Montréal, 23 septembre 2007 • No 234

 

OPINION

 

Philippe Jaunet est étudiant en droit à la Faculté de Bordeaux, en France.

 
 

L'UNION EUROPÉENNE
EST-ELLE VRAIMENT LIBÉRALE?

 

par Philippe Jaunet

 

          On entend souvent dire que l’Union européenne est libérale, qu’elle mène une politique que d’aucuns jugent « néolibérale » ou encore, que les grandes (et rares) réformes menées en France sont le fruit de l’idéologie « ultralibérale » qui régnerait à Bruxelles. C’est en ce sens que l’on impute fréquemment à l’Union européenne le démantèlement programmé du fameux modèle social français, ou encore, du service public à la française.

          Le constat semble donc entendu: l’Europe est, l’Europe doit être libérale!

 

          Mais, libérale, l’Union européenne l’est-elle vraiment? On peut légitimement se poser la question lorsque l’on connaît la réticence – et parfois même, la très vive opposition – que certains libéraux professent à l’encontre de la construction européenne, du moins telle qu’elle est menée aujourd’hui.

          Cet article a donc pour modeste objectif d’effectuer quelques mises au point en vue de démontrer, preuves à l’appui, que l’Union européenne n’est pas, loin s’en faut, libérale.

          Cette démonstration pourra également, de manière accessoire, servir d’illustration à la thèse du professeur Friedrich August von Hayek telle qu’exposée dans son livre La route de la servitude où (mais faut-il encore le rappeler?) le père du renouveau libéral au XXe siècle nous mettait en garde contre les dangers d’une planification de la société en temps de paix, planification héritée pour grande part des nécessités de la guerre.

          En l’occurrence, nous verrons comment, malgré des fondements et des objectifs parfois proches de ceux défendus par les libéraux, la « reconstruction » de la société civile au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des administrations soumises à l’idéologie planificatrice a abouti à l’émergence de certains traits caractéristiques de l’Union européenne actuelle.

          Des traits caractéristiques qui, il n’en faut pas douter, sont largement responsables de la crise que traverse aujourd’hui l’Europe, tant d’un point de vue politique et juridique que sous un aspect économique global.

          Néanmoins, et avant d’aller plus loin dans notre démonstration, convient-il de retourner aux sources de la construction communautaire.
 

Pourquoi l’Europe?

          Car en fait, « pourquoi l’Europe? » Pourquoi constituer, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une telle association dont le but politique était, dès l’origine, évident?

          Pour la paix, tout simplement. L’Europe politique et institutionnelle fut construite pour défendre la paix.

          La paix, après des siècles de guerre; et s’il y a bien un élément que l’on peut mettre aujourd’hui au crédit de l’Union européenne, c’est sans aucun doute le fait que ce continent (du moins, dans sa partie occidentale) n’a connu aucune guerre entre États nationaux, plus précisément entre les États membres de l’Union. On rappellera, à cet effet, le formidable exemple que fut la réconciliation entre des pays jusque-là ennemis, comme la France et l’Allemagne, et le rôle éminent de stabilisation des institutions communautaires(1).

          Robert Schuman, l’un des pères fondateurs du traité de Paris qui institua, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, déclara dans l’un de ses plus célèbres discours que « [l]a paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques... »

          La Première, comme la Seconde Guerre mondiale, sont nées en Europe. Aussi, selon Schuman, « [l]’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre ».

          L’Europe politique doit donc nécessairement émerger pour maintenir la paix. Mais « [l]’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble: elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » Aussi, « [l]e gouvernement français propose de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une haute autorité commune [...] première étape de la Fédération européenne...(2) »

          Le charbon et l’acier, nerfs de la guerre et coeurs de l’économie en temps de paix, devaient donc être gérés au niveau européen et « supranational » afin d’éviter qu’une guerre ne reprenne entre des pays qui, pourtant, avaient des intérêts économiques communs indéniables.

          Est-ce là une idée libérale? On peut le penser; mais la réponse est, assurément, à nuancer.

          Bien sûr, on sait que les libéraux, ardents défenseurs du libre-échange, ont toujours affirmé que les relations marchandes conduisaient à la paix encore plus sûrement que tout accord politique ou diplomatique ne pourra jamais le faire. C’est là la doctrine d’un Frédéric Bastiat ou d’un Richard Cobden au XIXe siècle; une idée certes ancienne, mais qui continue aujourd’hui d’avoir ses adeptes, au-delà même du cercle des auteurs libéraux(3).

          L’idée en est simple: c’est lorsque l’on commerce avec son voisin que l’on abandonne l’idée de lui faire la guerre, parce qu’alors ce n’est plus de notre intérêt de se battre avec lui.

          Mais ce qui a été fait concrètement en Europe pour la réalisation de cet objectif, à savoir, l’intervention d’institutions supra-étatiques, est-ce une approche si libérale que cela?

          Bien sûr que non; le marché, débarrassé des principales contraintes étatiques, aurait pu de lui-même former de telles solidarités de fait, et ce sans que des bureaucrates ne s’en mêlent.

          A-t-on jamais vu le gouvernement fédéral américain contrôler l’économie en vue de favoriser la coopération économique entre les différents États fédérés? Même au lendemain de la Guerre de Sécession une telle proposition aurait provoqué l’hilarité générale, tant il était alors admis que le marché n’a pas besoin de l’État pour prospérer.

          En fait, les hommes n’ont pas besoin de l’État pour marchander et innover; ils ont besoin de lui pour se protéger et faire régner la justice. Ni plus, ni moins.

          Alors, bien sûr, on rétorquera que l’époque n’était pas la même qu’aujourd’hui; en 1945, il fallait avant tout reconstruire l’Europe.

          Puisqu’il n’y avait plus d’investisseurs privés suffisamment forts pour intervenir dans une économie ravagée par les destructions de toutes sortes (villes rasées par les bombardements, usines sabotées, ressources pillées par les armées de passage, pénurie générale), l’État pouvait assez naturellement passer comme étant le seul acteur économique capable de relancer la machine.

          C’était bien sûr là l’essentiel de la doctrine keynésienne, partagée (entre autres!) par les diverses formations de gauche européenne, qu’elles soient socialistes, sociale-démocrates, réformatrices, progressistes, démocrates-chrétiennes ainsi que, dans le cas français, gaullistes.

          Le général de Gaulle avait en effet bien résumé cet état d’esprit interventionniste lorsqu’il affirmait que, en économie, « [...] deux leviers sont concevables [...]. Ou bien la contrainte totalitaire. Ou bien l’esprit d’entreprise. Nous avons choisi le second. [...] Mais, tout en tenant la carrière ouverte à la liberté, nous rejetons absolument le "laisser-faire, laisser-passer" et nous voulons qu’en notre siècle, ce soit la République qui conduise la marche économique de la France(4). »

          L’État aurait donc un rôle à jouer en économie; c’est bien là l’idée des « pères fondateurs » de la construction européenne.

