| Pour 
					simplifier le raisonnement, nous pouvons un moment mettre de 
					côté toutes les considérations qui montrent les erreurs du 
					traitement populaire du problème et demander: lequel de ces 
					deux facteurs, main-d'oeuvre ou capital, a-t-il entraîné 
					l'accroissement de productivité? Or précisément, si nous 
					posons la question de cette façon, la réponse doit être: le 
					capital. Ce qui fait que la production totale des États-Unis 
					d'aujourd'hui est plus élevée (par tête de main-d'oeuvre 
					employée) que celle des époques passées ou que celle des 
					pays économiquement arriérés – comme la Chine, par exemple 
					[La Mentalité anti-capitaliste 
					a été publié en 1956] – 
					est le fait que le travailleur américain contemporain a à sa 
					disposition davantage et de meilleurs outils. Si 
					l'équipement du capital (par tête d'ouvrier) n'était pas 
					plus abondant qu'il ne l'était il y a trois cents ans ou 
					qu'il ne l'est aujourd'hui en Chine, la production (par tête 
					d'ouvrier) ne serait pas plus grande. Ce qui est nécessaire 
					pour augmenter, en l'absence d'un accroissement du nombre de 
					travailleurs employés, le montant total de la production 
					industrielle de l'Amérique, c'est l'investissement de 
					capitaux supplémentaires, qui ne peuvent être accumulés que 
					par davantage d'épargne. Ce sont ceux qui épargnent et qui 
					investissent qu'il faut remercier pour la multiplication de 
					la productivité de la force de travail totale.
 
 Ce qui fait monter le 
					taux des salaires et alloue aux salariés une part sans cesse 
					croissante de la production accrue grâce à l'accumulation de 
					capitaux additionnels, c'est le fait que le taux 
					d'accumulation du capital dépasse le taux d'accroissement de 
					la population. La doctrine officielle passe sous 
					silence, voire le nie catégoriquement. Mais la politique des 
					syndicats montre clairement que leurs dirigeants sont 
					pleinement conscients que la théorie qu'ils dénoncent 
					publiquement comme apologétique bourgeoise est correcte. Ils 
					désirent restreindre le nombre des chercheurs d'emplois dans 
					l'ensemble du pays par des lois anti-immigration et dans 
					chaque branche du marché du travail en empêchant l'arrivée 
					de nouveaux venus.
 
 Que l'augmentation des 
					taux de salaire ne dépende pas de la « productivité » du 
					travailleur individuel, mais de la productivité marginale du 
					travail, a été clairement démontré par le fait que les taux 
					des salaires ont également grimpé dans les emplois où la 
					« productivité » de l'individu n'a pas changé du tout. Il y 
					a quantité de tels métiers. Un barbier rase de nos jours un 
					client exactement de la même façon que ses prédécesseurs le 
					faisaient il y a deux siècles. Un maître d'hôtel attend à la 
					table du premier ministre britannique de la même manière que 
					les maîtres d'hôtel qui servaient autrefois Pitt et 
					Palmerston. Dans l'agriculture, certains travaux sont encore 
					accomplis avec les mêmes outils et de la même façon qu'il y 
					a plusieurs siècles. Et pourtant les taux des salaires 
					touchés par tous ces travailleurs sont aujourd'hui bien plus 
					élevés qu'ils ne l'étaient par le passé. Il en est ainsi 
					parce qu'ils sont déterminés par la productivité marginale 
					du travail. L'employeur d'un maître d'hôtel veut éviter que 
					cet homme parte travailler dans une usine et doit donc payer 
					l'équivalent d'une augmentation de production que l'emploi 
					additionnel d'une personne apporterait dans une usine. Ce 
					n'est nullement un quelconque mérite de la part du maître 
					d'hôtel qui cause la hausse de son salaire, mais le fait que 
					l'augmentation du capital investi dépasse l'accroissement du 
					nombre de paires de bras.
 
