Montréal, 20 mai 2007 • No 226

 

OPINION

 

Guillaume Lucardie est étudiant dans une école de commerce. Il habite à Paris.

 
 

PAYER LES RETRAITES
SELON LA PÉNIBILITÉ DU TRAVAIL?

 

par Guillaume Lucardie

 

          Au cours des élections présidentielles françaises, une idée néfaste n’a pas manqué de faire son chemin sans que personne ne s’en scandalise. Cette idée concerne les retraites qui devraient être évaluées selon la « pénibilité du travail ». Tous les candidats (dont le président élu Nicolas Sarkozy) souhaitent mettre en oeuvre une telle mesure avec des modalités diverses. Quelle est donc la validité de ce projet ?

 

          Signalons simplement que ce genre de projet ne peut avoir de sens qu’au sein d’un régime de répartition où les cotisations et leur durée sont fixées par l’État dans une situation de monopole… mais c’est une autre histoire!

          Avant d’aller plus loin, il me semble nécessaire de bien clarifier les présupposés de la question. Les partisans d’une retraite modulable en fonction de la pénibilité du travail affirment que cette mesure est nécessaire car la justice sociale exige que les gens qui ont un travail pénible reçoivent un dédommagement.

          Cet argument est inintelligible si on n’admet pas qu’il repose sur la mesure du mérite individuel et finalement sur une échelle du mérite entre les individus ou les professions. Et cela pour deux raisons: premièrement, si on accorde un dédommagement à quelqu’un qui a eu un travail « pénible » alors qu’il aurait pu avoir un travail « agréable » en faisant un effort, cela est injuste pour celui qui a fait l’effort de se donner les moyens d’avoir un travail « agréable » et qui va payer pour la personne qui ne s’en est pas donné les moyens. Une personne qui n’a pas fait les efforts à sa portée pour échapper à un travail pénible ne mérite donc pas un dédommagement. Par conséquent, il est nécessaire de pouvoir mesurer le mérite d’une personne pour pouvoir lui donner la gratification jugée juste.

          Deuxièmement, comme il est question de dédommager les gens qui ont un travail pénible, cela suppose qu’il y ait des gens qui ont un travail agréable car, si tout le monde a un travail pénible, il n’y a aucune raison de favoriser qui que ce soit.

          La retraite modulable selon la pénibilité du travail suppose donc deux choses: pouvoir mesurer le mérite d’une personne et pouvoir dresser une échelle du mérite entre les professions, c’est-à-dire comparer les mérites entre eux. Une fois les présupposés mis au jour, il s’agit de bien voir l’enjeu de la question. L’idée de payer une partie des retraites selon la pénibilité du travail revient à dire qu’une partie au moins du revenu (au sens large: les retraites sont un revenu) des gens ou de certaines catégories de gens doit être déterminée selon des critères de mérite. Cependant, cette idée est en fait très loin d’être réalisable et même souhaitable.

          Tout d’abord il semble complètement impossible de mesurer le mérite d’un individu. Il faudrait différencier pour chaque individu la part de réussite issue de capacité innée ou acquise et des circonstances qu’il a plus ou moins bien exploitées. Cela suppose qu’une autorité ait la capacité de déterminer objectivement pour chaque individu le but qu’il peut atteindre. Or c’est tout simplement impossible car un individu n’est pas une donnée figée et statique. Ses capacités, ses besoins, sa carrière évoluent. C’est précisément le meilleur argument en faveur de la liberté: c’est parce qu’on ne sait pas ce que les gens valent qu’il faut les laisser libres. Par conséquent nul ne peut mesurer le mérite de qui que ce soit, pas même la personne concernée. Mesurer le mérite est donc impossible, ce qui rend aussi impossible de trouver une échelle du mérite entre les professions.

          Payer les retraites selon le mérite n’est en outre pas souhaitable. Il n’y a en effet qu’une seule façon d’avoir une économie efficace, c’est de rémunérer les gens selon la valeur de leur service sans tenir compte de leur mérite. Il est donc idiot de vouloir encourager les gens à être méritant. Il faut au contraire les encourager à créer la plus grande valeur possible avec le minimum de peine. Le progrès économique est à ce prix.

          Il est sans doute méritant de labourer à la charrue, mais doit-on pour autant payer une retraite plus chère à la personne qui laboure avec sa charrue plutôt qu’à celle qui laboure avec son tracteur? Non, car alors le surplus d’argent payé au laboureur est de l’argent perdu du point de vue du coût d’opportunité. Cet argent aurait sans doute été mieux investi dans la production agricole mécanique. Payer les gens selon le mérite – ou en partie, selon le mérite – nuit donc au mécanisme fondamental de l’augmentation des revenus: l’augmentation de la productivité, elle-même liée à la division du travail.
 

« Il est sans doute méritant de labourer à la charrue, mais doit-on pour autant payer une retraite plus chère à la personne qui laboure avec sa charrue plutôt qu’à celle qui laboure avec son tracteur? »


          Les partisans de la « justice sociale » ne vont pourtant pas s’arrêter là. Pour eux, si on rétablit un peu d’égalité des chances ou de justice en payant une partie des retraites au mérite, il suffira que la collectivité accepte ce coût même s’il est nuisible à la prospérité. Ce n’est pourtant pas qu’une question de coût: c’est une question de liberté.