          Ou plutôt: c’est au-dessus des États que devrait se jouer « la marche économique » de l’Europe... Et dépasser l’État, cela revient à dire que l’on va le remplacer par quelque chose d’autre – quelque chose qui pourra éventuellement s’avérer « pire » qu’un État.
 

L’évolution de l’Europe

          Les Européens de l’Ouest voulaient que les relations entre leurs nations respectives soient désormais fondées sur des principes pacifiques, conformément à un certain nombre de droits fondamentaux comme la liberté d’aller et venir, ou la liberté du commerce, ce qui distinguait alors l’idéal ouest-européen des vues impérialistes de la réunion des États d’Europe de l’Est, soumis à la dictature militaire soviétique.

          Le 25 mars 1957 fut adopté le traité de Rome, qui institua la Communauté économique européenne (CEE) ainsi que la Communauté européenne de l’énergie atomique, plus connue en France sous l’appellation d’Euratom.

          Ces ensembles institutionnels regroupaient alors uniquement la République fédérale allemande, la France ainsi que les pays du Benelux: la Belgique, la Hollande et le Luxembourg.

          C’est ainsi que commence l’histoire de ce qui est devenu, en 1992, l’Union européenne et qui aujourd’hui comporte pas moins de 27 États membres à savoir, et dans l’ordre chronologique, les pays fondateurs, la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark, la Grèce, l’Espagne et le Portugal, l’Autriche, la Finlande et la Suède, Malte, Chypre, la Hongrie, la République tchèque, la Pologne, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Slovénie, la République slovaque ainsi que, depuis 2007, la Roumanie et la Bulgarie.

          Nous chercherons ainsi à démontrer que l’Europe a, au fil de ses élargissements successifs cédé à la tentation protectionniste et constructiviste; car l’Europe a bel et bien cédé à l’idéologie la plus néfaste du XXe siècle: la planification.
 

Les justifications théoriques de la construction européenne

          Nous avons déjà dit que l’Union européenne a comme fondement premier la paix; par exemple, le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe établissait formellement que « [l]’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples(5) ».

          Encore faut-il savoir comment l’on permet à la paix de se développer...

          C’est donc toute la problématique institutionnelle qui mérite d’être ici évoquée. En effet, la construction européenne a toujours connu une divergence, profonde, entre deux conceptions théoriques qui marquent de leur empreinte, aujourd’hui encore, l’essentiel du débat communautaire.

          La première approche est celle des « eurosceptiques », mais c’est la seule approche à être réaliste. Elle ferait de l’Europe institutionnelle une organisation internationale permettant la tenue de conférences entre États membres qui, dans l’hypothèse où apparaîtrait comme utile et nécessaire une action de type politique commune, donnerait lieu à la ratification d’actes juridiques adéquats.

          La seconde, celle des « européens convaincus », et qui est par essence idéaliste, voudrait faire de l’Europe une institution internationale de type supranational sans pour autant qu’il s’agisse, par exemple, d’un État, d’un État de type fédéral notamment.

          Parenthèse: on peut déjà nous reprocher de décrire cette seconde approche comme étant par trop « idéaliste ». En fait, nous utilisons ce terme à dessein, puisqu’un tel « idéal » ne s’approche de rien de connu: cherchez, et vous vous apercevrez qu’il n’existe aucune organisation internationale dont l’objectif serait de se substituer aux États préexistants, ou de s’imposer à eux sans pour autant tendre vers une forme étatique fédérative, compétente tant en économie qu’en politique... Ni l’ONU, ni l’OMC, ni l’ALENA, ni l’OPEP, ni le Saint Empire Romain germanique ne peuvent prétendre servir de modèles à l’Union européenne, qui – les pro-européens nous le répètent déjà à satiété – se veut être une expérience « originale » et « inédite », c’est-à-dire, entièrement « novatrice ».

          Or, en droit pas plus qu’ailleurs, les bons sentiments ne donnent pas nécessairement de bons fruits; comme l’a dit avec justesse le grand libéral Edmund Burke, « [i]l en va de la science de composer un État, de le renouveler, de le réformer comme de toutes les autres sciences expérimentales; elle ne s’apprend pas a priori(6). » L’Union européenne est donc, en elle-même, un projet de type « constructiviste », qui ne se rapproche de rien de connu, à moins de prendre comme base les principes d’un régime étatique fédéral. Car l’Union européenne est bien, pour certains, l’ébauche d’un « super » État fédéral. En l’état actuel des choses, à l’heure où tous s’accordent à dire que l’Europe est en crise, et qu’elle souffre d’un « déficit démocratique » profond, avouons qu’il s’agit bien d’un idéal plus que d’une réalité...

          Revenons-en aux institutions. La Communauté européenne, héritière de la Communauté économique européenne de 1957, est la principale structure communautaire.

          Elle « a pour mission, par l’établissement d’un marché commun, d’une Union économique et monétaire [...] de promouvoir dans l’ensemble de la Communauté un développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques, un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, l’égalité entre les hommes et les femmes, une croissance durable et non inflationniste, un haut degré de compétitivité et de convergence des performances économiques, un niveau élevé de protection et d’amélioration de qualité de l’environnement(7). »

          Le marché commun, venant dépasser en mérites une simple zone de libre-échange ou même une union douanière, sème alors, et pendant longtemps, la confusion: l’Europe va-t-elle oeuvrer en vue de l’érection d’une vaste zone de libre-échange renforcée, débouchant parfois sur des normes juridiques communes, selon la technique des traités internationaux? L’Europe va-t-elle s’inspirer de l’approche pragmatique et réaliste, l’Europe va-t-elle correspondre à l’idéal libéral d’une vaste zone de paix, de liberté et d’échanges marchands?

          De nombreux libéraux vont y croire.

          Néanmoins, alors que des libéraux s’engageaient fermement pour la construction européenne (notamment en Allemagne et en Italie), certains d’entre eux s’opposaient vigoureusement à l’idée d’une Europe purement artificielle, rompant en quelque sorte les liens avec ses fondements historiques, culturels et même, religieux.

          Une telle réflexion continue d’avoir son importance aujourd’hui; ainsi, il y a peu, le débat sur les racines judéo-chrétiennes de l’Europe(8), de même que la volonté de rupture des citoyens européens (pour qui l’Europe est, quoi qu’on en dise, en crise) nous a montré que l’Union européenne, du moins telle qu’elle est conçue aujourd’hui, ne répond pas à une attente réelle de la population européenne, et ne saurait être comprise comme étant le fruit d’une évolution spontanée de la société(9).