 Toutes les doctrines 
					pseudo-économiques dévalorisant l'épargne et l'accumulation 
					de capital sont absurdes. Ce qui constitue la grande 
					richesse de la société capitaliste par rapport à la richesse 
					plus faible d'une société non capitaliste, c'est le fait que 
					la quantité de biens du capital disponibles est plus élevée 
					dans la première que dans la seconde. Ce qui a amélioré le 
					niveau de vie des salariés est le fait que l'équipement en 
					capital par tête d'homme désireux de toucher un salaire a 
					augmenté. C'est en raison de ce fait qu'une part de plus en 
					plus grande du montant total des biens utilisables produits 
					va aux salariés. Aucune des tirades enflammées de Marx, 
					Keynes et d'une foule d'auteurs moins connus n'a pu montrer 
					le moindre point faible dans l'affirmation selon laquelle il 
					n'y a qu'une manière d'augmenter les taux de salaire de 
					manière permanente et au bénéfice de tous ceux voulant 
					toucher un salaire – à savoir accélérer l'accroissement du 
					capital disponible rapporté à la population. Si cela est 
					« injuste », alors la responsabilité en incombe à la nature 
					et non à l'homme.
 
 
						
							| 4. Le « préjugé bourgeois » de 
							la liberté  |            
					L'histoire de la civilisation occidentale est celle d'une 
					lutte incessante pour la liberté.
 La coopération sociale 
					dans le cadre de la division du travail est l'unique et 
					ultime source du succès de l'homme dans son combat pour la 
					survie et dans ses efforts pour améliorer autant que 
					possible les conditions matérielles de son bien-être. Mais, 
					la nature humaine étant ce qu'elle est, la société ne peut 
					pas exister s'il n'y a pas de dispositions prises pour 
					empêcher des individus indisciplinés d'entreprendre des 
					actions incompatibles avec la vie en communauté. Afin de 
					préserver la coopération pacifique, il faut être prêt à 
					avoir recours à la suppression violente de ceux qui 
					perturbent la paix. La société ne peut se passer d'un 
					appareil social de coercition et de contrainte, c'est-à-dire 
					d'un État et d'un gouvernement. Un nouveau problème se pose 
					alors: comment faire en sorte que les hommes en charge des 
					fonctions gouvernementales n'abusent pas de leur pouvoir et 
					ne transforment pas en pratique les autres individus en 
					esclaves. Le but de toutes les luttes pour la liberté est de 
					maintenir dans certaines limites les défenseurs armés de la 
					paix, les gouvernants et leurs agents. Le concept politique 
					de liberté individuelle signifie liberté vis-à-vis d'une 
					action de la part des pouvoirs de police.
 
 L'idée de liberté est et 
					a toujours été particulière à l'Occident. Ce qui sépare 
					l'Orient et l'Occident est avant tout le fait que les 
					peuples de l'Orient n'ont jamais conçu l'idée de la liberté. 
					La gloire impérissable des Grecs antiques fut d'être les 
					premiers à saisir la signification et l'importance des 
					institutions garantissant la liberté. Les recherches 
					historiques récentes ont fait remonter l'origine de 
					certaines réalisations scientifiques auparavant attribuées 
					aux Hellènes à des sources orientales. Mais personne n'a 
					jamais contesté que l'idée de la liberté trouve son origine 
					dans les cités de la Grèce antique. Les écrits des 
					philosophes et historiens grecs la transmirent aux Romains, 
					puis plus tard à l'Europe moderne et à l'Amérique. Elle 
					devint une préoccupation essentielle de tous les plans 
					occidentaux pour établir la bonne société. Elle engendra la 
					philosophie du laissez-faire à laquelle l'humanité doit 
					toutes les réussites sans précédent de l'âge du capitalisme.
 
