Montréal, 3 février 2008 • No 251

 

PERSPECTIVE

 

Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).

 
 

LES FRANÇAIS ARRIÉRÉS ET PURITAINS
DANS LE DOMAINE DE LA FINANCE

 

par Jean-Louis Caccomo

 

          Étrange pays que le nôtre. On se lamente dans la croissance, on se lamente dans la crise. Quand les entreprises réalisent des bénéfices, elles sont montrées du doigt. Quand les actionnaires gagnent de l’argent, on leur reproche de le faire sur le dos des salariés. La Société générale est une entreprise privée. Des pertes sont annoncées, mais ce sont les pertes des actionnaires. C’est cela être un actionnaire, c’est prendre tous les jours des risques avec son capital (de l’épargne accumulée) que l’on confie aux entreprises auxquelles on a décidé, à tord ou à raison, de faire confiance. C’est pourquoi il revient au conseil d’administration d’en tirer toutes les conséquences, et à personne d’autre.

 

          Les anticapitalistes de tout bord devraient se réjouir des pertes annoncées. Il faut savoir ce qu’on veut. Les commentaires actuels montrent à quel point la pédagogie de l’économie est une discipline de chaque instant à partir du moment où les politiques et les médias s’emparent de l’économie comme théâtre de leurs interventions pour les uns (les politiques) et de leurs commentaires pour les autres (les médias). En ce domaine, la frontière entre l’information et la propagande, entre le commentaire et l’intoxication est si minime. On atteint depuis quelques jours des sommets dans l’hystérie antiéconomique.

          On s’en prend tour à tour à « l’hyper-finance » et aux spéculateurs-prédateurs que l’on oppose à l’entrepreneur créateur de richesse sans bien voir que l’entrepreneur est aussi un spéculateur, qu’il ne peut y avoir d’investissement sans finance, et que la finance est basée sur la spéculation. Quand Zola écrit le remarquable roman L'Argent, il ne dénonce pas le règne de l’argent fou. Il fait le constat, déjà vrai à son époque car c’est une vérité de toujours, que la spéculation (basée sur l’espérance du gain et le risque de perte) est à l’expansion économique ce que la sexualité est à l’expansion démographique: un puissant stimulant. Mais autant les Français parlent sans complexe de sexualité, autant ils sont restés arriérés et puritains dans le domaine de la finance en particulier, de l’économie en général.
 

De quoi je me mêle?

          Alors, dès qu’il s’agit d’interdire, de renforcer la réglementation et d’accroître les prélèvements, les dirigeants français savent prendre les autres pays en exemple. Les États-Unis ne sont-ils pas plus sévères en matière de législation antitabac que nous? La redevance TV n’est-elle pas plus élevée en Angleterre, permettant à l’État britannique de financer le réseau BBC sans avoir besoin de publicité? Certes oui! Mais ces deux pays offrent aussi des espaces de liberté qui attirent tous ces jeunes Français qui veulent créer et produire de la richesse, obligés de le faire hors des frontières d’un Hexagone de plus en plus corseté et torturé par les expériences accumulées de nos apprentis-sorciers.

          Il faut citer les exemples jusqu’au bout et ne pas sortir un élément de son contexte sous prétexte qu’il flatte les prétentions régulatrices de notre État jacobin. Regardons les taux de TVA ou l’autonomie réelle des universités aux États-Unis, pensons aussi aux réformes qui ont tiré l’État britannique de la banqueroute déclarée en 1977 en le recentrant sur ses missions essentielles. Tony Blair, qui fut accueilli en grande pompe par l’UMP en signe d’ouverture, a reçu tout le bénéfice de ces réformes sans en être l’initiateur. Les pays voisins ont aussi dû réformer leur système de retraite par répartition et moderniser la fonction publique pour sortir de la spirale des déficits et de l’endettement. Après avoir digéré l’ancienne RDA, l’Allemagne a fait un effort de compétitivité sans précédent, notamment en travaillant plus et mieux, qui lui permet d’afficher aujourd’hui les performances commerciales que l’on sait, malgré l’euro fort ou le pétrole cher, ces derniers étant l’alibi commode de ceux qui sont frappés d’immobilisme.

