Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

LECTURE

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

THE JONKHEER'S WIFE DE JOHN F. LANDRUM

 

par Gilles Guénette

 

          Qui peut imaginer la vie sous l'occupation par une armée étrangère, sans aucune idée de la date de libération? L'armée allemande a balayé l’Europe de l'Ouest au début des années 1940. Quel genre d’hommes ont porté son uniforme? Pour quelles raisons ont-ils cru combattre? Des citoyens ont fui leur pays occupé par l’ennemi, attendant parfois des années avant de reprendre possession de leurs biens. Quelle a été leur expérience? Voilà autant de questions auxquelles répond John F. Landrum dans The Jonkheer’s Wife, un roman qui nous fait découvrir des individus qui vivent l’exil ou l’occupation au jour le jour.

 

Willem, Erwin et Sophia

 

          Landrum raconte l'histoire de Willem Vaubin van Dordrecht, un chirurgien et capitaine dans la Réserve de l’armée hollandaise, qui se réfugie en Angleterre lorsque les Allemands envahissent son pays en 1940. Il laisse derrière lui son épouse Sophia, ses deux enfants et la maison familiale. Erwin Schell, un héros de guerre nazi, occupe la résidence qu’il a transformée en centre de recrutement et de formation. Ces trois personnages vont faire face à divers dilemmes.

          Erwin Schell est un intellectuel. Il tente d’intégrer du mieux qu’il le peut l’éthique collectiviste propagée par le régime d’Hitler. Il n’est pas un monstre. À vrai dire, il est plutôt sympathique. Il dénonce certaines actions commises par les siens et est horrifié par des rumeurs de boucheries commises par l'armée allemande. Ardent défenseur de l’idéologie nazie, des événements le forcent à se remettre en question.

          Durant près de cinq ans, Schell occupe la maison de Sophia Vaubin van Dordrecht, une artiste tiraillée entre sa haine pour l'occupant allemand et sa sympathie pour Schell – qui la protège, elle et ses enfants. Sophia, qui prend soin d’un jeune soldat allemand gravement blessé, a un secret qu'elle doit se garder de divulguer à Schell alors qu’elle est soupçonnée par d'anciens amis d’être une sympathisante des nazis.

 


John F. Landrum, The Jonkheer’s Wife, Authorhouse (août 2007) p. 340.

          Exilé, Willem Vaubin van Dordrecht cherche avant tout à regagner la Hollande pour y défendre son droit de propriété – autant sa maison que son pays occupés par l’ennemi. Contrairement à Schell, il combat pour sauver les gens qu'il aime et non pour devenir une sorte de héros. Les Américains qui combattent à ses côtés pensent essentiellement comme lui; leur but premier n’est pas de mourir de belle façon, mais de survivre et d’aider leurs collègues soldats à faire de même.

          Au fil des ans, Hollywood nous a habitués à une certaine image des nazis: des êtres ignobles, des machines à tuer. Le roman de Landrum ne nie pas cet état de fait. Par contre, à sa lecture, on en vient à trouver sympathiques les personnages nazis – ce qui est plutôt dérangeant. On découvre des humains capables d’indignation. Des individus qui s’interrogent et qui remettent en question les actions ou les ordres de leurs dirigeants. Comment expliquer cette situation?
 

L’impact du groupe

          Deux expériences scientifiques peuvent peut-être nous amener à mieux comprendre pourquoi les nazis – les purs et durs – sont comme ils sont et pourquoi Schell et ses hommes ne le sont pas. La première est l'« expérience de Milgram ». De 1960 à 1963, le psychologue américain Stanley Milgram a mené une série de tests qui ont permis d'estimer à quel point un individu peut se plier aux ordres d'une autorité qu'il accepte, même quand cela entre en contradiction avec son système de valeurs morales et éthiques.
 

« La figure d’autorité et le groupe sont autant d’éléments qui ont un impact certain sur les comportements des individus. À un tel point que l'environnement dans lequel ils se trouvent peut transformer des individus normaux en criminels de guerre, et vice versa. »


          L’expérience se déroule comme suit. Dans une pièce, Milgram place trois personnes: 1) l’élève, qui doit s'efforcer de mémoriser des listes de mots et qui reçoit une décharge électrique, de plus en plus forte, en cas d'erreur; 2) le sujet, qui dicte les mots à l'élève et vérifie les réponses. En cas d'erreur, il envoie une décharge électrique destinée à faire souffrir l'élève; et 3) l’expérimentateur, le représentant officiel de l'autorité, vêtu de la blouse grise du technicien, de maintien ferme et sûr de lui.