 Le but des institutions 
					politiques et judiciaires modernes est de sauvegarder la 
					liberté des individus contre les empiètements de la part du 
					gouvernement. Le gouvernement représentatif et l'État de 
					droit, l'indépendance des cours et des tribunaux par rapport 
					à l'interférence des agences administratives, l'habeas 
					corpus, l'examen juridique et le redressement des 
					erreurs de l'administration, la liberté d'expression et de 
					la presse, la séparation de l'Église et de l'État, ainsi que 
					de nombreuses autres institutions visaient à un seul 
					objectif: limiter le pouvoir discrétionnaire des 
					fonctionnaires et mettre les individus à l'abri de 
					l'arbitraire. L'époque du capitalisme a aboli tous les 
					vestiges de l'esclavage et de la servitude. Elle a mis fin 
					aux punitions cruelles et a réduit la peine pour les crimes 
					commis au minimum indispensable pour décourager les 
					délinquants. Elle a éliminé la torture et autres méthodes 
					contestables infligées aux suspects et aux contrevenants.
 
 Elle a repoussé tous les 
					privilèges et promulgué l'égalité de tous devant la loi. 
					Elle a transformé les sujets de la tyrannie en citoyens 
					libres.
 
 Les améliorations 
					matérielles furent le fruit de ces réformes et de ces 
					innovations concernant la direction des affaires du 
					gouvernement. Comme tous les privilèges disparurent et que 
					tout le monde avait obtenu le droit de contester les 
					intérêts établis de tous les autres, on laissa les mains 
					libres à tous ceux qui avaient l'ingéniosité nécessaire pour 
					développer toutes les nouvelles industries qui rendent 
					aujourd'hui les conditions matérielles du peuple plus 
					satisfaisantes. Le chiffre de la population s'est multiplié 
					et pourtant la population plus nombreuse a pu bénéficier 
					d'une vie meilleure que ses aïeux.
 
 Il y a également toujours 
					eu dans les pays de la civilisation occidentale des avocats 
					de la tyrannie – de la loi de l'arbitraire absolu d'un 
					autocrate ou d'une aristocratie d'un côté, de la sujétion de 
					tous les autres de l'autre. Mais à l'époque des Lumières, 
					ces voix devinrent de plus en plus rares. La cause de la 
					liberté prévalut. Dans la première partie du XIXe siècle, 
					l'avancée victorieuse du principe de liberté semblait être 
					irrésistible. Les philosophes et les historiens les plus 
					éminents avaient la conviction que l'évolution historique 
					tendait à l'établissement d'institutions garantissant la 
					liberté et qu'aucune intrigue et aucune machination de la 
					part des champions de la servilité ne pourraient empêcher 
					cette tendance vers le libéralisme.
 
 En traitant de la 
					philosophie sociale libérale, il existe une disposition à ne 
					pas voir le pouvoir d'un facteur important qui oeuvra en 
					faveur de l'idée de liberté, à savoir le rôle éminent joué 
					par la littérature de la Grèce antique dans l'éducation de 
					l'élite. Parmi les auteurs grecs, il y avait aussi des 
					champions de l'omnipotence du gouvernement, comme Platon. 
					Mais la teneur principale de l'idéologie grecque était la 
					poursuite de la liberté. D'après les critères des 
					institutions modernes, les cités grecques doivent être 
					considérées comme des oligarchies. La liberté que les hommes 
					d'État, philosophes et historiens grecs ont glorifiée comme 
					étant le bien le plus précieux de l'homme, était un 
					privilège réservé à une minorité. En la déniant aux métèques 
					et aux esclaves, ils défendaient en fait la loi despotique 
					d'une caste héréditaire d'oligarques. Ce serait pourtant une 
					sérieuse erreur de considérer leurs hymnes à la liberté 
					comme des mensonges. Ils n'étaient pas moins sincères dans 
					leurs louanges et dans leur recherche de la liberté que ne 
					l'étaient, deux mille ans plus tard, les propriétaires 
					d'esclaves qui signèrent la Déclaration d'Indépendance 
					américaine. Ce fut la littérature politique des Grecs 
					antiques qui donna naissance aux idées des Monarchomaques, à 
					la philosophie des Whigs, aux doctrines d'Althusius, de 
					Grotius et de John Locke, à l'idéologie des pères des 
					constitutions modernes et des déclarations des droits. Ce 
					furent les études classiques, caractéristique essentielle de 
					l'éducation libérale, qui maintint vivant l'esprit de 
					liberté dans l'Angleterre des Stuarts, dans la France des 
					Bourbons et dans l'Italie soumise au despotisme d'une 
					constellation de princes. Un homme comme Bismarck, qui était 
					avec Metternich le principal ennemi de la liberté parmi les 
					hommes d'État du XIXe siècle, témoigne du fait que, même 
					dans la Prusse de Frédéric-Guillaume III, le Gymnasium, 
					éducation basée sur la littérature grecque et romaine, fut 
					un bastion du républicanisme(4). 
					Les tentatives passionnées visant à éliminer les études 
					classiques du cursus de l'éducation libérale et à détruire 
					ainsi en réalité sa véritable nature constituèrent l'une des 
					manifestations principales du renouveau de l'idéologie 
					servile.
 
