement des contre-vérités manifestes; et tout l'art inconscient de l'incohérence – ce qu'on appelle aussi: « l'opinion » – consiste précisément, pour les tenants d'un tel système, à n'en suivre la logique que jusqu'à la marge: juste avant qu'une nouvelle déduction n'en révèle l'inconsistance de fond.

          F. Bastiat prenait lui-même fréquemment la frontière séparant deux systèmes politiques – deux « États » – comme paradigme d'une telle marge. D'où son acharnement argumentaire contre le protectionnisme. De fait, le contrôle de l'immigration est la limite obligée de toute « protection sociale », c'est-à-dire tout système étatique de « droits sociaux », et cela en raison de son absurdité de fond – dont elle constitue, dès lors, la preuve.

          D'un point de vue logique, l'immigration est la soustraction d'unités – pardon, d'individus – à un État Y, et leur addition à un État X. Ceci posé, considérons l'argument protectionniste en faveur du contrôle de l'immigration. Il consiste à dire que ce contrôle est la condition nécessaire de la protection par l'État X, de son système de protection sociale. Plus exactement, c'est à cet argument que je m'intéresse ici, car il en est bien d'autres qui concernent, par exemple, l' « identité nationale » des membres de l'État X et sa prétendue menace par l'afflux de Ys. L'argument courant qui m'intéresse est commun à la droite et à la gauche, du moins en France, pour ce que j'en sais. Selon la malheureuse et trop célèbre formule de M. Rocard, que je cite de mémoire: « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde… ». La seule différence – mais elle est de degré, et non de nature – concerne la suite: « …mais elle doit en prendre sa part, et traiter bien la part qu'elle prend ». Droite ou gauche: tout dépend de la « part » censée revenir à « la France », et du « bien » qu'« elle » est censée lui devoir. Au passage: personne n'a jamais précisé, je crois, quel Planificateur divin assigne à chaque « peuple » son quota de bienfaisance obligatoire.

          La façon la plus simple de figurer cet argument selon l'équation précédente est la suivante: chaque nouveau transfuge de Y, i.e. chaque nouvel X, déséquilibrerait un peu plus le modèle social de l'État X. Telle quelle, cette figuration est évidemment fausse et ne rend pas justice à l'argument courant. Elle présuppose en effet que chaque nouvel X constitue ce qu'on pourrait appeler un « coût social net », un « assisté » dont le bénéfice excède la contribution. L'argument courant ne fait pas une telle supposition: il se contente d'affirmer que, sans protection (contrôle de l'immigration), l'afflux de Ys comporterait une proportion suffisante d'individus constituant de tels coûts sociaux nets pour faire « exploser le système ». Mettons que cela soit vrai. Que prouve cet argument?

          En premier lieu, il prouve que la question de la protection d'un système de protection sociale n'a jamais particulièrement à voir avec la question de l'immigration et de son contrôle: elle a toujours à voir, d'une manière générale, avec la proportion de contributeurs et de bénéficiaires nets du système des droits sociaux – leur lieu de naissance n'entrant évidemment pas en ligne de compte. On peut, ainsi, parfaitement imaginer un risque d'« implosion sociale » de l'État X en raison d'une trop faible croissance endogène de sa population. Tel est le cas, par exemple, d'un système de retraite par répartition que l'évolution de la proportion actifs/inactifs ne permet pas de préserver. Dans ce cas précis, le contrôle de l'immigration devrait alors être, non pas sa limitation, mais son augmentation sélective.

          En deuxième lieu, donc, si l'argument courant prouve que les flux migratoires doivent être contrôlés d'une façon ou d'une autre pour protéger le modèle social X, il prouve que ce dernier ne peut être universalisé sans absurdité manifeste – donc qu'il est en lui-même incohérent. C'est là un cas typique d'absurdité marginale.
 

« S’il est question de droits, alors il ne peut être question de prélever à certains en faveur d’autres; de même, la notion de "coût social net" est une monstruosité si l’on prétend parler droits sociaux. »


          On dira: que le système X soit valable dans certaines limites n'implique pas que sa validité soit en elle-même limitée, mais seulement qu'elle se limite à certaines circonstances et conditions. Mais c'est perdre de vue que le système dont il est ici question est un système de droits. Or un véritable système de droits, c'est-à-dire un système de droits véritables, ne peut pas ne pas être inconditionnel, parce que ces derniers le sont par définition – c’est-à-dire doivent l’être. Les hommes n'ont pas des droits sous certaines conditions et dans certaines circonstances: un droit, c'est justement ce qui ne dépend pas de telles limites – c'est ce dont un homme est pourvu en et par lui-même, simplement en tant qu'homme.

          En troisième lieu, donc, si l'argument protectionniste courant prouve que les droits du système X ne sont pas universalisables, alors il prouve tout d’abord toute la démagogie et la bêtise des démocraties sociales occidentales (c’est-à-dire des soeurs ennemies des ex-démocraties populaires) lorsqu’elles prétendent être l’oméga de l’Histoire, le modèle idéal de toute vie en société et, à ce titre, le flambeau de l’humanité – i.e. du reste de l’humanité. Car un véritable idéal devrait être un modèle – une structure, un système de règles – non seulement exportable, ou du moins reproductible, mais effectivement universalisable, c’est-à-dire global: il devrait pouvoir s’étendre au monde entier, ou, ce qui est la même chose, lui ouvrir ses portes – à lui et à toute sa misère. Tel n’est pas le cas, de son propre aveu nationaliste, du système de protection sociale. En revanche, j'y reviendrai en conclusion, mais je l’avance dès à présent, le capitalisme, lui, se mondialise sans faire de difficulté.