          Mais puisque Michel Rocard préconise de généraliser l’enseignement de l’économie, permettez-moi une mise au point à l’attention de nos dirigeants. La loi n’a pas à s’occuper de la distribution des bénéfices et les hommes politiques sortent dangereusement de leurs attributions et de leurs compétences en utilisant la force coercitive de l’État pour s’immiscer dans la gestion de l’entreprise.

          Chaque revenu a une origine précise qui fait que la distribution du revenu est intimement liée à la production des richesses sans laquelle aucun revenu ne serait généré. Dérégler cette distribution – notamment par une redistribution intempestive des revenus – et vous déréglerez à coup sûr la production. Le salaire est le revenu du travail, l’intérêt est le revenu du capital prêté (sans risque) tandis que le dividende est le revenu du capital placé (avec risque). Le ménage est engagé dans l’entreprise soit en tant que salarié lorsqu’il apporte son travail et ses qualifications, soit en tant que créancier lorsqu’il prête son capital (par l’intermédiaire d’une banque), soit en tant qu’actionnaire lorsqu’il place son capital (par le truchement des marchés financiers). Quel que soit le moyen utilisé, ce sont toujours les ménages qui apportent le travail (leur capital humain) et le capital (qui est du travail accumulé en épargne, donc du revenu non consommé).

          Les bénéfices redistribués permettent de payer leurs dividendes aux actionnaires. Il appartient au conseil d’administration de déterminer la part des bénéfices réalisés qu’il convient de redistribuer sachant qu’il est nécessaire d’en réinvestir une partie tout en fidélisant ses actionnaires. En aucun cas les bénéfices ne reviennent-ils aux salariés, qui ont déjà été rémunérés par la distribution des salaires. Si les salariés estiment que le salaire est insuffisant, ils peuvent toujours acquérir des actions, notamment de leur propre entreprise, pour compléter les revenus du travail par des revenus du capital. Mais ils doivent en assumer le risque, comme tous les actionnaires, sachant que le bénéfice escompté n’est jamais un bénéfice garanti.

          Il faut comprendre que les revenus, dans une stricte logique économique, ne se déterminent pas sur une base collective mais individuelle. Un employé ne prend conscience qu’il est sous-payé que si un autre employeur lui fait une meilleure proposition. À ce moment, soit il quitte son entreprise, soit celle-ci s’aligne pour conserver son employé. Mais si personne ne lui fait de propositions plus avantageuses, il peut sans doute s’estimer heureux d’être là où il est… Certains chercheurs français se sont expatriés parce que des universités étrangères leurs ont fait d’excellentes propositions, à ceux-là précisément parce qu’ils détenaient un savoir ou un savoir-faire recherchés. De là à dire que tous les chercheurs français sont mal payés, c’est un pas que l’on ne peut franchir sans tomber dans une vision de l’économie en terme de classes sociales qui est aussi éloignée de la science économique que l’astrologie tibétaine.
 

Instabilité

          On a coutume d’affirmer que l’économie n’aime pas le risque, ce qui est fondamentalement faux. En fait, l’économie est imbibée de risque. Même en période de croissance, la réussite n’est jamais assurée. Après tout, certaines entreprises françaises ont connu des difficultés dans des secteurs en crise, mais nous sommes aussi passés à côté de bon nombres de nouveaux secteurs, qui offraient de belles opportunités de croissance.

          Le risque n’est pas dû à l’existence des marchés, mais c’est bien l’existence du risque inhérent à la vie humaine qui détermine le fonctionnement des marchés. Si les risques n’existaient pas, les choix s’imposeraient aux individus et des choix qui s’imposent ne sont plus des choix. Ce sont de purs réflexes. Le risque est inhérent à l’activité économique, et pas seulement le risque de se tromper et de perdre sa mise initiale, mais aussi – et heureusement – le risque d’avoir raison et de gagner au-delà de ses espérances.

