Montréal, 3 février 2008 • No 251

 

MOT POUR MOT

 

Tiré du chapitre II du livre Le Libéralisme, publié en 1927. Traduction française parue dans Les essais: Cahiers trimestriels (Contributions à la nouvelle pensée économique). pp. 47-157, 1964-195. Paris – L'imprimerie du Delta.

 
 

LES CONDITIONS DU LIBÉRALISME (1)

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. L'organisation de l'économie

 

          On peut se représenter de différentes manières le concours qu'apportent les individus à une société fondée sur la division du travail. Nous pouvons distinguer cinq systèmes d'organisation sociale: le système de la propriété privée des moyens de production (qui, dans sa forme évoluée, s'appelle le capitalisme), le système de la propriété privée des moyens de production avec confiscation périodique et nouveau partage des biens, le système du syndicalisme, le système de la propriété collective des moyens de production connu sous le nom de socialisme ou de communisme, et enfin le système de l'interventionnisme.

 

          L'histoire du système de la propriété privée des moyens de production coïncide avec l'histoire du passage de l'humanité de l'état bestial à la civilisation moderne. Les adversaires de la propriété privée se sont efforcés de fournir après coup la preuve qu'il n'existait pas encore, à l'origine de la société humaine, de propriété privée totale puisqu'une partie des bien-fonds faisaient l'objet de répartitions périodiques. Ils ont voulu déduire de cette constatation, selon laquelle la propriété privée n'est qu'une « catégorie historique », la conclusion qu'on pouvait l'abolir à nouveau sans faire de tort à qui que ce soit. L'absence de logique inhérente à cette argumentation est trop évidente pour qu'on en tienne compte. Le fait qu'il y ait eu, dans les temps les plus reculés, une coopération sociale même sans propriété privée absolue ne peut être une preuve de ce que l'on puisse, aux étapes plus avancées de la culture, se passer de la propriété privée. Si à cet égard l'histoire pouvait prouver quelque chose, ce serait seulement qu'il n'a jamais ni nulle part existé de peuples qui, sans la propriété privée, se soient élevés au-dessus de la nécessité la plus pressante et de la sauvagerie semi-bestiale.

          Les anciens adversaires du système de la propriété privée ne combattaient pas la propriété privée en tant que telle mais simplement l'inégalité de la répartition de la propriété. Pour écarter la disparité des revenus et des fortunes, ils recommandaient le système d'une nouvelle répartition périodique de l'ensemble des biens, ou du moins du moyen de production qui, en ce temps, entrait à peu près seul en ligne de compte: le sol. Dans les pays dont la culture n'a pas progressé et où la production agricole primitive domine, cet idéal du partage égal de la propriété est aujourd'hui encore vivace; on a coutume d'appeler cette politique, de façon assez peu pertinente (car elle n'a rien de commun avec le socialisme) le socialisme agraire. La révolution russe du bolchevisme, qui avait débuté comme une révolution socialiste, a institué dans l'agriculture non pas le socialisme – c'est-à-dire la propriété collective du sol –, mais le socialisme agraire. Dans de grandes parties du reste de l'Europe orientale, le partage entre les petits paysans de la grande propriété foncière agricole est, sous le nom de réforme agraire, l'idéal des partis politiques influents. Il est superflu de s'expliquer en détail sur ce système. Il n'est guère contesté que son succès ne consiste qu'en un abaissement de la productivité du travail humain. On ne peut méconnaître la diminution de la productivité consécutive à un tel partage que là où l'agriculture en est encore à sa forme la plus primitive. Et chacun admettra que le parcellement d'une métairie moderne est une absurdité. La transposition du principe de répartition au domaine de l'industrie ou des transports est absolument inconcevable. On ne peut en effet partager une voie ferrée, une laminerie, une fabrique de machines. On ne peut en venir à une nouvelle répartition périodique de la propriété qu'après avoir réduit en pièces toute l'économie construite sur la division du travail et sur le principe d'une propriété privée qui ne subit aucune entrave et aucune limitation, et qu'après un retour à une économie fermée, où chaque ferme est exploitée pour se suffire à elle-même.

