Montréal, 9 septembre 2007 • No 232

 

OPINION

 

Mathieu Bréard habite à Montréal.

 
 

GUANTANAMO BAY: LA PRISON DE LA HONTE

 

« Elle est devenue le meilleur outil de propagande qui existe pour recruter des terroristes dans le monde. »

 

-Joseph R. Biden Jr., Sénateur démocrate
Comité des relations étrangères

 
 

par Mathieu Bréard

 

          À l’origine, une base navale choisie pour son emplacement stratégique, les rives de Cuba, et ses conditions d’isolement exceptionnelles, Guantanamo Bay(1) est aujourd’hui une zone de non-droit où les fondements de la justice américaine ont été abandonnés. Sous un soleil de plomb, derrière barreaux et fils barbelés, on y applique des traitements pour le moins douteux. Les juristes qui ont voulu dénoncer l’inconstitutionnalité de ces pratiques ont aussitôt été mis à l’écart. Le champ étant libre, la Maison-Blanche a concocté un argumentaire juridique lui permettant de légitimer l’injustifiable(2).

 

          Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le gouvernement Bush transfert à Guantanamo des prisonniers arrêtés sur les champs de bataille de l’Afghanistan, de l’Irak et d’autres pays du Moyen-Orient. Nombre d’entre eux ne connaissent même pas les raisons exactes de leur détention et ont été enfermés, parfois sous de simples doutes, pour des périodes indéterminées sans le moindre contact avec l’extérieur. Comment le gouvernement américain en est-il arrivé là?
 

Habeas Corpus

          Au 17e siècle, après des années de lutte contre les abus de la royauté, les Anglais ont pris conscience que la première grande menace à l’intégrité physique et psychologique de l’individu ne se trouvait pas loin à l’extérieur des frontières, mais plutôt au coeur des ses propres institutions politiques. Adopté en 1679, l’acte d’Habeas Corpus (expression latine qui signifie « que tu aies [ton] corps ») était une législation rigoureuse visant à contrer l’émergence de la tyrannie.

          Que dit-il? Que le gouvernement ne pourra jamais incarcérer une personne sans qu’un juge indépendant ne se soit prononcé sur la validité de cette arrestation. Si les motifs sont injustifiés et les preuves insuffisantes, celle-ci devra être relâchée sans plus de délai. Cette loi était perçue à l’époque comme une innovation majeure, un symbole de modernité applaudie des philosophes qui se propagea rapidement à travers l’Europe et même outre-mer.

          Sur le continent américain, les colons en révolte contre la patrie y ont vu un rempart capable d’enraciner solidement tous les autres droits. Après tout, quelle valeur pouvons-nous accorder à la liberté de culte, d’expression ou d’association si à tout moment un fonctionnaire peut jeter délibérément une personne en prison?

          Soucieux de vouloir immuniser davantage la population contre les dérives de l’État, les pères fondateurs des États-Unis iront plus loin lors de la rédaction du Bill of Rights (1781). Dans les quatrième, cinquième, sixième et huitième amendements, ils vont reconnaître le droit d’être protégé contre les perquisitions abusives, la torture, mais surtout le droit d’avoir accès à un procès devant jury, de ne pas être forcé de témoigner contre soi-même et de pouvoir confronter les témoins. Tout au long des décennies, les tribunaux vont réitérer le caractère inaliénable de ces principes(3).
 

Les apprentis sorciers

          En installant la prison de Guantanamo loin des États-Unis, le gouvernement Bush a trouvé le moyen de se soustraire à la Constitution, allant jusqu’à imposer sa propre définition – plutôt abstraite et ambiguë – de ce qu’est un terroriste, c’est-à-dire un combattant illégal qui n’a pas le moindre droit. Cette étiquette propice aux interprétations des plus larges donne au Pentagone et aux services de renseignement une pleine latitude pour capturer et jeter en prison des individus pour toute la durée de cette guerre menée contre Al-Qaeda et ses cellules affiliées. Les prisonniers doivent comparaître devant des commissions militaires dites d’exception dont le fonctionnement n’a rien à envier à tout ce qu’il y a de plus rétrograde en termes de justice dans le monde.
 

« En installant la prison de Guantanamo loin des États-Unis, le gouvernement Bush a trouvé le moyen de se soustraire à la Constitution, allant jusqu’à imposer sa propre définition – plutôt abstraite et ambiguë – de ce qu’est un terroriste. »

 

• Les magistrats et membres du jury (officiers) sont nommés par le secrétaire d’État à la Défense dans le cadre d’une procédure gardée secrète. Difficile de ne pas y voir un problème d’impartialité et d’indépendance.

• Un détenu ne peut placer une requête en Habeas Corpus devant les tribunaux afin de contester son arrestation et les conditions de sa détention. De nombreux rapports font état de l’utilisation de la torture physique et mentale lors d’interrogatoire à Guantanamo(4). Des techniques pourtant condamnées constamment par le Département d’État lorsqu’utilisées dans d’autres pays comme la Chine, par exemple.

• La présomption d’innocence n’existe pas puisque chaque détenu arrêté se voit déjà marqué du sceau du combattant illégal.

• Il n’existe aucune garantie de pouvoir obtenir les services d’un avocat civil. Si l’accès est permis, les communications sont plutôt difficiles et parsemées d’embûches.

• Durant un procès, les militaires peuvent utiliser des preuves secrètes contre l’accusé sans qu’il soit possible pour ce dernier d’en questionner la provenance et la validité.

• La peine de mort peut être prononcée contre un détenu à la majorité de deux tiers des juges militaires, alors qu’il faut un consensus unanime dans les tribunaux ordinaires.