          C’est en partie cette espérance qui anime les entrepreneurs, et c’est pour cela qu’ils acceptent de prendre le risque de créer une entreprise.

          Ce n’est donc pas tant le risque que l’instabilité que redoutent par-dessus tout les acteurs économiques, et notamment l’instabilité liée à l’action dans l’urgence des gouvernements qui se succèdent. En effet, l’économie a besoin d’une stabilité institutionnelle, réglementaire et sociale sans laquelle aucun projet ne sera mis en oeuvre, aucune décision économique ne sera rationnelle. Dans les grandes démocraties, cette stabilité est garantie par une Constitution qui précise les grandes règles du jeu social qu’aucun parti au pouvoir ne saurait remettre en cause, et un principe d’alternance qui permet l’évolution sans la révolution.

          De ce point de vue, il semble que la France soit déboussolée depuis quelques décennies, dans la mesure où l’action cumulée des différents gouvernements aboutit précisément à cette instabilité tant redoutée par les individus. Chaque gouvernement veut défaire ce que le précédent a fait tandis que chaque ministre est soucieux de laisser sa trace en faisant voter sa loi. Cette désorientation est palpable dans de nombreux domaines. Un jour, un ministre met au point une réforme de l’apprentissage de la lecture qu’un autre jour un autre ministre viendra défaire. Ce qui était présenté hier comme la solution incontournable est aujourd’hui jetée aux orties.

          Il en est de même des contrats de travail. Aujourd’hui, le contrat « nouvelles embauches » (CNE) est caduc alors que ses concepteurs nous l’avaient présenté comme le contrat-miracle. On en vient même à toucher aux jours fériés… Les autres pays changent-ils constamment l’environnement juridique qui permet au marché du travail de fonctionner et de s’épanouir? Il y aura eu autant de plans pour les banlieues que de ministres de la ville, chaque étant pourtant présenté comme unique en son genre. Aujourd’hui, le gouvernement met en place une nouvelle police des quartiers, saluée comme une véritable innovation, après avoir démembrée la police de proximité, saluée en son temps comme une véritable innovation.
 

« S’il existait un même processus de sélection des élites qui gouvernent l’État et sont responsables de l’argent public collecté par les taxes et impôts, il n’y aurait certainement pas de dérives des finances publiques se traduisant par une accumulation incessante de la dette publique. »


          Les exemples pourraient tenir plusieurs pages, mais ils nous invitent à penser que les ministres devraient s’appliquer le principe de précaution à eux-mêmes et à l’action gouvernementale en général. L’action publique devrait être moins fréquente mais plus fondamentale, moins répétitive mais plus structurelle, pour laisser ensuite à la société civile, comme par jurisprudence, le soin de se construire les cadres appropriés à son développement. Aucun expert ne pourra le penser à notre place. De plus, tous ces pas en avant suivis de pas en arrière, qui dévalorisent l’action politique, finissent par s’accumuler dans une ronde infernale, sur fond d’inflation législative et réglementaire.
 

L’avenir de la Société générale en question

          Avec la crise bancaire, l’occasion est trop belle pour les interventionnistes de tout bord qui ont de la peine à comprendre que ce sont leurs interventions désordonnées qui finissent par tout dérégler. Les métiers de la banque concernent l’intermédiation qui suppose non seulement de collecter l’épargne des ménages en leur offrant la meilleure rémunération possible, mais qui implique aussi de bien orienter l’épargne vers les projets d’investissements les plus productifs. Cette fonction regroupe des savoirs et des technologies qui font appel à des compétences et des aptitudes complexes et variées.

          Cette orientation de l’épargne suppose de bien sélectionner, et donc d’évaluer en permanence, les projets d’investissements. Or, personne ne connait le futur qui est l’horizon de l’investissement. Pourtant c’est précisément le rendement attendu des projets d’investissements sélectionnés par les banques qui permettra de payer les intérêts aux ménages, et que nous attendons tous en tant qu’épargnant. Dans les pays où n’existe pas de système bancaire, il n’existe aucun moyen de collecter et d’orienter l’épargne des ménages qui demeure improductive en restant de la thésaurisation. Et lorsque ce sont les États qui s’en occupent, le train de vie des dirigeants devient exorbitant mais les projets d’investissements voient rarement le jour. Et c’est bien à ce triste sort que sont condamnés nombre de pays non-développés.