          L'idée su syndicalisme représente la tentative d'adapter l'idéal du partage égal de la propriété aux conditions de la grande entreprise moderne. Le syndicalisme ne veut transmettre la propriété des moyens de production ni aux individus ni à la société mais aux travailleurs employés dans une entreprise ou dans une branche de la production(1). Mais comme la façon dont les facteurs matériels et personnels de production se combinent diffère pour chaque branche, on ne pourrait par ce moyen, atteindre à un partage égal de la propriété. Tout d'abord le travailleur recevra, dans certaines branches de l'industrie, un équipement représentant une propriété plus importante que pour d'autres branches. Et que l'on songe aux difficultés qui naîtraient de la nécessité constante où l'on est, en économie, de placer le capital et le travail parmi les branches de la production. Sera-t-il possible de retirer des capitaux d'une branche de la production pour accroître l'équipement d'une autre branche? Sera-t-il possible de retirer des ouvriers d'une branche pour les transférer dans une autre où l'équipement en capital par travailleur est moindre? L'impossibilité d'opérer de tels déplacements fait que le système d'organisation de la société fondé sur le syndicalisme représente le summum du contresens et de l'inopportunité sociale. Mais à supposer qu'un pouvoir central, dominant les différents groupes, soit habilité à opérer de tels déplacements, nous ne nous trouvons plus en présence du syndicalisme mais du socialisme. En fait le syndicalisme en tant que but est si absurde que seuls des esprits brouillons n'ayant pas suffisamment approfondi le problème ont osé plaider par principe en sa faveur.

          Le socialisme et le communisme représentent l'organisation de la société dans laquelle la propriété – le pouvoir de disposer de tous les moyens de production – échoit à la société, c'est-à-dire à l'État en tant qu'appareil social de coercition. Il est indifférent, pour juger du socialisme, que la répartition des dividendes sociaux se fasse en vertu du principe d'égalité ou de tout autre principe. Il n'est pas davantage déterminant que le socialisme soit instauré par une transmission formelle de la propriété de tous les moyens de production à l'appareil coercitif de la société, c'est-à-dire à l'État, ou que, cette propriété restant nominalement aux propriétaires, la socialisation consiste à ne laisser les « propriétaires » disposer des moyens de production qu'ils ont en mains que selon les instructions données par l'État. Lorsque le gouvernement décide ce qui doit être produit, comment produire, à qui et à quel prix vendre, la propriété privée n'existe plus que de nom; toute propriété est alors socialisée, car le ressort de toute action économique n'est plus le désir de profit des entrepreneurs et propriétaires mais la nécessité d'accomplir un devoir imposé et d'obéir aux ordres.

          Il faut enfin parler de l'interventionnisme. Selon une opinion largement répandue, il existe, entre le socialisme et le capitalisme, une troisième possibilité d'organisation sociale: le système de la propriété privée réglementée, contrôlée et dirigée par des décrets particuliers de l'autorité.

          Nous ne parlerons pas du système de la répartition périodique de la propriété et du système du syndicalisme. Aucun homme sérieux n'est partisan de ces deux systèmes. Nous n'aurons qu'à traiter du socialisme, de l'interventionnisme et du capitalisme.
 

« La vie de l'homme n'est pas toute de bonheur et la terre n'est pas un paradis. Bien que les institutions sociales ne soient pas la cause de cet état de fait, on a l'habitude de les en rendre responsables. »

 

2. Les critiques de la propriété privée

          La vie de l'homme n'est pas toute de bonheur et la terre n'est pas un paradis. Bien que les institutions sociales ne soient pas la cause de cet état de fait, on a l'habitude de les en rendre responsables. Le principe fondamental de notre civilisation et de toute civilisation humaine est la propriété privée des moyens de production. Celui qui veut critiquer la civilisation moderne s'en prend donc à la propriété privée. Tout ce qui ne plaît pas au critique est imputé à la propriété privée, et notamment les inconvénients qui ont précisément leur origine dans le fait qu'on a limité et rétréci à plus d'un égard cette propriété privée, au point qu'elle ne peut exercer pleinement son action sociale.

