Montréal, 25 novembre 2007 • No 243

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

DÉTOURNEMENT DE DÉMOCRATIE

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Démocratie! Démocratie! Jamais un terme n'aura été autant détourné et galvaudé. Durant les conflits sociaux qui ont émaillé l'Hexagone, dans la fonction publique, à l'université et dans les transports, la question de la démocratie fut à nouveau soulevée, notamment par la base en colère qui ne se distingue pas particulièrement par son niveau de culture politique et économique.

 

          Au nom du droit de grève (complètement usurpé par des étudiants qui n'ont en aucun cas le droit de grève mais bien plutôt le devoir d'étudier, ne serait-ce que par respect envers la collectivité qui finance la quasi-intégralité du coût de leurs études), la démocratie a été constamment brandie par les grévistes-bloqueurs. Pourtant, ils n'ont de cesse d'utiliser le droit de grève pour précisément remettre en cause le verdict des urnes démocratiques, ce qui n'est nullement la finalité du droit de grève.

          Il paraît tout de même effarant de voir comment, au pays des droits de l'homme, on se complait à mettre la démocratie à toutes les sauces, oubliant le sens exact et somme toute limité – comme tout ce qui a un sens exact – du terme.

          Rappelons que la démocratie est un mode de désignation des élites qui doivent nous gouverner, non leur suppression. Par ailleurs, la vie démocratique se doit d'être cantonnée à ce moment et à cet espace qui consiste à désigner nos élus à intervalles de temps réguliers. Une fois élu, il convient de les laisser travailler. Car la démocratie doit s'arrêter là, et ce sont de telles règles fondamentales qu'il convient de fixer dans le marbre d'une Constitution. Car la démocratie explose toujours à la figure de ceux qui ne savent pas s'en servir. Souvenons-nous que Hitler a accédé démocratiquement au pouvoir, ce qui devrait nous alerter définitivement sur les dangers du « tout démocratique ».

          Aucun groupe humain ne peut fonctionner en dehors de cadres structurés qui permettent aux organisations multiples de s'épanouir, que ce soit des entreprises, des fondations, des familles ou des collectivités territoriales. Les théoriciens des organisations comme Herbert Alexander Simon ou Henry Mintzberg, dans la foulée des travaux fondateurs de Frederick Winslow Taylor, ont bien montré que la hiérarchie permet de définir précisément les responsabilités sans lesquelles aucune prise de décision ne pourrait avoir lieu. Dans toute organisation, ce n'est pas la base qui commande à la tête, sinon c'est la ruine de l'organisation.

          De plus, les lois de l'économie n'ont rien à voir avec les lois de la démocratie. Le développement économique suppose le respect des droits individuels, ce qui est une toute autre affaire. Car dans leur quête démagogique pour recevoir de l'appui de toujours plus d'électeurs, les responsables politiques se servent de l'État pour distribuer des ressources financières à telle catégorie de ménages, des avantages divers à telle catégorie de producteurs, des subventions à telle association, détournant l'État de son rôle premier. Si bien que la démocratie est porteuse d'une dérive qui conduit à l'extension sans fin de l'État-providence, laquelle se fait toujours au détriment de nos droits individuels et de notre liberté.

          Par ailleurs, personne n'aime et ne plébiscite les lois du marché: ni les producteurs toujours prompts à s'abriter derrière des barrières ou à conquérir une situation de monopole, ni les consommateurs embarrassés par le problème du choix. Pourtant, le marché existe. Personne ne veut payer des impôts, mais tout le monde est pour la gratuité de services publics accessibles à tous au niveau maximal de qualité possible. Tout le monde veut toujours plus de pouvoir d'achat, mais qui est prêt à travailler toujours plus? Aucune de ces questions ne trouvera une réponse opérationnelle dans un vote. La réalité économique est une donnée qui s'impose à nous, qu'on le veuille ou non.
 

« Personne ne veut payer des impôts, mais tout le monde est pour la gratuité de services publics accessibles à tous au niveau maximal de qualité possible. Tout le monde veut toujours plus de pouvoir d'achat, mais qui est prêt à travailler toujours plus? »


          À l'école, les élèves doivent l'obéissance au maître, même s'ils sont plus nombreux, car le nombre ne change rien à la qualité du rapport pédagogique qui doit s'instaurer entre un maître et ses élèves, et qui reste un rapport hiérarchique. Quand Luc Ferry a rappelé ces évidences dans son livre Lettre à tous ceux qui aiment l'école. Pour expliquer les réformes en cours (Odile Jacob, 2003), il a déclenché une polémique parmi les enseignants toujours prompts à s'enflammer à l'évocation de valeurs qu'ils ont tant fustigés dans leur propre jeunesse. Pourtant, il faut de la discipline pour apprendre. L'élève est d'ailleurs un disciple (objet de la discipline) s'il veut s'élever plus tard au rang de maître. Pour l'avoir oublié ou refoulé, certains enseignants sont aujourd'hui l'objet d'agressions récurrentes et ont désormais peur de leurs propres élèves.

          De la même manière, dans une famille, les enfants doivent l'obéissance à leurs parents. Les enfants peuvent devenir de véritables petits dictateurs si on les met dans la situation des enfants-roi, ce qui contribue à faire exploser bien des familles. Dans l'entreprise, les employés doivent se conformer aux directives du patron. Cette division du travail obéit à un principe de survie. Aucune organisation humaine ne peut fonctionner et s'épanouir sans cette structure hiérarchique qui peut être, selon les circonstances et les secteurs, plus ou moins rigides. Mais même souple, une organisation n'en reste pas moins structurée.

          Certaines universités françaises sont fermées depuis plusieurs semaines parce que des étudiants auraient décidé « démocratiquement » de bloquer les cours. Ce caractère « démocratique » proviendrait du fait que les étudiants auraient été consultés dans le cadre d'assemblées générales (organisées par les grévistes). Toute l'administration s'incline alors à l'évocation de ce mot magique. Mais ces fameuses assemblées court-circuitent précisément les seuls conseils légitimes, à l'intérieur desquels siègent des élus, que sont les conseil d'administration (CA), conseils scientifique (CS) et conseil d'étudiants et de la vie universitaire (CEVU). C'est uniquement à l'intérieur de ces cadres légitimes et légaux que la démocratie s'exprime et doit rester cantonnée. En dehors de ces cadres, les étudiants doivent écouter leur professeur s'ils veulent apprendre quelque chose; et s'ils savent déjà tout, qu'ils ne viennent pas encombrer les bancs de la faculté.

          Rien ne peut fonctionner à l'extérieur de ces cadres dont la découverte et la mise en place a occupé des siècles d'histoire humaine. Et si la France s'enfonce dans la récession depuis bientôt trois décennies, c'est parce que nous avons cru pouvoir fonctionner en dehors des règles de l'État de droit, les seules règles dont le respect conditionne l'épanouissement d'une économie prospère.