 C'est un fait qu'il y a 
					une centaine d'années seules quelques personnes anticipaient 
					la force irrésistible que les idées antilibérales étaient 
					destinées à acquérir en très peu de temps. L'idéal de la 
					liberté semblait être si fermement enraciné que tout le 
					monde pensait qu'aucun mouvement réactionnaire ne pourrait 
					jamais réussir à l'éradiquer. Il est vrai que c'eût été une 
					aventure sans espoir que d'attaquer ouvertement la liberté 
					et de défendre sincèrement un retour à la sujétion et à 
					l'esclavage. Mais l'antilibéralisme s'empara des esprits en 
					se camouflant comme super-libéralisme, comme la réalisation 
					et le couronnement des idées mêmes de la liberté. Il arriva 
					déguisé en socialisme, communisme, planisme.
 
 Aucun homme intelligent 
					ne pouvait manquer de comprendre que les socialistes, les 
					communistes et les planificateurs visaient à l'abolition la 
					plus radicale de la liberté individuelle et à établir 
					l'omnipotence du gouvernement. Pourtant, l'immense majorité 
					des intellectuels socialistes étaient convaincus qu'en 
					luttant en faveur du socialisme ils se battaient pour la 
					liberté. Ils se disaient eux-mêmes de gauche et démocrates, 
					et revendiquent même de nos jours pour eux l'épithète « 
					libéral ». Nous avons déjà traité des facteurs 
					psychologiques qui affaiblirent le jugement de ces 
					intellectuels et des masses qui les suivirent. Dans leur 
					subconscient, ils comprenaient parfaitement le fait que leur 
					échec à atteindre les vastes buts que leur ambition les 
					poussait à poursuivre était dû à leurs propres 
					insuffisances. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient soit 
					pas assez intelligents soit pas assez travailleurs. Mais ils 
					ne voulaient pas s'avouer leur infériorité, ni l'avouer à 
					leurs semblables, et cherchèrent un bouc émissaire. Ils se 
					consolaient et essayaient de convaincre les autres que la 
					cause de leur échec n'était pas leur propre infériorité mais 
					l'injustice de l'organisation économique de la société. Avec 
					le capitalisme, déclaraient-ils, la réalisation de ses 
					objectifs n'est possible que pour un petit nombre. « La 
					liberté dans une société de laissez-faire ne peut être 
					atteinte que par ceux qui ont la richesse ou l'occasion de 
					l'obtenir. »(5) 
					Ainsi, concluaient-ils, l'État doit intervenir afin de 
					réaliser la « justice sociale » – ce qu'ils veulent dire en 
					réalité étant: afin de donner à la médiocrité frustrée 
					« selon ses besoins ».
 
 Tant que les problèmes du 
					socialisme n'étaient qu'un sujet de débats, les gens 
					manquant de discernement et de compréhension pouvaient être 
					victimes de l'illusion que la liberté pourrait être 
					préservée dans un régime socialiste. Une telle illusion ne 
					peut plus être entretenue depuis que l'expérience soviétique 
					a montré à tout le monde quelles sont les conditions dans 
					une communauté socialiste.
 
 Aujourd'hui, les 
					apologistes du socialisme sont forcés de déformer les faits 
					et de dénaturer la signification des mots quand ils veulent 
					faire croire à la compatibilité du socialisme et de la 
					liberté.
 