          Les choses se passent habituellement ainsi: le critique imagine combien tout serait beau si cela dépendait de lui. Il efface en pensée toute volonté étrangère s'opposant à sa propre volonté et se pose, ou pose toute autre personne voulant exactement ce qu'il veut, comme le maître absolu du monde. Quiconque prône le droit du plus fort se tient lui-même pour le plus fort; il ne vient jamais à l'idée de qui est partisan de l'institution de l'esclavage qu'il pourrait être lui-même un esclave; celui qui exige la contrainte morale l'exige à l'égard des autres et non à son propre égard; celui qui est en faveur d'une institution politique oligarchique se compte lui-même dans l'oligarchie, et celui qui rêve de despotisme éclairé ou de dictature est assez peu modeste pour s'imaginer dans le rôle du despote éclairé ou du dictateur ou du moins pour espérer devenir le despote des despotes ou le dictateur des dictateurs. De même que personne ne souhaite être dans la situation du plus faible, de l'opprimé, du violenté, du privilégié négatif, du sujet ne possédant aucun droit, personne dans le socialisme ne souhaite avoir un autre rôle que celui de directeur général ou d'inspirateur du directeur général. Il n'est en effet dans la chimère du socialisme, aucune autre existence qui soit digne d'être vécue.

          La littérature a créé, pour ce raisonnement de rêveur, un schéma fixe dans l'opposition habituelle entre rentabilité et productivité. En regard de ce qui se passe dans l'ordre social capitaliste, on imagine ce qui – conformément au souhait du critique – s'accomplirait dans l'ordre social socialiste; tout ce qui s'écarte de cette image idéale est qualifié d'improductif. Le fait que la rentabilité de l'économie privée ne coïncide pas avec la productivité de l'économie nationale a été pendant longtemps considéré comme le reproche le plus grave à l'encontre du système du capitalisme. C'est seulement dans ces dernières années qu'on a pris de plus en plus conscience du fait que dans la majorité des cas mentionnés ici, la communauté socialiste ne pourrait pas agir autrement qu'une communauté capitaliste. Mais même là où la prétendue opposition existe réellement, il n'y a pas le moindre lieu d'admettre que ce que ferait l'ordre social socialiste soit absolument correct, et qu'il faille toujours condamner l'ordre social capitaliste lorsqu'il s'écarte de cette voie. La notion de productivité est absolument subjective, et elle ne peut jamais servir de point de départ à une critique objective.

          Il est par conséquent de peu d'intérêt de s'occuper des creuses médiations de notre dictateur chimérique; dans sa vision, tous les hommes sont prêts à exécuter ses ordres scrupuleusement et en toute obéissance. Mais autre chose est de savoir comment les choses iraient dans une communauté socialiste vivante et non pas seulement rêvée. Comme le montrent de simples calculs statistiques, il est faux de supposer que cette communauté socialiste pourrait parvenir à une répartition égale du revenu total, entre tous les membres de la société, telle que l'obtient chaque année l'économie capitaliste, et qui assure à chaque individu une existence décente. L'ordre social socialiste pourrait donc à peine atteindre, par ce moyen, à une élévation sensible du niveau de vie des masses. Quand cet ordre social laisse entrevoir la prospérité, voire même la richesse pour tous, ceci ne peut advenir qu'en admettant que le travail sera plus productif dans l'ordre social socialiste que dans l'ordre capitaliste et que l'ordre social socialiste pourra économiser quantité de tâches superflues, donc improductives.