          Car le déficit démocratique de l’Union, c’est avant tout la faillite d’un système plus constructiviste que pragmatique. En effet, l’idée d’un grand marché européen a progressivement débouché sur l’idée d’une nouvelle force économique entièrement régie par un cadre juridique unique, une idée qui n’est plus vraiment libérale.

          Qu’on en juge; les défenseurs de la construction européenne vont de plus en plus parler d’un projet de « fédération » européenne venant à la suite des États-nation traditionnels, les dépassant même pour aboutir à une forme politique nouvelle; l’Europe aurait en outre la charge de développer des institutions communes et d’harmoniser les politiques sociales entre États membres.

          « L’instauration [du marché commun] n’était pas conçue comme une fin en soi, mais comme un premier pas devant être suivi par des développements ultérieurs. Il s’agissait, selon cette conception participant d’un fédéralisme fonctionnaliste, de mettre en place des solidarités sectorielles, en particulier dans le domaine économique, devant conduire, par le jeu d’un engrenage auquel ne pourraient se dérober les États concernés, à une unification politique(10). »

          Aussi, à partir de ce moment, l’Union européenne n’est plus libérale.

          Bien sûr, certains prétendent que l’Europe est, malgré tout, libérale, car elle défend prioritairement des objectifs de nature économique également poursuivis par les libéraux. Nous allons essayer de démontrer l’erreur d’une telle conception en débutant avec un exemple simple, la Politique agricole commune (PAC) que l’Union européenne supervise pourtant au nom de l’établissement d’un marché commun.

          Apparue en 1962, la PAC avait pour but initial d’accroître la productivité du secteur agricole des divers États membres de la CEE, tout en garantissant aux consommateurs des prix suffisamment compétitifs. Ça, c’est ce que l’on en dit souvent. Voyons maintenant ce qu’il en est réellement.
 

De l’abondance au gâchis, petite histoire de l’agriculture européenne

          Cela fait de nombreuses années que les économistes libéraux nous éclairent sur les dangers de la PAC(11), qui symbolise à elle seule les pires dérives de la planification administrative d’un secteur économique donné, et dont on peut retracer – et simplifier – l’évolution en quatre phases distinctes.

          Première phase, justifiée par les nécessités de l’époque: celle du contrôle de l’État dans l’immédiat après-guerre.

          En effet, à la Libération, l’Europe occidentale a connu les privations héritées de la guerre, les coupons de ravitaillement et les longues files d’attente devant des épiceries presque vides, en un mot: la pénurie. Il fallait certainement investir en bloc dans l’agriculture, la moderniser, et encore une fois, à l’époque c’est l’État qui, seul, avait la capacité de le faire.

          Néanmoins, l’idée selon laquelle il faudrait « planifier » l’agriculture va vite prendre forme dans l’esprit des gouvernements européens qui vont peu à peu se donner comme objectif de faire de l’Europe un continent pouvant vivre en autarcie, au moins du point de vue alimentaire.

          D’où le glissement rapide vers la deuxième phase, c’est-à-dire le passage du contrôle de l’État à la mise en place d’une idéologie d’indépendance et d’autarcie, certes pas totalement contestable, eu égard à l’expérience passée, mais qui allait profondément marquer le fonctionnement de l’agriculture européenne. Pour ce faire, les États vont favoriser l’agriculture et orienter les productions, l’État devenant ainsi « acteur » de l’économie, conformément à la doctrine keynésienne en vogue à l’époque, une doctrine qui trouvera son point d’aboutissement dans les institutions européennes naissantes. C’est à ce moment que naissent officiellement la PAC et le Fonds européen d’orientation et de garantie agricoles (FEOGA).

          Malheureusement, les États vont inciter les agriculteurs à produire dans tel ou tel secteur d’activité, et ce sans lien réel avec les exigences du marché, et en grandes quantités bien sûr... Les politiques vont donc mettre sur pied, par le biais de la PAC, une agriculture intensive totalement déconnectée des attentes des consommateurs, même si l’objectif affiché est de répondre à leurs attentes; mais comment le pourrait-on si l’on ignore les « indices » que sont les prix librement débattus sur le marché?

          Un tel bouleversement de l’ordre économique ne pouvait que conduire à la crise, avec des marchés saturés et d’autres totalement dépourvus des ressources susceptibles de satisfaire une demande pourtant bien existante, d’où une politique européenne absolument antilibérale puisque d’inspiration keynésienne et interventionniste.
 

          « Un poste [...] important des dépenses visibles est celui des fonds versés par les pays membres de la Communauté européenne à leurs agriculteurs au travers de la PAC. Les dépenses invisibles de soutien des prix sont en majeure partie cachées dans les prix de la consommation. Ceux-ci sont tenus artificiellement à un niveau plus élevé qu’ils ne le seraient sans le soutien de l’État(12). »

          Et, naturellement, c’est sur le citoyen européen que pèse le poids de cette politique: en tant que consommateur, il pourrait obtenir des produits étrangers à un prix meilleur; en tant que contribuable, on rappellera qu’évidemment, c’est lui qui finance cette production agricole...

          Vient alors la troisième phase: devant la réussite apparente de l’entreprise, il va falloir faire passer l’agriculture européenne de l’autarcie à l’exportation à grande échelle.

          Désormais et pour s’en sortir, l’Europe doit vendre, et, si elle ne peut pas vendre, alors elle doit donner (ou vendre à perte, ce qui revient plus ou moins au même) à tous ceux que les politiques européens considèrent comme des alliés potentiels. De fait, en pleine guerre froide, les dictatures communistes vont profiter des largesses d’une Europe qui cherchait désespérément à se débarrasser de marchandises dont elle ne savait trop quoi faire... Donner au grand adversaire politique de l’époque du blé et de la viande de boeuf, véritable « cadeau » que l’on refuse à sa propre population, voilà le vrai visage de l’Europe d’alors!

          Certes, d’autres pays en manque vont également profiter de ces exportations à prix réduit, des pays d’Afrique notamment. Mais c’est bien cette logique d’assistanat qui a empêché l’Afrique de vivre de sa propre production et de développer une agriculture qui pourrait faire sa force. Car, faut-il le rappeler?, si les mêmes Européens abolissaient enfin leurs tarifs protectionnistes, et importaient les produits africains sans les taxer, en d’autres termes, si l’Europe vivait vraiment le libre-échange qu’elle prône, les peuples d’Afrique pourraient vivre dignement du propre fruit de leur travail, plutôt que de la solidarité internationale.

          Quatrième étape, contingente aux progrès de la mondialisation économique dans les années 1990: la montée en puissance de nouveaux acteurs économiques comme la Chine, l’Inde, le Brésil, qui bouleversent une nouvelle fois la donne. Donc, nouvelle crise des marchés agricoles... L’Union européenne doit réagir, et décide de fixer des quotas en vue d’empêcher les agriculteurs de produire à hauteur de leurs capacités, eux que l’on forçait jusque-là à produire en grandes quantités!