 Feu le professeur Laski – 
					qui fut en son temps un membre éminent et le président du 
					Parti travailliste britannique, soi-disant non communiste, 
					voire anticommuniste – nous disait qu'il n'y avait « aucun 
					doute qu'en Russie soviétique un communiste a un sentiment 
					total de liberté et il a également sans aucun doute le 
					sentiment aigu que la liberté lui est refusée dans l'Italie 
					fasciste »(6). 
					La vérité est qu'un Russe est libre d'obéir à tous les 
					ordres édictés par ses supérieurs. Mais dès qu'il s'écarte 
					d'un centième de centimètre de la bonne façon de penser 
					telle qu'elle est établie par les autorités, il est liquidé 
					sans merci. Tous les politiciens, fonctionnaires, auteurs, 
					musiciens et scientifiques qui furent « purgés » n'étaient – 
					à coup sûr – pas des anticommunistes. Ils étaient, au 
					contraire, des communistes fanatiques, des membres 
					importants du parti, que les autorités suprêmes, en 
					reconnaissance de leur loyauté envers les principes 
					soviétiques, avaient promus à des postes élevés. Leur seule 
					infraction était de n'avoir pas su adapter assez rapidement 
					leurs pensées, politiques, livres ou compositions aux 
					derniers changements des idées et des goûts de Staline. Il 
					est difficile de croire que ces gens avaient « un sentiment 
					total de liberté » si l'on n'attache pas au mot de 
					liberté un sens qui est précisément le contraire de 
					celui que tout le monde lui avait toujours attaché.
 
 L'Italie fasciste était 
					certainement un pays où il n'y avait pas de liberté. Elle 
					avait adopté le célèbre modèle soviétique du « principe du 
					parti unique » et supprimait en conséquence toutes les idées 
					dissidentes. Il y avait pourtant une différence manifeste 
					entre les applications bolchevique et fasciste de ce 
					principe. Par exemple, il y avait en Italie un ancien membre 
					du groupe parlementaire des députés communistes, qui resta 
					loyal jusqu'à sa mort aux principes communistes, le 
					professeur Antonio Graziadei. Il touchait une pension du 
					gouvernement à laquelle il avait droit comme professeur 
					émérite, et était libre d'écrire et de publier, chez un des 
					éditeurs italiens les plus importants, des livres marxistes 
					orthodoxes. Son absence de liberté était certainement moins 
					grande que celle des communistes russes qui, comme le 
					professeur Laski avait choisi de le dire, avaient « sans 
					doute » « un sentiment total de liberté ».
 
 Le professeur Laski 
					prenait plaisir à répéter le truisme selon lequel la liberté 
					signifie toujours en pratique la liberté au sein de la loi. 
					Il ajoutait que la loi vise toujours à « assurer la sécurité 
					d'un mode de vie jugé satisfaisant par ceux qui dominent la 
					machine de l'État »(7). 
					C'est une description correcte des lois d'un pays libre si 
					elle signifie que la loi vise à protéger la société contre 
					les conspirations voulant enflammer la guerre civile et 
					renverser le gouvernement par la violence. Mais le 
					professeur Laski commet une grosse erreur quand il ajoute 
					que dans une société capitaliste « un effort de la part du 
					pauvre pour modifier de manière radicale les droits de 
					propriété du riche met immédiatement en danger tout 
					l'édifice des libertés ».(8)
 