          Bien sûr, les épargnants qui confient leur épargne aux banques (via des dépôts en banque) attendent une sécurité totale de leur capital ainsi prêté. Ils veulent retrouver l’intégralité de leur capital augmenté des intérêts. Pourtant, les projets d’investissements que vont financer les banques via le crédit à l’investissement comportent toujours une part de risque dans la mesure où ils sont motivés par une espérance de gains. Mais une espérance ne peut être une certitude.

          Il existait déjà un fort mouvement en cours de restructuration du secteur bancaire français afin de consolider les principales banques françaises. En effet, n’oublions jamais que, sous les recommandations d’un certain Attali, tout le système bancaire français fut nationalisé dans les années 1980 alors même que le monde vivait une période intense de déréglementation financière et bancaire visant à mettre en place un système financier et bancaire mondial. Car dans l’économie ouverte où nous évoluons tous, l’intermédiation est aujourd’hui un phénomène d’emblée planétaire. Les banques récoltent les épargnants du monde entier pour orienter cette épargne vers les projets d’investissements des entreprises qui offrent les meilleures perspectives de rendement à l’échelle planétaire.

          Dans ce mouvement, les banques françaises ont donc pris un certain retard qui les a fragilisées par rapport à leurs homologues espagnoles, anglaises ou allemandes. C’est ce retard qui leur a fallu rattraper dans les années 1990, les privatisations faisant alors apparaitre certaines dérives des banques nationalisées à l’instar de l’affaire du Crédit Lyonnais (dont le contribuable aura payé la facture). La survie des banques françaises fut alors conditionnée à leur capacité à s’inscrire dans un jeu de fusions-acquisitions leur permettant d’atteindre la taille critique nécessaire pour assurer cette fonction d’intermédiation à l’échelle du globe. Par exemple, BNP et Paribas fusionnèrent alors que le crédit agricole absorba le crédit lyonnais.

          Dans ce contexte, il est certain que l’affaire qui agite la Société générale la fragilise encore plus, d’autres banques voyant là une opportunité de l’acquérir pour la restructurer voire la démanteler. Alors des voix politiques se lèvent pour dire, sur un ton toujours plus lyrique, que l’État ne laissera pas faire, qu’il interviendra pour protéger la Société générale. Je croyais que c’était là un refrain de la France d’avant…

          Ce qui peut être une mauvaise nouvelle pour certains managers de la Société générale peut être aussi une excellente nouvelle pour des managers d’autres banques. L’État ne doit pas prendre parti pour un des acteurs, notamment en défendant les intérêts de la Société générale. L’État se présente généralement comme un garant de l’intérêt général, et il est de l’intérêt général que le métier essentiel – et vital pour la croissance économique – de l’intermédiation bancaire soit réalisé par ceux qui seront les plus compétents et les plus solides. Les contextes de crise accélèrent les restructurations inévitables qui permettent de mieux réallouer les actifs.

          S’il existait un même processus de sélection des élites qui gouvernent l’État et sont responsables de l’argent public collecté par les taxes et impôts, il n’y aurait certainement pas de dérives des finances publiques se traduisant par une accumulation incessante de la dette publique. Mais comme il n’existe pas de mécanisme équivalent à l’OPA dans la sélection des décideurs publics, le peuple reconduit au pouvoir ceux qui sont responsables de l’endettement croissant, qui sera toujours payés par les citoyens-contribuables. Il n’y a jamais de sanction.