          D’où le mécontentement du monde rural, d’où les manifestations d’agriculteurs devant les préfectures, d’où les émeutes en province, d’où les ports bloqués par des pêcheurs en révolte.

          D’où, également, la nécessité politique des gouvernements à continuer le versement des aides sociales aux mêmes agriculteurs qui vivent désormais de ces aides plus que de la vente de leur production.

          L’Europe a fait de ses agriculteurs de véritables « assistés sociaux ».

          Pour résumer, en intensifiant la production agricole tout en bloquant artificiellement les prix et en multipliant les allocations de toute sorte, l’Union européenne a conduit, par sa logique planificatrice, à l’échec économique et financier de l’agriculture en Europe.

          Ce n’est qu’aujourd’hui que l’opinion publique commence à prendre conscience de l’ampleur de cette crise, notamment par le biais de différentes officines écologistes qui pointent du doigt les méfaits de l’agriculture intensive en Europe: pollution des sols due à l’utilisation systématique d’engrais chimiques (dont l’affaire du lisier breton est une illustration éclatante), scandales alimentaires divers comme celui de la vache folle, mise en place de quotas qui favorisent certaines catégories d’agents économiques au détriment d’autres, ... les maux en sont bien connus.

          Mais attention: ce que les écologistes critiquent aujourd’hui en parlant d’agriculture « industrielle », c’est le système économique capitaliste, et non le véritable responsable, à savoir: la planification administrative, les écologistes étant aujourd’hui complètement inféodés aux partis politiques qui ne font rien d’autre que de vouloir asservir encore un peu plus les hommes à l’État. Car le libertarien conséquent est bien plus proche de la nature que les écologistes; la véritable politique écologique est libertarienne, car elle est la seule à être à la fois respectueuse des droits de propriété et des capacités productives de chacun, tout en demeurant source de progrès technique.

          Une grande dame de la politique (que l’on accepte ou non l’intégralité de son héritage), a toujours combattu la PAC et a, à diverses reprises, tenté de la démanteler. Il s’agit de Margaret Thatcher, qui ne comprenait pas pourquoi le contribuable britannique devait subventionner l’agriculture française. Son intransigeance (formulée de manière lapidaire pas le trop fameux « I want my money back ») en a fait l’une des plus ferventes opposantes à la construction européenne. Mais, contrairement à ce que l’on dit souvent, ce n’est par antipathie à la construction européenne, mais bien par crainte des dérives de cette même construction que Lady Thatcher demanda que l’on mette fin à la PAC. Il est incontestable que le système actuel est sclérosé, source de nombreuses dérives et, à terme, d’inégalités profondes. Par exemple, d’après l’économiste suédois Johan Norberg – se basant sur les statistiques de l’OCDE – 20% des producteurs agricoles européens les plus riches accaparent environ 80% des subventions de la PAC. Plus significatif: 40% du budget total de l’Union est redistribué à... moins de 1% de la population européenne!

          Même les adversaires du libéralisme ne peuvent que partager avec nous ce constat d’échec; la PAC, en plus d’être inutile et inefficace, est aussi source de très nombreuses inégalités.

          Pour résumer, avec sa politique agricole l’Union européenne montre bien son mépris du libre-échange (et son attachement à un protectionnisme économique qui n’a rien à voir avec le libéralisme authentique) ainsi que l’accroissement inconsidéré de la « technocratie » et de la « bureaucratie » communautaire.

          On pourrait multiplier les exemples en énumérant les innombrables politiques économiques artificielles de l’Union européenne: dans le domaine industriel, dans le domaine bancaire, dans le domaine monétaire... l’euro sera un autre bon exemple de notre propos.
 

Euro et banque centrale

          Nous n’avons certes pas la prétention de réaliser ici un cours d’économie, ni même d’étudier en profondeur la question du bien-fondé du choix, ou non, de la monnaie unique appelée « euro », là encore souvent critiquée par les libéraux(13). Nous n’en avons pas les compétences; aussi, nous nous bornerons à étudier si les choix économiques de l’Union européenne correspondent, ou non, aux grands principes du libéralisme classique et/ou du libertarianisme contemporain.

          Il existe désormais une « super » banque centrale, chapeautant les banques centrales nationales, la Banque centrale européenne. Création en soi purement artificielle, comme toutes les banques centrales (le marché pourrait s’en passer), les technocrates communautaires ont au moins désiré rendre cette banque centrale indépendante du pouvoir politique, ce qui est à saluer.

          En fait, l’Union européenne a conçu au fil des ans une Union économique et monétaire (l’UEM) dont les avantages sont, eux aussi, bien connus: adopter une monnaie unique en vue d’obtenir une vérité des prix au sein de l’Euroland tout en entraînant une réduction des coûts liés au change des monnaies et à la couverture des risques de change.

          Nous ne les remettons pas en cause; toutefois, l’euro – et, avant lui, l’écu (European Currency Unit), mais qui n’avait pas une utilisation forcée – est une monnaie purement « artificielle », tout le contraire d’une décision « spontanée » du marché.

          La question de l’euro correspond en fait à un choix monétaire entre des taux de change fixes et des taux de change flottants.

          Mais cela, quel homme politique l’a expliqué en ces termes?
 

« L’Union européenne est une organisation internationale dont la visée n’est pas la coopération intergouvernementale, mais l’intégration régionale d’États dans un ensemble institutionnel commun qui, jusqu'à présent, repose sur trois piliers... »


          Non, l’enjeu de ce débat était jugé bien trop macroéconomique pour les citoyens « abrutis » que nous sommes... Alors, on nous a joué le grand jeu, celui de l’euro symbole! et pas celui de l’euro monnaie. Or les libéraux savent bien, eux, que l’économie a des exigences que la politique ne peut pas balayer d’un revers de manche...

          Mais aux dires des politiques, l’euro avait vocation à résoudre – à lui seul – tous nos problèmes. Qu’en est-il aujourd’hui?

          Aujourd’hui, le constat contraire semble être, lui aussi, unanime, car c’est l’euro qui serait responsable de tous nos maux. Croissance en berne, résultats économiques peu satisfaisants, baisse du pouvoir d’achat... Du moins en France où la gauche comme la droite critiquent la banque centrale européenne et son euro « fort » (alors qu’Allemands et Espagnols n’y trouvent absolument rien à redire).

          Disons tout de suite que l’euro sert de bouc émissaire pour les politiciens nationaux. Car en fait, l’Union européenne sert aussi à « faire passer la pilule » lorsque des politiques rigoureuses doivent être prises; et plutôt que de dire que les hommes d’État français, de gauche comme de droite, ont engagé depuis la Libération, la France dans la spirale du déclin avec un modèle ouvertement socialiste, il est sans doute plus aisé de parler des diktats de Bruxelles. Bruxelles, dans le jargon mitterrandien-chiraquien qui est le nôtre depuis maintenant deux décennies, signifie autant « ultralibéralisme » que « capitalisme sauvage », ce qui est faux, bien entendu.