 Prenons le cas de la 
					grande idole du professeur Laski et de tous ses amis, Karl 
					Marx. Quand en 1848 et 1849 ce dernier prit une part active 
					à l'organisation et à la conduite de la révolution, d'abord 
					en Prusse puis plus tard aussi dans d'autres États 
					allemands, il fut – étant un étranger sur le plan légal – 
					expulsé et déménagea, avec sa femme, ses enfants et sa 
					bonne, d'abord à Paris puis à Londres(9). 
					Par la suite, quand la paix revint et que les instigateurs 
					de la révolution avortée furent amnistiés, il fut libre de 
					retourner dans toutes les régions allemandes et fit souvent 
					usage de cette possibilité. Il n'était plus un exilé et 
					choisit de son propre chef de demeurer à Londres(10). 
					Personne ne le brutalisa lorsqu'il fonda, en 1864, 
					l'Association internationale des travailleurs, organisme 
					dont l'unique but avoué était de préparer la grande 
					révolution mondiale. Il ne fut pas arrêté quand, au nom de 
					son association, il visita plusieurs pays du continent. Il 
					était libre d'écrire et de publier des livres et des 
					articles qui, pour utiliser les mots du professeur Laski, 
					étaient certainement un effort pour « modifier de manière 
					radicale les droits de propriété du riche ». Et il mourut 
					tranquillement dans sa maison londonienne, 41 Maitland Park 
					Road, le 14 mars 1883.
 
 Ou prenons le cas du 
					Parti travailliste britannique. Son effort pour « modifier 
					de manière radicale les droits de propriété du riche » ne 
					fut pas, comme le professeur Laski le savait parfaitement, 
					empêché par la moindre action incompatible avec le principe 
					de liberté.
 
 Marx, le dissident, 
					pouvait vivre, écrire et préconiser la révolution, 
					parfaitement à l'aise, dans l'Angleterre victorienne tout 
					comme le Parti travailliste pouvait se lancer dans toutes 
					les activités politiques, tranquillement, dans l'Angleterre 
					post-victorienne. En Russie soviétique, pas la moindre 
					opposition n'est tolérée. C'est la différence entre la 
					liberté et l'esclavage.
 
 
						
							| 5. La liberté et la 
							civilisation occidentale |            
					Les critiques du concept légal et constitutionnel de liberté 
					et des institutions créées pour le mettre en pratique ont 
					raison de dire que la liberté par rapport aux actions 
					arbitraires de la part des fonctionnaires n'est en elle-même 
					pas suffisante pour rendre un individu libre. Mais en 
					soulignant cette vérité indiscutable, ils enfoncent des 
					portes ouvertes. Car aucun avocat de la liberté n'a jamais 
					prétendu que restreindre l'arbitraire de l'administration 
					est tout ce dont on a besoin pour rendre un citoyen libre. 
					Ce qui donne à l'individu autant de liberté qu'il est 
					compatible avec la vie en société, c'est le fonctionnement 
					de l'économie de marché. Les constitutions et les 
					déclarations des droits ne créent pas la liberté. Elles ne 
					font que protéger la liberté qu'accorde le système 
					économique concurrentiel aux individus contre les 
					empiètements de la part des pouvoirs de police.
 Dans l'économie de 
					marché, les gens ont l'occasion de lutter pour obtenir la 
					position qu'ils souhaitent atteindre dans la structure de la 
					division sociale du travail. Ils sont libres de choisir la 
					vocation dans laquelle ils prévoient de servir leurs 
					semblables. Dans une économie planifiée, ils ne disposent 
					pas de ce droit. Les autorités déterminent le métier de 
					chacun. L'arbitraire des supérieurs assure la promotion d'un 
					homme à un meilleur poste ou la lui interdit. L'individu 
					dépend entièrement des bonnes grâces de ceux au pouvoir. 
					Mais dans un régime capitaliste, tout le monde est libre de 
					contester les intérêts de n'importe qui. Celui qui pense 
					pouvoir approvisionner le public mieux et moins cher que les 
					autres, peut essayer de démontrer son efficacité. Le manque 
					de fonds ne peut pas frustrer ses projets. Car les 
					capitalistes sont toujours à la recherche d'hommes pouvant 
					utiliser leurs fonds de la manière la plus rentable. Le 
					résultat des activités industrielles d'un homme ne dépend 
					que du comportement des consommateurs qui achètent ce qu'ils 
					préfèrent.
 