          Ce serait bien un comble de demander aux politiques de neutraliser des mécanismes qui font si cruellement défaut dans la finance publique. Rappelons que les marchés financiers agissent comme une sorte de « police financière » dans leur rôle évaluateur. Pour obtenir une gestion efficace a posteriori, il faut accepter une dose d’incertitude sur la qualité de la gestion a priori, quitte à sanctionner lorsque l’on constate la fraude, le manque d’éthique ou l’incompétence. Mais de la même manière que nous sommes supposés innocents tant que le contraire n’est pas prouvé, une entreprise est supposée bien gérée jusqu’à la preuve du contraire. Et c’est le rôle des marchés que de faire surgir au grand jour ces preuves.

          Avec la crise vient le temps de la sanction qui est aussi le temps nécessaire à l’assainissement et la restauration de la confiance.
 

L’étau des taux

          Christine Lagarde, la ministre de l’Économie et des Finances, a de nouveau appelé la Banque centrale européenne à prendre en compte la croissance dans sa politique de fixation des taux d’intérêt face au risque de fort ralentissement de l’activité (Les Échos du 28 janvier 2008). Elle a notamment demandé de considérer « la politique monétaire en regardant la croissance et pas seulement la stabilité des prix » lors de son discours prononcé en Suisse à l’occasion du Forum économique mondial de Davos. Jean-Claude Trichet s’est empressé de rappeler que la lutte contre l’inflation devait rester le seul objectif de la BCE.

          Décidément, c’est à croire que les ministres français ont zappé près de 20 ans de littérature économique. Le prix Nobel Edmund Phelps a lui-même rappelé que la lutte contre l’inflation était une des conditions essentielles au retour d’une croissance saine, forte et durable. Il n’y a pas d’arbitrage possible entre inflation et croissance. Plus précisément, la stabilité des prix et la stabilité des finances publiques sont les deux piliers fondamentaux de la croissance économique. La BCE a pour mission la stabilité des prix tandis qu’il appartient aux différents gouvernements de la zone euro de garder le contrôle sur leurs propres finances, et non de donner des leçons à la BCE, surtout quand ces recommandations proviennent des pays qui ne parviennent pas à contrôler les dérapages de leurs finances publiques. L’Espagne, l’Allemagne ou encore l’Irlande n’ont pas de problème de croissance et on ne voit pas pourquoi la BCE devrait adapter la politique monétaire de la zone euro aux difficultés spécifiques – et endogènes il faut le rappeler – de l’économie française. Il fallait penser à cela avant d’entrer dans une zone monétaire intégrée.

          Il est certain que, compte tenu de l’endettement de l’État français, le service de la dette occupe aujourd’hui le deuxième poste de dépense du budget de l’État (dévorant presque l’intégralité du produit de l’impôt sur le revenu). Dans ce contexte, qui laisse peu de marge de manoeuvre au gouvernement français (et tous les candidats au poste suprême le savait ou devait le savoir), tout durcissement des taux d’intérêt accroit le coût de notre dette, étant perçu comme une agression envers l’État français. Mais le débiteur ne peut pas accuser ses créanciers.

          De plus, la crise actuelle qui secoue le monde bancaire est là pour rappeler que toute baisse artificielle des taux d’intérêt accroit le risque de mauvaise allocation des liquidités. On ne relance jamais une économie en poussant des projets d’investissement dont la rentabilité est fragile. Autrement dit, le niveau des taux d’intérêt ne se décrète pas à Francfort, encore moins à Paris.
 

L’Europe n’est pas faite!

          Rappelons pour finir quelques faits d’une histoire contemporaine très récente. Nous sommes désormais dans une zone monétaire intégrée depuis l’avènement de la monnaie unique, voulue par les politiques et théorisée par le rapport Delors (qui a repris dans ses grandes lignes le projet que Keynes avait présenté à Bretton-Woods en 1944!). Le fonctionnement de cette zone monétaire intégrée implique un marché bancaire concurrentiel à l’échelle de l’Europe composée des banques commerciales chargées de faire crédit aux agents économiques (ménages et entreprises) sur la base des dépôts récoltés, une Banque centrale européenne chargée de la mise en circulation des billets de banque en euros et des marchés financiers intégrés à l’instar de l’Euronext. Pour les gouvernements des États-membres, appartenir à la zone euro implique non seulement le respect des fameux critères de Maastricht (et pas seulement au moment de la qualification à l’entrée dans la zone euro) mais aussi le respect du jeu concurrentiel qu’aucun des États-membres ne doit entraver en aidant une des banques sous le prétexte de défendre le drapeau. Il convient donc pour les gouvernements de s’abstenir d’intervenir dans le jeu concurrentiel dont ils sont les arbitres. Sur un terrain de football, l’arbitre ne prend pas parti dans le jeu en faveur d’une des équipes en présence. Toutes les banques commerciales sont donc en concurrence sur le marché européen.