          Mais ce refus des changements est un mal français par excellence; Raymond Barre a dit un jour, et avec raison, que « [l]es Français sont heureux de leur médiocrité. Ils ont leurs petites habitudes, leurs petits avantages [...] ils n’ont pas envie de changer. Ils n’ont d’ailleurs aucune raison de vouloir changer: on ne leur demande pas d’effort. »

          Malgré tout, l’adoption de l’euro est-elle en soi une bonne chose?

          On peut, là encore, en douter fortement; sans aller trop loin dans les critiques, on peut dire que la monnaie unique a eu un effet léthargique sur notre univers macroéconomique.

          Certes, la monnaie est désormais gérée par une banque centrale indépendante du pouvoir, ce qui est préférable aux manipulations politiques. Certes, les politiques n’ont pas pu « faire marcher la planche à billets », et beaucoup ont alors applaudi le projet de monnaie unique.

          Néanmoins, certains ont sans doute porté trop d’espoirs dans cette nouvelle monnaie, à tel point que l’on a souvent cru que l’inflation disparaîtrait (comme par magie!) de l’Euroland.

          C’était sans compter sur les dérapages plus qu’impressionnants des finances publiques de nombreux États membres, la France en tête!

          Aussi, comme le résume avec justesse le professeur Caccomo(14), le problème de l’euro, c’est avant tout celui de l’inflation, dû principalement à la dérive des finances publiques(15).
 

          Avec l’euro, c’est l’inflation elle-même qui est déguisée. Elle est déguisée car son effet a disparu, mais non la cause: les finances publiques ne sont pas maîtrisées, notamment en France où le pouvoir politique peine à stopper la dérive de la dette publique. Or, en l’absence d’effets visibles, les agents ne peuvent même plus réagir, ils ne peuvent plus se rebiffer contre les dérèglements qui s’accumulent mais que l’on ne voit plus. [...] Tout le monde est alors victime d’illusion monétaire (on croit que l’Euro est fort) et les gouvernants sont pris à leur propre piège: en l’absence de réactions des acteurs de l’économie, rien ne peut enrayer les dérapages endogènes.

          La Banque centrale européenne, indépendante du pouvoir politique, fait son travail en surveillant scrupuleusement la masse monétaire en circulation. La masse monétaire étant stable, le niveau général des prix ne dérape plus. Pourtant, le pouvoir d’achat des ménages est affecté par la montée de prélèvements qui ne se voient plus mais dont la dérive exerce le même effet d’usure monétaire que l’inflation. L’inflation des prélèvements (cause de l’inflation) n’entraîne plus la montée des prix (effet) parce que la gestion de la Banque Centrale a été séparée de la gestion des budgets publics... Mais son effet ultime sur le pouvoir d’achat reste là tant que l’on n’aura pas supprimé la cause de l’inflation et non simplement ses différentes manifestations.

          L’euro n’est donc pas une « créature » libérale, comme il arrive que cela soit affirmé de manière péremptoire.

          Monnaie artificielle, monnaie cachant l’inflation, monnaie donnant l’illusion d’un authentique marché commun (alors que l’on constate toujours des différences entre les États membres, certains s’en tirant mieux que d’autres)... L’euro n’est pas la bonne monnaie qu’il fallait à l’Europe.

          Pas plus que l’Union européenne n’est l’ensemble institutionnel qu’il fallait à l’Europe.
 

Des principes juridiques malmenés

          Nous avons vu que l’Europe a mené des politiques économiques dirigistes contraires aux canons du libéralisme classique. Mais peut-être faudrait-il quitter l’économie pour pouvoir démontrer que, sur d’autres plans, notamment politiques et juridiques, l’Union européenne ne respecte pas, là non plus, les grands principes du libéralisme. Car, d’un strict point de vue juridique, qu’est-ce que l’Union européenne?

          L’Union européenne est une organisation internationale dont la visée n’est pas la coopération intergouvernementale, mais l’intégration régionale d’États dans un ensemble institutionnel commun qui, jusqu'à présent, repose sur trois piliers (le grand intérêt du projet, rejeté, de « constitution européenne » était la simplification de ce système par la disparition de ces trois piliers, refondés en un bloc unique).

          Le premier pilier, c’est la Communauté européenne (anciennement: la CEE). C’est le pilier le plus abouti au niveau de la communautarisation des prises de décision.

          Le deuxième et le troisième pilier sont moins étudiés, car ils sont encore largement dominés par des procédures de type intergouvernemental; il s’agit de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (CJAI), aujourd’hui: coopération policière et judiciaire en matière pénale (CJMP).

          Concernant donc la CE, ce sont les juges qui en ont, semble-t-il, donné la meilleure définition qui soit, à savoir qu’il s’agit d’une communauté « de durée illimitée, dotée d’attributions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et, plus précisément, de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté(16) ».

          Résumons. L’Union européenne, dont le fondement principal est la Communauté européenne, est une organisation internationale d’un type nouveau, mais n’étant pas un État, elle repose sur un principe juridique bien connu, le principe des compétences d’attribution, ce qui signifie simplement qu’il est nécessaire qu’un texte émanant de l’ensemble des États-membres existe et détermine un ensemble de compétences attribuées à l’Union européenne pour qu’elle soit compétente en ce domaine, et en ce domaine seulement.

          Les traités prévoient en effet que « [l]a Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire(17). »

          On a donc là l’émergence d’un second principe, le principe de subsidiarité selon quoi les décisions politiques doivent être prises aussi près que possible du citoyen. Concrètement, l’Union agira (sauf pour les domaines relevant de sa compétence exclusive) sur un sujet uniquement lorsque son intervention paraîtra plus efficace qu’une action entreprise à un niveau inférieur, qu’il soit d’ordre national, régional ou même, local.

          Malheureusement, la pratique a fortement tempéré ce principe, à tel point que le champ de compétence de l’Union a été étendu de manière extrêmement inquiétante...

          Ce fut d’abord l’oeuvre des États eux-mêmes, puisqu’ils décidèrent de multiplier les compétences de l’Union à chaque révision des traités institutifs comme ce fut le cas, par exemple, avec les « avancées » du traité de Maastricht qui constituèrent autant de nouvelles compétences attribuées à l’Union européenne (en politique, dans la protection des consommateurs, sur la question de l’environnement...), ou celles de l’Acte unique européen.