 Le salarié ne dépend pas 
					plus de l'arbitraire de son employeur. Un entrepreneur qui 
					n'arrive pas à embaucher les travailleurs les plus adaptés 
					au travail concerné et à les payer suffisamment pour les 
					empêcher de prendre un autre emploi est pénalisé par une 
					réduction de son revenu net. L'employeur n'accorde pas une 
					faveur à ses employés. Il loue leurs services, moyen 
					indispensable au succès de son entreprise, de la même façon 
					qu'il achète les matières premières et les équipements de 
					l'usine. Le travailleur est libre de trouver l'emploi qui 
					lui convient le mieux.
 
 Le processus de sélection 
					sociale déterminant la position et le revenu de chacun 
					continue sans cesse dans une économie de marché. De grandes 
					fortunes diminuent et finissent par disparaître complètement 
					alors que d'autres personnes, nées dans la pauvreté, 
					grimpent vers des positions éminentes et des revenus 
					considérables. Quand il n'y a pas de privilèges et que le 
					gouvernement n'accorde pas sa protection à des avantages 
					établis et menacés par la plus grande efficacité de nouveaux 
					venus, ceux qui ont acquis la richesse par le passé sont 
					obligés de la regagner chaque jour à nouveau, dans une 
					compétition avec tous les autres.
 
 Dans le cadre de la 
					coopération sociale avec division de travail, tout le monde 
					dépend de la reconnaissance de ses services de la part du 
					public acheteur dont il est lui-même membre. Tout le monde, 
					en achetant ou en s'abstenant d'acheter, est un membre de la 
					cour suprême qui attribue à tous – et donc à lui-même – une 
					place donnée dans la société. Tout le monde joue un rôle 
					dans le processus qui donne à certains un revenu plus élevé, 
					à d'autres un revenu plus faible. Chacun est libre de faire 
					une contribution que ses semblables sont prêts à récompenser 
					en lui offrant un revenu plus élevé. La liberté dans un 
					régime capitaliste veut dire: ne pas dépendre davantage de 
					l'arbitraire des autres que les autres ne dépendent du sien. 
					Aucune autre liberté n'est concevable quand la production 
					est accomplie par la division du travail, et il n'y a pas 
					d'autarcie économique parfaite possible.
 
 Il n'est pas nécessaire 
					de souligner que l'argument essentiel avancé en faveur du 
					capitalisme et contre le socialisme n'est pas le fait que le 
					socialisme doive nécessairement abolir tous les vestiges de 
					la liberté et transformer tout le monde en esclaves des gens 
					au pouvoir. Le socialisme est irréalisable en tant que 
					système économique parce qu'une société socialiste n'aurait 
					aucune possibilité de recourir au calcul économique. C'est 
					pourquoi il ne peut pas être considéré comme un système 
					d'organisation économique de la société. Il est une façon de 
					désintégrer la coopération sociale et de conduire à la 
					pauvreté et au chaos.
 
 En traitant de la 
					question de la liberté, on ne fait pas allusion au problème 
					économique essentiel de l'antagonisme entre capitalisme et 
					socialisme. On souligne plutôt que l'homme occidental, 
					contrairement aux Asiatiques, est un être adapté à la vie en 
					liberté et formé par la vie en liberté. Les civilisations de 
					Chine, du Japon, de l'Inde et des pays musulmans du 
					Proche-Orient telles qu'elles existaient avant que ces 
					nations ne se familiarisent avec le mode de vie occidental, 
					ne peuvent certainement pas être écartées comme simple 
					barbarie. Ces peuples, il y a déjà plusieurs centaines, 
					voire plusieurs milliers d'années, engendrèrent de 
					merveilleuses réalisations dans les arts industriels, en 
					architecture, en littérature, en philosophie et dans le 
					développement des institutions éducatives. Ils fondèrent et 
					organisèrent de puissants empires. Mais leurs efforts 
					s'interrompirent alors, leurs cultures s'engourdirent et ils 
					perdirent leur capacité de se débrouiller avec succès face 
					aux problèmes économiques. Leur génie intellectuel et 
					artistique s'évanouit. Leurs artistes et leurs auteurs 
					copièrent carrément les modèles traditionnels. Leurs 
					théologiens, philosophes et spécialistes du droit 
					s'adonnèrent à des exégèses constantes des oeuvres 
					anciennes. Les monuments érigés par leurs ancêtres 
					s'effondrèrent. Leurs empires se désintégrèrent. Leurs 
					citoyens perdirent vigueur et énergie, et devinrent 
					apathiques face à l'appauvrissement et au déclin 
					progressifs.
 