          Dans ce contexte, le discours consistant à dire qu’il n’est pas question que la Société générale passe sous le contrôle d’une autre banque (BNP-Paribas?), encore moins s’il s’agit d’une banque étrangère (entendez par là allemande, espagnole, italienne…) est bien incongru, notamment de la part de responsables politiques qui se proclament européens. Car ces mêmes responsables politiques n’ont pas eu de mots assez durs et injurieux pour mettre à l’index les « souverainistes », les « nationalistes », les « populistes », bref tous ceux qui appelaient à voter « non » à l’occasion de référendum de Maastricht.

          Je ne peux que vous recommander l’ouvrage de l’économiste Jean-Jacques Rosa intitulé L'erreur européenne qui avait averti, bien seul il est vrai, des contraintes lourdes induites par la mise en oeuvre d’une monnaie unique, par rapport à une monnaie commune (projet privilégié par les anglais). À cette époque, il prêcha dans un désert tellement il allait contre la pensée dominante. À monnaie unique faisait écho une pensée unique! Il ne fallait pas s’opposer à la zone euro. Maintenant, nous y sommes dans la zone euro. Or la France n’en respecte ni la lettre ni l’esprit, se permettant de s’affranchir du respect des critères de Maastricht d’une part, et d’aller à l’encontre des règles de concurrence qui doivent prévaloir sur un marché bancaire désormais intégré d’autre part. Si on n’avait empêché Renault de devenir une firme globale au nom de l’indépendance nationale (ce qui était le cas tant qu’elle était la Régie Renault financée par les subventions de l’État), nous n’aurions plus d’entreprises automobiles de la même manière que nous avons perdu le paquebot France.

          Qui peut dire où est localisé le centre de décision de Renault? Qui peut dire si les Renault sont des voitures françaises? À vrai dire, ces questions n’interviennent guère dans la gestion des entreprises. Quand un consommateur achète un bien ou un service, il est soucieux du rapport qualité/prix, pas de sa nationalité. Je préfère mettre mon argent dans une banque qui rémunère mon compte courant même si c’est une banque espagnole que dans une banque qui me prend des agios au moindre découvert, même si c'est une banque française. Suis-je un traître à ma patrie pour autant?

          Bien sûr, il est essentiel pour un pays de compter sur son sol des entreprises, de toutes tailles et dans le plus grand nombre d’activités, car c’est la démographie des entreprises qui va conditionner le niveau et l’intensité de l’activité économique. Mais il ne tient qu’à notre gouvernement de faire de notre pays un territoire attractif pour les centres de décision des grands groupes, qu’ils soient bancaires ou industriels, de même qu’il est vital d’attirer les PME, les chercheurs, les talents et les champions. Mais à peine devenus champions ou stars, les heureux élus s’installent en Suisse tandis que les sièges des grandes entreprises s’expatrient…

          Les responsables des gouvernements doivent comprendre que tant que les conseils d’administration des entreprises verront planer la main visible des ministres et des États en vue d’influencer leur décision au nom de grands mythes comme l’indépendance nationale, alors ces conseils d’administration se délocaliseront, et nos entreprises seront pilotées de l’extérieur. La Corée du Nord est indépendante dans la misère et l’enfermement. Et ce ne sont pas les dirigeants de la Corée du Nord qui sont les plus gênés, mais bien les habitants qui sont affamés et terrorisés. La prospérité implique l’ouverture et l’acceptation non de la dépendance mais de l’interdépendance, à condition d’en accepter aussi les règles et la discipline.