          Le déclin progressif de la notion de subsidiarité fut également l’oeuvre des juges communautaires. Ainsi, dans un arrêt célèbre de 1971, la Cour de justice considéra que les Communautés disposaient d’une compétence externe, bien que non prévue explicitement par le traité, dès lors qu’elles avaient déjà arrêté des règles communes internes(18). Dit autrement, l’Union européenne sera compétente au niveau international (pour ratifier des traités, par exemple) si elle détient une compétence identique au niveau interne (c’est-à-dire au niveau des États-membres). Cette règle, certes justifiée par les nécessités pratiques, n’en est pas moins contraire au principe originel et a de ce simple fait servi à accroître inconsidérément le rôle de l’Union sur des sujets qui n’auraient pas dû relever de son autorité.

          En outre, l’article 308 du traité CE, qui stipule que « [s]i une action de la Communauté apparaît nécessaire, pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent traité ait prévu les pouvoirs d’actions requis à cet effet, le Conseil statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après Consultation de l’Assemblée, prend les dispositions appropriées » a lui aussi été très largement entendu par la jurisprudence, puisque avec elle les « objets de la Communauté » ont pu trouver à s’appliquer dans de nombreux sujets, parfois très éloignés des objectifs initialement prévus...

          Comment se retrouver alors dans ce dédale d’expressions souvent complexes et parfois même, contradictoires? Comment s’y retrouver, sauf à mettre sur pied une armée de juristes, de techniciens et de bureaucrates, eux-mêmes assistés de lobbyistes de toutes sortes, qui décideront certes à la place des États nationaux, mais aussi – et c’est bien cela que le libéral doit critiquer – à la place du citoyen européen lambda?

          Dans une conférence conjointement organisée le 8 mars 2007 par les think tanks libéraux que sont les instituts Hayek, Turgot et Von Mises Europe, l’un des rares authentiques libéraux à avoir accédé à la charge de commissaire européen, Frits Bolkestein, a clairement réaffirmé la nécessité de mettre des bornes claires à la compétence du législateur communautaire:
 

          Il va sans dire que l’Union européenne est d’une immense valeur pour tous ceux qui vivent en Europe. Cela donne une grande importance au débat sur ce que l’Union devrait faire: se restreindre à ses activités principales, c'est-à-dire faciliter les échanges économiques entre États membres, résoudre les problèmes communs et créer des avantages d'échelle, en respectant le principe de subsidiarité, c'est-à-dire en laissant aux États membres ce qu'ils savent et peuvent faire bien, ou mieux. Ce principe a été plus appliqué en théorie qu'en pratique. Il existe des propositions pour intervenir sur le bon fonctionnement de l’énergie dans les immeubles, le surendettement des consommateurs, les accidents domestiques, la teneur en graisse des aliments, le harcèlement sexuel, le temps de travail... Or l’Union ne devrait pas être impliquée dans tous ces domaines(19).

          Malheureusement, plus les compétences de l’Union sont étendues, plus le législateur communautaire peut prendre d’actes réglementaires de toute sorte. Ainsi, il est établi que près de 80% des lois qui sont prises aujourd’hui en France ont pour origine la transposition d’une directive ou l’approfondissement d’une mesure arrêtée par les décideurs politiques de l’Union européenne; de fait, seule une infime minorité des décisions « nationales » sont réellement prises au niveau national.

          Alors, pourquoi encore élire des députés en France? Pour les 20% de lois restantes? Quel intérêt! En théorie, il suffirait de voter aux élections européennes, et à elles seules, pour voir son pays convenablement dirigé... mais n’est-ce pas là le risque d’une désintégration de l’Europe justement, par la disparition progressive des entités nationales(20)?

          De plus, il faut convenir que le fonctionnement de l’Union est assez obscur dans la tête des citoyens européens, contrairement à ce qui se passe dans les parlements nationaux où les citoyens sont tout au moins familiarisés avec les grands débats qui les concernent.

          L’Union européenne ne devrait pas perdre sont temps à préparer une fiscalité unique, à rédiger un code civil européen, à superviser une politique écologique commune ou encore, à planifier la politique industrielle européenne car dans toutes ces matières chaque État (et à l’intérieur de lui, la somme des individus qui forment ce que les libéraux appellent la grande société, la société civile ou encore, le marché) est à même de mener à bien les tâches qui s’avéreront nécessaires.

          En revanche, l’Union européenne a une vocation toute trouvée dans ce que ces mêmes individus, dispersés dans des États différents, ne peuvent pas faire, par exemple, en luttant contre le crime organisé ou le terrorisme international. En abolissant les frontières et les contrôles douaniers, suite à ce qui avait été inconsidérément promis avec les accords de Schengen en 1985, l’Union européenne a certes « triomphé » sur les États, mais elle n’a pas assumé la responsabilité nouvelle qui aurait du être la sienne. Car la CPJMP est encore très largement dans les limbes.

          Plus concrètement, le trafic international de stupéfiants, la cyber-pédophilie, l’esclavage forcé de femmes originaires d’Europe de l’Est dans d’immenses baisodromes d’Europe de l’Ouest, l’islamisme qui frappe aveuglément sur le sol d’Europe au nom de sa haine des « juifs » et des « croisés », voilà ce qui devrait occuper les bureaucrates européens, voilà ce qui est conforme au principe de subsidiarité bien compris.

          Or, que voit-on? Le vide absolu. Les hésitations des États, les tergiversations des ministères, les tâtonnements des bureaucrates, l’exaspération des juges et des policiers. L’Europe est « bloquée », elle ne peut plus avancer. Et si la liberté d’aller et venir est consacrée par l’Union européenne, on voit mal les progrès qui ont été réalisés en pratique concernant le mandat d’amener européen(21)...

          En fait, on nous explique à longueur de journée qu’il est difficile de faire face à la menace terroriste ou de mener une politique pénale commune, mais l’on voit combien il est facile de trouver une unanimité au sein de l’Union lorsqu’il s’agit de réglementer l’économie et la vie des citoyens ordinaires, que ce soit en empêchant l’expérimentation scientifique sur les OGM, en fixant des critères sur ce que doit être, en Europe, du « chocolat » ou encore, un « bec de radiateur », en érigeant des barrières tarifaires iniques, en sanctionnant – sans raison juridique valable – le géant de l’informatique Microsoft ou en créant une énième « éco-taxe » pesant sur le contribuable européen.

          Toutes ces directives, ces règlements, ces décisions, ces avis et autres recommandations, ces actes de toutes sortes sont parfois totalement inutiles, si ce n’est même, dangereux pour la cohérence et la valeur de notre droit!

          Alors, quelle conclusion tirer de cette évolution qui tend à faire apparaître, lentement mais sûrement, au-dessus des anciens États membres, vidés de leurs prérogatives, un « super » État européen?

          Nous pouvons affirmer que le socialiste verra dans le mécanisme communautaire un adversaire de taille si les conservateurs tiennent les rênes de l’Europe, et au contraire un formidable outil de redistribution des richesses et de « justice sociale » si les forces de gauche arrivent à être majoritaires aux prochaines élections européennes...