          En effet, si c’est le mérite qui détermine les rémunérations, alors ce n’est plus la valeur des services qui détermine le revenu mais une certaine autorité. Dès lors, pour obtenir son revenu, ce n’est plus la personne qui essaye d’exploiter les circonstances selon ses propres informations pour le compte de ses propres objectifs. Elle doit plutôt se conformer à des critères de mérite. Or, quand on passe d’une rémunération selon la valeur à une rémunération selon le mérite, on transfère la faculté d’initiative de l’individu vers une autorité supérieure. Si on rémunère les gens selon la valeur de ce qu’ils produisent, la rémunération est indépendante de l’opinion des gens sur la personne qui fournit les services. Si on rémunère les gens selon le mérite, ils deviennent dépendants de l’opinion qu’une autorité a d’eux.

          Or un homme libre est un homme indépendant qui peut utiliser ce qu’il sait pour accomplir ce qu’il veut. Dans une situation où la rémunération est déterminée selon la valeur, la liberté est respectée car le marché reste un moyen d’acquérir des informations pour accomplir ses propres objectifs indépendamment de la volonté d’une quelconque autorité: l’homme est une fin en soi. Quand la rémunération est déterminée selon le mérite, l’homme n’est plus une fin en soi: il devient un instrument au service de l’accomplissement de fins prédéfinies par l’État. L’individu n’est donc plus libre car il ne doit plus se conformer à ses propres objectifs mais à ceux de l’État: malheur à ceux qui n’ont pas un travail pénible!

          C’est pourquoi, il est clair que le problème de la rémunération au mérite versus la rémunération selon la valeur nous ramène bien au choix entre l'omnipotence d’une autorité et la liberté individuelle…

          Payer les retraites « selon la pénibilité du travail » est une atteinte à la liberté qui ouvrira la porte à de plus grandes encore. En effet, il n’est pas difficile de comprendre que toutes les catégories professionnelles vont se livrer à une course à la pénibilité car chacune va sentir qu’elle peut gagner un peu d’argent aux frais de la collectivité. Ce seront donc les cartels les plus puissants et les mieux organisés (c’est-à-dire les syndicats de fonctionnaires) qui vont réussir à avoir les avantages les plus importants… L’État sera alors encore plus « cette fiction à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens d’autrui ». En acceptant une distribution au mérite, on ne fait que vendre l’État aux intérêts particuliers… au nom d’un intérêt général! Triste paradoxe…

          En dehors de cette mécanique incontrôlable, cette conception de la rémunération au mérite est en fait sous-tendue par l’idée qu’il existe des « droits à » (des droits créances). Il y aurait ainsi un « droit à une retraite qui reflète le mérite ». Cette évolution est en fait une perversion du droit. En effet, la Déclaration des droits de l’homme donnait des « droits de » (droit de propriété) qui garantissaient la liberté parce qu’ils assuraient à chacun de pouvoir disposer de sa personne, de ses talents et des occasions qui s’offrent sans qu’une volonté arbitraire ne l’en empêche.

          Les partisans des « droits à » jurent pourtant qu’ils ne sont qu’une extension nécessaire de la Déclaration des droits de l’homme. Il n’en est rien.

          D’un côté, nous avons des droits authentiques dont les répondants sont identifiables (on peut demander à l’État de faire condamner quelqu’un qui ne respecte pas la propriété d’autrui) et qui n’ont besoin de rien de matériel pour être revendiqués (le respect de la propriété ne s’exerce pas au détriment de la propriété d’autrui): ces droits sont donc des absolus et aucune violation ne peut être acceptée puisqu’ils consistent à s’abstenir de faire certaines choses (par exemple de violer la propriété d’autrui).

          De l’autre, nous avons des droits créances dont personne ne peut répondre (comme assurer une retraite « qui reflète le mérite ») sauf à assurer une prestation positive qui s’exerce au détriment des droits d’autrui. C’est ce qui se passe avec une retraite au mérite: certains vont acquérir des droits sur d’autres sans contrepartie. Certains vont travailler plus que d’autres pour payer les avantages de certains. L’État va donc recevoir un pouvoir qu’il n’a pas le droit d’exercer. En effet, s’il a été institué pour permettre à chacun d’organiser sa vie sans avoir à subir les agressions d’autrui, il n’a pas été institué pour limiter le malheur ou promouvoir le bonheur de certaines catégories de gens.

          L’idée d’instaurer des retraites selon la pénibilité du travail est donc une idée suicidaire à plusieurs titres: elle est une folie épistémologique, elle mène à l’appauvrissement, elle est liberticide pour les individus, elle divise la société et elle sape le Droit.

          Nos dirigeants feraient bien de méditer Hayek qui écrit dans Droit, Législation et Liberté:

          Parler de droits là où ce dont il s’agit n’est fait que d’aspirations qui ne peuvent être satisfaites en dehors d’un système motivant les volontés, c’est non seulement détourner l’attention des seules sources effectives de la richesse souhaitée à tous, mais encore dévaloriser le mot de « droit », alors que le terme dans son sens strict est de la plus haute importance si nous voulons sauvegarder l’avenir d’une société libre.

 

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