          Ce sont là des mesures qui non seulement entachent la crédibilité du processus judiciaire américain, mais qui minent aussi la réciprocité du droit envers les ressortissants étrangers. Lorsque des citoyens américains sont arrêtés dans d’autres pays et accusés d’un crime, les réactions ne tardent pas à se faire entendre pour qu’on exige la conformité aux procédures judiciaires internationalement reconnues. Ce qui, en soi, est tout à fait légitime.

          Comme l’a déjà écrit le défunt, juge William J. Brennan: si nous nous attendons à ce que les étrangers obéissent à nos lois, ces gens doivent comprendre que nous obéirons à notre propre constitution en cas de poursuite et de condamnation. Une démarche cohérente qui respecte l’équité à la base du Bill of Rights et qui encourage d’autres nations à faire de même.

Inconcevable

          Si certains ont reprochés aux groupes de défense des droits civiques de vouloir dénaturer les tribunaux de Guantanamo(5), la Cour suprême des États-Unis, sous la plume du juge John Paul Stevens, a confirmé dans un jugement de 5 contre 3 que les prisonniers ne peuvent être jugés seulement par des commissions militaires. Il est inconcevable, surtout dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, de voir l’exécutif réécrire la loi, changer les règles à son avantage, tout en mettant sur pied des tribunaux qui s’apparentent à des laboratoires d’expérimentation.

          Le terrorisme est un crime qui doit être traité dans le respect de la loi et des procédures judiciaires telles que mentionnées dans la Constitution. Prenons en considération que lors des attentats du World Trade Center en 1993, les auteurs de cet horrible drame furent jugés en cour fédérale et condamnés à 240 ans de prison. Après un procès fort médiatisé, Timothy McVeigh, fanatique d’extrême droite ayant fait sauter un camion rempli d’explosifs dans un bâtiment fédéral d’Oklahoma City, fut condamné à la peine capitale.

          Plus près de nous, Zacaria Moussaoui, que l’on surnomme « le 20e kamikaze », fut condamné à la réclusion à perpétué par le tribunal d’Alexandrie en Virginie. John Walker Lindh, Américain d’origine capturé en Afghanistan, a eu droit à un procès devant un tribunal fédéral avec une protection légale. La juge Leonie M. Brinkema de la Virginie a acquitté un homme soupçonné par Washington d’activités terroristes. Elle a déclaré dans son jugement que les preuves retenues ne pouvaient conclure à sa culpabilité. La branche judiciaire doit exercer ce contrepoids jugé absolument nécessaire par les pères fondateurs pour éviter que l’exécutif emprisonne des innocents.

          Il est vrai que l’on ne change pas la nature humaine. Il y a aura toujours des individus crapuleux prêts à commettre des actes de violence contre la propriété d’autrui. Des gestes inadmissibles qui, en vertu du droit, doivent être condamnés. Mais un pays comme les États-Unis, qui possède une longue tradition en matière de justice, a le devoir sinon l’obligation de prêcher par l’exemple. Il lui faut fermer Guantanamo et réitérer son engagement envers des principes constitutionnels fondamentaux tels la présomption d’innocence, la protection contre les châtiments cruels et le droit à un procès juste et équitable devant un jury impartial. C'est ce qui distingue fondamentalement un pays civilisé de tous ces régimes dont les pratiques sont dignes de l’âge médiéval.

 

1. La base navale de Guantanamo a été fondée en 1903 bien avant la révolution de Fidel Castro. En 1931, le gouvernement américain a signé avec la Havane un bail de 99 ans non résiliable. En 2002, Il y a installé le controversé centre de détention.
2. Le ministre de la Justice Alberto Gonzales, qui a démissionné il y a quelques semaines, fut à l’origine des procédures pour contourner la Constitution des États-Unis ainsi que le droit fédéral afin de donner à la présidence (l’exécutif) le pouvoir de se placer au-dessus des lois. Gonzales, dans un mémo à l’intention du président Bush, définit la torture comme une douleur physique d'une telle intensité qu'elle s'accompagne de blessures physiques sérieuses comme la défaillance d'organe ou la mort. Donc, priver une personne de sommeil, lui dire que sa nourriture est peut-être empoisonnée, l'humilier sexuellement, ne représentent pas à ses yeux des actes de tortures. Cette définition ouvre la porte à bien des dérives. Voir « A Guide to the Memos on Torture » dans The New York Times.
3. Klopfer vs. North Carolina (1967), United States vs. Ewell (1966), Pointer vs. Texas (1965), Kennedy vs. Mendoza-Martinez (1963).
4. Dan Eggen & R. Jeffrey Smith, « FBI Agents Allege Abuse of Detainees at Guantanamo Bay », The Washington Post, 21 décembre 2004.
5- Le fonctionnement des commissions militaires instituées par George W. Bush est contraire aux règles du droit de la justice militaire des États-Unis. Les avocats eux-mêmes les boycottent.
 

Suggestions de lecture et vidéos


1. « La torture au nom de la démocratie », reportage Zone Libre (Radio-Canada, 24 octobre 2003).
2. Discours du sénateur démocrate Patrick Leahy, devant la Commission de Justice du Sénat (7 août 2007), afin de présenter le projet de loi Habeas Restoration Act, destiné à protéger les droits des détenus de Guantanamo.
3. Article de Jane Mayer, « The Black Sites - A rare look inside the C.I.A.’s secret interrogation program », publié dans le magazine New Yorker (13 août 2007) et qui lève le voile sur le fonctionnement des prisons secrètes de la CIA.
 

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