          En quatrième lieu, si l’on avoue qu’un système de protection sociale appelle comme son corollaire obligé un système de protection nationale, alors, en avouant que cette « protection sociale » est un système de droits non universalisables, on avoue aussi bien qu’elle est un système de droits non universels. Mais, tout droit étant universel, on avoue alors 1) que la protection nationale n’est requise que parce que la protection sociale n’est pas celle de véritables droits, mais de l’inverse de droits véritables: de privilèges. De fait, on ne peut tout à la fois justifier la nécessité de droits sociaux « au logement », « à l'éducation », « à la santé », etc., par le fait qu'il s'agisse de « droits universels » lorsqu'il s'agit de les établir à l'intérieur des frontières nationales, puis justifier la nécessité de les protéger par ces mêmes frontières nationales par l'impossibilité de les universaliser! On voit à nouveau, ici, la démagogie et la bêtise des démocraties sociales occidentales lorsqu’elles se prétendent le héraut des « Droits de l’Homme ». Faut-il une seconde de réflexion pour juger que ces derniers ne peuvent être que les mêmes pour tous? L’argument courant avoue donc 2) que la protection nationale-sociale ne relève pas du tout de la « protection », contrairement à ce que laisse entendre la novlangue étatiste, mais de l’agression. Contrôler l’immigration, en effet, ce n’est pas ne pas gratifier les étrangers de pseudo-droits, i.e., de subsides nationaux-sociaux: c’est empêcher certains individus d’échanger librement de part et d’autre d’une ligne arbitraire de démarcation.

          En cinquième lieu, l'argument protectionniste courant prouve surtout que le système X est intrinsèquement déséquilibré: s’il n’est pas universalisable, si la « protection » sociale de ses membres appelle leur « protection » nationale, ce ne peut être que parce qu’il octroie des privilèges à certains de ses membres aux dépens d'autres. Autrement, l'addition de nouveaux X ne pourrait jamais menacer de le déséquilibrer. C'est précisément cette logique spoliatrice-redistributrice qui constitue son absurdité de fond. Elle est absurde en fait: le « modèle » français, par exemple, ne pourrait pas protéger les droits sociaux de toute l’humanité; mais aussi bien en droit. C’est-à-dire qu’elle est tout bonnement contradictoire. En effet, s’il est question de droits, alors il ne peut être question de prélever à certains en faveur d’autres; de même, la notion de « coût social net » est une monstruosité si l’on prétend parler droits sociaux, car le respect des droits d’un homme ne peut jamais être une hypothèque sur ceux des autres – donc légitimer leur infraction.

          En dernier lieu, donc, tout ce que prouve l'argument courant en faveur du contrôle de l'immigration, c'est bien que le nationalisme est la limite de l'absurdité socialiste – et qu'il en est aussi la preuve. Et c'est de cela dont le glissement de la campagne électorale française de la « question sociale » à la « question nationale » est symptomatique. Après la surenchère démagogique et populiste, elle était un passage obligé. En effet, seule la double incohérence qu'est l'identification collective des membres de l'État X et leur distinction collective des membres de l'État Y revêt d'un semblant de cohérence, c'est-à-dire d'universalité et d'humanité, sa politique nationale-sociale. Elle justifie tout à la fois – du moins tant que l'on reste sans réflexion ni recul – impôts et frontières.

          L'argument protectionniste courant se révèle donc lui-même, à l'analyse, être une absurdité manifeste: s'il est impossible d'ouvrir un système au monde entier en raison des « droits » qu'il octroie, alors il ne faut pas « protéger » ce modèle de protection sociale, mais jeter ses privilèges au feu – du moins si l'on accepte la prémisse humaniste selon laquelle les Droits de l'Homme sont les mêmes pour tous, et que l’on cherche à être cohérent. Mais, au prix de la cohérence, le nationalisme est un moyen pratique d’évincer cette vérité fondamentale au profit du tribalisme et du collectivisme (ou animisme social).

          En guise de conclusion, je me contente d'indiquer l'envers de ce dont il vient d'être question: l'envers de la question nationale-sociale et de toute frontière. Contrairement à tout système étatique de protection sociale, la concurrence, elle, est a priori universalisable puisqu'elle se définit par la liberté d'entrer dans un marché(2). Mais si elle l'est, alors elle définit la règle d'un système universel – donc conforme au principe d'isonomie, c'est-à-dire de stricte identité des droits. Dans un système marchand – plus exactement: dans une société libre – ces droits sont, non pas une somme arbitraire de privilèges que l'État distribue à certains après les avoir prélevés sur d'autres, mais la liberté que tout homme possède par lui-même.

 

1. « Dans une fausse voie on est toujours inconséquent, sans quoi on tuerait l'humanité. Jamais on n'a vu ni on ne verra un principe faux poussé jusqu'au bout. J'ai dit ailleurs: l'inconséquence est la limite de l'absurdité. J'aurais pu ajouter: elle en est en même temps la preuve ». Frédéric Bastiat, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, « Les Machines ». Je me réfère à l’édition électronique mise en ligne sur classiques.uqac.ca.
2. J’insiste sur le fait que cette liberté d’entrer dans un marché est nécessairement celle de la demande et de l’offre: elle est un véritable droit en ce sens que sa réciproque est un autre droit égal, c’est-à-dire une autre liberté, et non un devoir, ou une obligation. Pascal Salin a ainsi montré dans son Libéralisme (IV, 11) que la déréglementation du contrôle de l’immigration revenait logiquement à disséminer le pouvoir étatique d’exclusion territoriale dans l’exercice, par chaque propriétaire légitime, du droit d’exclusion inhérent à son droit de propriété. Mais cela signifie en fait que la question de l’immigration disparaît alors en tant que telle: qu’elle se fond dans le libre-échange général entre individus.

 

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