          Pour ce qui est de ce deuxième point, on pense à la suppression de tous les frais résultant de la distribution, de la concurrence et de la publicité. Il est clair qu'il n'y a pas place, dans une communauté socialiste, pour de telles dépenses. On ne doit cependant pas oublier que l'appareil de distribution socialiste occasionne lui aussi des frais qui ne sont pas de peu d'importance, qui sont peut-être encore plus élevés que ceux de l'ordre social capitaliste. Mais dans le jugement que l'on porte sur l'importance de ces frais, ceci n'est pas décisif. Le socialiste admet tout bonnement comme allant de soi que la productivité du travail sera, dans un ordre social socialiste, au moins la même que dans la société capitaliste, et il cherche à démontrer qu'elle sera plus forte. Mais le premier fait n'est pas aussi évident que le socialisme semble le penser. La quantité des biens produits dans la société capitaliste n'est pas indépendante de la manière dont la production s'effectue. Ce qui est d'une importance prépondérante, c'est le fait qu'à chaque stade de toute production, l'intérêt particulier des personnes qui y sont employées est des plus intimement liés au rendement de la partie du travail qui s'effectue à un moment précis. C'est seulement parce que chaque travailleur doit tendre ses forces au maximum (son salaire étant déterminé par le résultat de son travail) et parce que chaque chef d'entreprise doit tendre à produire le meilleur marché, c'est-à-dire en employant moins de capital et moins de main-d'oeuvre que ses concurrents, que l'économie capitaliste a pu engendrer les richesses dont elle dispose. C'est voir les choses de la perspective d'une grenouille que de prendre ombrage des coûts prétendument trop élevés de l'appareil de distribution capitaliste. Celui qui reproche au capitalisme sa prodigalité, parce qu'il existe dans les artères pleines d'animation commerciale plusieurs magasins de cravates et plus encore de débits de tabac, ne voit pas que cette organisation de vente n'est que le dernier achèvement d'un appareil de production qui se porte garant du rendement du maximum du travail. Tous les progrès de la production n'ont été obtenus que parce qu'il est inhérent à cet appareil de faire des progrès incessants. C'est seulement parce que tous les chefs d'entreprise sont constamment en concurrence et qu'ils sont impitoyablement éliminés s'ils ne produisent pas de la manière la plus rentable que l'amélioration et le développement des méthodes de production se poursuivent inlassablement. Que cette incitation disparaisse, et il n'y aura plus aucun rendement économique dans les méthodes acquises. C'est donc poser la question à l'envers que de se demander ce que l'on pourrait économiser par une suppression des frais de publicité. La réponse à une telle question ne peut faire de doute.

          Les hommes ne peuvent consommer que s'ils travaillent et ils ne peuvent consommer qu'autant que leur travail leur a rapporté. Et c'est le trait caractéristique de l'ordre social capitaliste qu'il transmet cette incitation au travail à chaque membre individuel de la société, qu'il fait tendre chacun au rendement le plus élevé d'où, des résultats magnifiques. Ce rapport immédiat entre le travail de l'individu et ce qui lui en revient ferait défaut dans l'ordre social socialiste. L'incitation au travail ne résiderait pas pour l'individu dans le résultat obtenu par son propre travail mais dans l'ordre donné par l'autorité de travailler et dans le sentiment que l'individu a de son devoir. La preuve exacte de l'impossibilité de cette organisation du travail sera apportée dans un chapitre ultérieur.

          Ce que l'on reproche sans cesse à l'ordre social socialiste, c'est que les propriétaires des moyens de production occupent une place privilégiée. Ils peuvent vivre sans travailler. À considérer l'ordre social du point de vue individualiste, il faut voir là une grave lacune du système. Mais celui qui voit les choses non pas sous l'angle des individus mais sous celui de la généralité s'aperçoit que les possédants ne peuvent conserver leur position favorable qu'à la condition de rendre à la société un service indispensable. Le propriétaire ne peut conserver sa situation privilégiée qu'en utilisant les moyens de production au mieux de la société. S'il ne le fait pas – s'il dispose mal de ce qu'il possède – il subit des pertes, et, s'il ne ravise pas à temps en changeant ses méthodes, il sera bientôt chassé de sa position avantageuse. Il cesse d'être propriétaire tandis que d'autres ayant les qualités requises prennent sa place. Ceux qui, dans l'ordre social capitaliste, disposent des moyens de production sont toujours les plus compétents, et il faut faire en sorte, nolens volens, d'utiliser les moyens de production de la façon qui procure le rendement maximum.

 

1. On ne doit pas confondre le syndicalisme en tant que but idéal et social et le syndicalisme en tant que tactique des travailleurs réunis en syndicats (« action directe » des syndicalistes français). Le syndicalisme en tant que tactique peut certes servir de procédé de lutte pour réaliser l'idéal social syndicaliste, mais il peut aussi servir à d'autres buts inconciliables avec cet idéal. On peut par exemple – et c'est ce que veut une partie des syndicalistes français – grâce à la tactique syndicaliste, viser à aboutir au socialisme.

 

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