 Les anciens ouvrages de 
					philosophie et de poésie orientales peuvent être comparés 
					avec les plus grandes oeuvres occidentales. Mais pendant 
					plusieurs siècles, l'Orient ne généra aucun livre important. 
					L'histoire intellectuelle et littéraire des époques modernes 
					ne font guère mention du nom d'un quelconque auteur 
					oriental. L'Orient n'a plus participé en quoi que ce soit à 
					l'effort intellectuel de l'humanité. Les problèmes et les 
					controverses qui agitèrent l'Occident demeurèrent étrangers 
					à l'Orient. En Europe, il y eut de l'agitation. En Orient, il 
					y eut stagnation, indolence et indifférence.
 
 La raison en est 
					évidente. Il manque à l'Orient la chose primordiale, l'idée 
					de liberté vis-à-vis de l'État. L'Orient n'a jamais levé la 
					bannière de la liberté, il n'a jamais essayé de souligner 
					les droits de l'individu face aux pouvoirs des dirigeants. 
					Il n'a jamais remis en question l'arbitraire des despotes. 
					Et, par conséquent, il n'a jamais établi le cadre légal qui 
					protégerait la richesse des citoyens privés contre la 
					confiscation de la part des tyrans. Au contraire, dupés par 
					l'idée que la fortune du riche est la cause de la misère du 
					pauvre, tous ces peuples ont soutenu la pratique des 
					gouvernants consistant à exproprier les hommes d'affaires 
					qui réussissaient. L'accumulation de capital à grande 
					échelle fut ainsi empêchée et ces nations durent se passer 
					de toutes les améliorations demandant un investissement 
					considérable en capital. Aucune « bourgeoisie » ne put se 
					développer et il n'y eut par conséquent aucun public pour 
					encourager et soutenir les auteurs, artistes et inventeurs. 
					Toutes les voies permettant de se distinguer étaient fermées 
					aux fils du peuple, à l'exception d'une seule. Ils pouvaient 
					essayer de trouver une issue en se mettant au service des 
					princes.
 
 La société occidentale était une communauté 
					d'individus pouvant concourir pour les plus hautes 
					récompenses. La société orientale était un agglomérat de 
					sujets totalement dépendants des bonnes grâces des 
					souverains. La jeunesse alerte de l'Occident regarde le 
					monde comme un champ d'action dans lequel elle peut gagner 
					la célébrité, l'éminence, les honneurs et la richesse; rien 
					ne semble trop difficile à son ambition. L'humble 
					progéniture des parents orientaux ne sait faire rien d'autre 
					que de suivre la routine de son environnement. La noble 
					confiance en soi de l'homme occidental a trouvé une 
					expression triomphante dans des dithyrambes comme l'hymne du choeur de Sophocle d'Antigone à propos de l'homme et de son 
					effort d'entreprise et comme la Neuvième Symphonie de 
					Beethoven. Rien de ce genre n'a été entendu en Orient.
 
 Est-il possible que les 
					descendants des bâtisseurs de la civilisation de l'homme 
					blanc renoncent à leur liberté et se rendent volontairement 
					à la suzeraineté du gouvernement omnipotent? Qu'ils 
					cherchent la satisfaction dans un système où leur seule 
					tâche serait de servir de rouages dans une vaste machine 
					construite et dirigée par un planificateur tout-puissant? La 
					mentalité des civilisations arrêtées doit-elle balayer les 
					idéaux pour lesquels des milliers et des milliers ont 
					sacrifiés leurs vies?
 
 Ruere in servitium, 
					ils plongèrent dans la servitude, observa tristement Tacite 
					en parlant des Romains de l'époque de Tibère.
 
 
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