          Le conservateur, qu’il soit français, allemand ou italien, y verra certainement une perte de la souveraineté nationale et pestera contre les technocrates de Bruxelles, leur préférant – et de loin! – des technocrates « bien de chez nous », qu’ils soient parisiens, berlinois ou romains.

          Le libéral ne peut certainement pas s’en tenir à de telles considérations.

          En fait, l’Europe est tout à la fois un formidable levier politique, ainsi qu’une nouvelle forme de contrainte, acceptable si, et seulement si, elle correspond bien à l’idéal de la Rule of Law – le pouvoir contenu, limité et sanctionné par le Droit.

          Or, est-ce bien le cas? On peut en douter.
 

La complexité du fonctionnement de l’Union

          Les institutions communautaires fonctionnent selon un schéma assez difficile à comprendre pour le profane (mais aussi sans doute pour les spécialistes eux-mêmes?), et encore plus difficile à expliquer. La prise de décision au niveau communautaire ne correspond pas, d’une part, à une séparation nette entre les pouvoirs exécutifs et législatifs et, d’autre part, les procédures usitées varient en fonction du domaine concerné: consultation, avis conforme, codécision... autant de manières différentes d’agir.

          Autant d’embauche de personnel spécialisé dans le traitement de ces procédures spéciales. Autant de « super » fonctionnaires supplémentaires.

          Car il ne faut pas le nier, le fonctionnement de l’Union européenne est des plus complexes, notamment en ce qui concerne les relations entre l’Exécutif et le Législatif.

          D’après l’article 7 du traité instituant la communauté européenne,
 

[l]a réalisation des tâches confiées à la Communauté est assurée par:

          – un Parlement européen,
          – un Conseil,
          – une Commission,
          – une Cour de Justice,
          – une Cour des Comptes.

Chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par le présent traité. Le Conseil et la Commission sont assistés d'un Comité économique et social et d'un Comité des régions exerçant des fonctions consultatives.

          Rappelons juste qu’il existe d’autres structures – d’autres « machins » administratifs, en fait – comme le COREPER (Comité des représentants permanents), ou encore une COSAC (Conférence des organes des parlements spécialisés dans les affaires communautaires), etc., etc.

          Pour simplifier, on pourra dire que le Conseil de l’Union européenne – qu’il ne faut pas confondre avec le Conseil européen, centre d’impulsion des politiques communautaires –, composé de représentants des États membres, est l’institution décisionnelle principale de l’Union; il incarne le pouvoir législatif.

          Le Parlement, qui représente le peuple européen, joue, lui aussi, un rôle important dans la prise des décisions, surtout depuis la généralisation du vote selon le mécanisme de la codécision.

          Le pouvoir d’exécution de la législation communautaire tient dans la Commission européenne, qui représente les intérêts de l’Union, et non ceux des États. Malheureusement, il s’agit là encore largement de voeux pieux puisque chaque État essaie d’avoir un commissaire de sa propre nationalité, les grands États refusant d’abandonner un poste au profit des plus petits États (dont les demandes sont, il faut l’avouer, bien souvent exagérées).

          Dans les faits, la technostructure communautaire a permis l’émergence d’une approche floue que l’on appelle « comitologie » et qui consiste en un contrôle de la Commission européenne dans ses fonctions d’exécutif par des comités, comités composés principalement de fonctionnaires nationaux issus des États membres... Cela n’a bien sûr rien de libéral, les libéraux étant d’ailleurs bien connus pour leur opposition constante aux administrations obscures et à leur jargon inintelligible.

          L’Acte unique européen et l'introduction de l'article 202 du traité CE ont donné à la procédure de comitologie une base juridique formelle avant que le Conseil n’adopte, le 13 juillet 1987, la décision no 373/87 – connue sous le nom de Décision comitologie – qui a posé les bases de l’existence de multiples comités, comités consultatifs, de comités de gestion et de comités réglementaires.

          Ce texte forme du droit positif, à ce titre rigoureusement applicable. Néanmoins, il a été contesté par le Parlement européen, qui critiquait l’obscurité de ces prétendus contrôles, notamment par un important recours devant la Cour de justice en date du 2 octobre 1987 où le Parlement faisait notamment grief à la décision de permettre au Conseil de maintenir la structure – qu’elle jugeait « chaotique » – de plus de trois cents comités(22), dont le citoyen européen ne sait, à vrai dire, pas grand-chose. Contre toute attente, ce recours a été déclaré irrecevable par les juges(23).

          Bon exemple de « l’État de droit » communautaire!
 

Conclusion

          Cet exposé est bien évidemment incomplet.

          Nous n’avons pas fait part des « bons côtés » de la politique communautaire, et pourtant il y en a: c’est le cas du principe de sécurité juridique ou de certaines directives nécessaires (quand elles sont conformes au principe de subsidiarité). Sans compter que, face aux dérives surprenantes des gouvernements des États « classiques », notamment en matière budgétaire, l’Union européenne pourrait même surprendre par son intégrité, due en partie à des exigences extrêmement sévères en la matière, que de nombreux États devraient prendre en exemple. Que l’on pense, tout simplement, à l’obligation de l’équilibre budgétaire(24), qui ne saurait que ravir les libéraux!

          Nous n’avons pas non plus cité les innombrables errements dont l’Union européenne est la seule responsable, que ce soit concernant la frénésie législative et, paradoxalement, la codification extrêmement lente du droit européen, les dangers de l’harmonisation juridique, les effets doublons, les innombrables « machins » administratifs qui empiètent sur les compétences les unes des autres ou encore, les abus quotidiens (pensez simplement aux frais liés à la traduction obligatoire de tous les traités dans toutes les langues de l’Union...).

          Objectivement, il ne s’agit pas de blâmer l’Union européenne pour ce qu’elle est; il s’agit de bien comprendre tout ce qu’implique une telle construction politique aujourd’hui: les planificateurs modernes, qu’ils se disent socialistes ou parfois même, conservateurs, entendent ôter aux individus leur liberté et leur responsabilité. Mais comme l’heure n’est plus aux rêves totalitaires d’un État surpuissant, ils ont décidé d’agir de manière moins catégorique, mais plus insidieuse: la réglementation, l’organisation, l’harmonisation, l’orientation, l’assistance, une logorrhée bureaucratique faite d’agences et d’organismes spécialisés qui ont remplacé le terme, aujourd’hui odieux, de « planification ».

          Pourtant, rien n’a changé. Et, bien que notre marge de manoeuvres soit assez limitée, il faut au moins être conscient d’une chose: l’Union européenne peut être un incroyable levier de libertés nouvelles, mais elle est aussi un nouvel adversaire tendant à étouffer chaque jour un peu plus les individus sous la réglementation contraignante de l’État, témoin une inflation législative que l’on pourra difficilement contenir par la suite.

          Pour conclure, comment ne pas citer cet aphorisme de Friedman: « L'économie libre donne aux gens ce qu'ils veulent, et non pas ce que tel groupe particulier pense qu'ils devraient vouloir; en fait, ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c'est le manque de foi dans la liberté elle-même. »

          Les partisans de l’Union européenne n’ont-ils pas confiance dans les mérites de la liberté?
 
 

1. Il est à noter que d’autres facteurs ont eu une importance toute aussi importante, si ce n’est plus: par exemple, la logique de la guerre froide, si bien résumée par Raymond AARON dans son fameux « paix impossible, guerre improbable », et qui correspondait à « l’équilibre de la terreur » entre l’OTAN, d’une part, et les États réunis par le Pacte de Varsovie, d’autre part, ne doit pas être oubliée.
2. Robert SCHUMAN: déclaration, 9 mai 1950.
3. C’est effectivement là le fondement de nombreuses thèses de science politique telle que celle, défendue aujourd’hui par le professeur Michael DOYLE pour qui une guerre opposant des démocraties reposant sur un système économique de marché libre est virtuellement impossible.
4. Charles de GAULLE: conférence de presse, Paris, 16 mai 1967.
5. Projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, art. I-3 § 1.
6. Edmund BURKE: Reflections on the Revolution in France, 1790.
7. Version consolidée du traité instituant la Communauté européenne, première partie, art. 2.
8. Au moment de la rédaction d’un traité international appelé « Constitution européenne », une controverse est née sur le point de savoir si le préambule du traité devait indiquer, ou non, que l’Europe reconnaissait (à côté de l’Antiquité et des acquis du siècle des Lumières) ses « racines judéo-chrétiennes ». Assez étrangement, et bien que cette proposition soit de l’ordre de la constatation historique la plus banale, certains y ont vu un moyen d’inféoder l’Europe à la chose religieuse... Le débat a donc principalement porté sur la question de savoir s’il était judicieux de rappeler les racines historiques et culturelles de l’Europe; plus largement, il s’agissait de savoir si l’Europe était le produit d’une histoire multiséculaire, plutôt que le produit de la seule volonté de quelques technocrates et de politiciens. Bien sûr, les partisans de la seconde approche ont gagné!
9. Pour élargir ce sujet, Philippe NEMO: Qu’est-ce l’Occident? P.U.F., 2004. L’auteur est l’un des meilleurs connaisseurs français de Friedrich A. von HAYEK.
10. Joël RIDAU: Droit institutionnel de l’Union et des Communautés européennes, 2006.
11. Voir, par exemple, le rapport des ordo-libéraux allemands de l’Institut de recherche de politique économique de Francfort, le KRONBERGER KREIS: Pour une nouvelle orientation de la PAC, 1985. Ils affirmaient notamment que « [l]a PAC ne s’est pas révélée être un trait d’union, mais une charge explosive au sein de la Communauté ». L’avenir leur a donné raison (voyez leurs craintes concernant la bureaucratie croissante, les dégâts environnementaux et les dépenses irréfléchies).
12. KRONBERGER KREIS: Pour une nouvelle orientation de la PAC, 1985.
13. On consultera avec intérêt, sur le site du Québécois libre, l’article de Thibaut ANDRE: « L’euro, aspiration réelle des peuples européens? » ainsi que l’oeuvre de l’économiste Charles GAVE (libéral opposé à l’euro).
14. Jean-Louis CACCOMO: « Histoire des relations tumultueuses entre monnaie et finances publiques », revue Sociétal, publication 2007.
15. À titre d’exemple, les dépenses publiques en France représentent 53,4% du PIB contre 40,8% pour la moyenne de l’OCDE. En revanche, le chômage en France atteint les 10% quand la moyenne OCDE se stabilise autour de 6% (chiffres 2004).
16. Cour de Justice des communautés européennes: arrêt Flamino Costa c. ENEL, Aff. 6/64, 15 juillet 1964.
17. Version consolidée du traité instituant la Communauté européenne, première partie, art. 5 § 1 et 2.
18. CJCE: arrêt Commission c. Conseil, dit Accord Européen sur les Transports Routiers, ou « arrêt AETR », Aff. 22/70, 31 mars 1971.
19. Frits BOLKESTEIN: L'Union européenne aujourd'hui, 2007.
20. Dans son discours précité, M. BOLKESTEIN affirmait que « [l]’Union européenne est un groupe d'États qui ont décidé de mener à bien certaines tâches de façon fédérale, comme le commerce et la politique de concurrence. Le cadre fédéral s'applique, bien sûr, au Parlement européen, à la Cour européenne de justice et à la BCE. Mais l’Union ne deviendra jamais une fédération avec un gouvernement fédéral, une armée fédérale et une personnalité internationale unique. Les États membres ne le veulent pas [...] même si Joschka Fischer [...] a parlé il y a quelques années d'une "fédération d'États-nations", un concept contradictoire dans les termes. En l’utilisant, M. Fischer a sous-estimé son public. C'est un exemple de l’euro-babillage que d'autres politiciens ont malheureusement imité. Il serait risqué de travailler à une Europe fédérale car elle pourrait, par réaction, aller vers la désintégration. »
21. Il s’agit d’une excellente mesure procédurale qui tend à se substituer aux anciennes procédures d’extradition. Cependant, il s’agit d’une attente déjà ancienne des professionnels du droit, récemment mise en oeuvre mais dont les critères sont, il faut l’avouer, assez restrictifs, et qui en outre est assez marginale. Par exemple, les magistrats français n’hésitent pas à empêcher à la justice espagnole de juger chez elle un activiste basque de nationalité espagnole reconnu comme appartenant à l’ETA, association terroriste, au motif qu’il a commis une partie des délits qui lui sont reprochés au pays basque français...
22. Ce qui n’est guère étonnant lorsque l’on sait que, en plus des multiples comités originels (Comité spécial de l’agriculture, de la recherche, de l’éducation, des affaires culturelles, des transports, de la protection de santé sur les lieux de travail, des douanes...), le Conseil crée librement des comités dans le cadre de ses délégations de pouvoir qu’il opère au profit de la Commission des Communautés européennes!
23. CJCE: arrêt Parlement c. Conseil, Aff. 302/87, 27 septembre 1988. On notera toutefois qu’une nouvelle décision Comitologie 1999/468/CE a été adoptée le 28 juin 1999, mais nombre de ses dispositions ne sont pas juridiquement contraignantes. En outre, c’est un texte de compromis uniquement... Le sujet n’a donc pas été éclairci, et surtout pas par les juges.
24. Voir, art. 286 § 2, traité CE, selon quoi « [l]e budget doit être équilibré en recettes et en dépenses ». Un pays comme la France, par exemple, n’a pas constitutionnalisé ce principe.

 

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