          Une boîte est installée devant le sujet. Sur cette boîte, on retrouve une série de boutons identifiés: « Choc insignifiant », « Choc modéré », « Choc fort », « Choc très fort », « Choc intense », « Choc d'intensité extrême », « DANGER: choc sévère », et « XXXX ». Des questions sont posées à l’élève. Lorsque celui-ci se trompe, l’expérimentateur amène le sujet à lui infliger des chocs électriques. L’expérimentateur et l'élève sont en réalité des comédiens, et les chocs électriques, fictifs. L'expérience vise à étudier les comportements des sujets.

          Consultés par Milgram avant l’expérience, une quarantaine de psychiatres ont évalué qu’environ 1% des sujets se rendraient jusqu’au niveau « XXXX » – soit une décharge de 450 volts. La réalité s’est avérée tout autre. Soixante-cinq pour cent des sujets sont allés jusqu’à infliger une décharge de 450 volts (« XXXX ») à l’élève. Tous se sont rendus jusqu’à lui infliger une décharge de 135 volts (« choc fort »).

          On le voit, les gens sont capables d’aller bien loin dans l'agression d'autrui pourvu qu’il y ait une figure d’autorité pour leur tracer le chemin.

          La seconde expérience est celle de Stanford. Il s’agit d’une étude menée en 1971 par Philip Zimbardo sur les effets de la situation carcérale. Elle a été réalisée avec l’aide d’étudiants qui jouaient le rôle de gardiens ou de prisonniers et visait à étudier le comportement de personnes ordinaires dans un tel contexte, avec l'hypothèse que la situation inciterait les « gardes » à adopter des conduites abusives et les « prisonniers » à accepter les humiliations.

          Vingt-quatre candidats ont été divisés de manière aléatoire en deux groupes de « prisonniers » et de « gardiens ». Une « prison » a été aménagée dans le sous-sol d’un bâtiment de l'Université Stanford. Un assistant de recherche jouait le rôle de directeur et Zimbardo, celui de superviseur. Les gardes avaient une matraque en bois et portaient un uniforme kaki de type militaire ainsi qu’une paire de lunettes réfléchissantes pour éviter tout contact visuel avec les prisonniers.

          De leur côté, les étudiants choisis pour jouer le rôle de prisonniers portaient une sorte de robe, pas de sous-vêtements, et des sandales en caoutchouc – ce qui, selon Zimbardo, devait les forcer à adopter des postures inhabituelles et à éprouver une sensation d'inconfort pour pousser leur désorientation. Ils étaient appelés par des numéros et non par leur nom.

          La « mise en scène » – qui a fait l’objet d’un film, Das Experiment – devait durer deux semaines au départ; Zimbardo y a mis un terme après seulement six jours quand ses jeunes participants – tous des êtres moraux, sains, instruits et intelligents – se sont transformés en « gardiens » cruels et sadiques ou en « prisonniers » émotionnellement brisés.

          Ces deux expériences, que Michael Shermer décrit dans son livre The Mind of the Market, démontrent que la figure d’autorité et le groupe sont autant d’éléments qui ont un impact certain sur les comportements des individus. À un tel point que l'environnement dans lequel ils se trouvent peut transformer des individus normaux en criminels de guerre, et vice versa.

          Peut-être est-ce le fait que les personnages nazis du roman de Landrum ont été isolés durant plusieurs mois dans la campagne hollandaise, loin de toute figure d'autorité, qui a fait en sorte qu'ils se sont affranchis de l’éthique collectiviste propagé par le régime hitlérien? Peut-être sont-ils en plus tombés sous le charme de Sophia et de ses enfants...? Toujours est-il que Schell et ses hommes sont dépeints comme des nazis qui n’ont de nazis que le nom.
 

Collectivisme vs individualisme

          L’histoire de The Jonkheer’s Wife est une lutte entre collectivisme et individualisme en temps de guerre. Sans grande surprise – à part peut-être le livre Nationalökonomie (le prédécesseur en langue allemande de L’action humaine) de Ludwig von Mises qui se retrouve entre les mains du fils de Schell et qui réussit à bousculer ses idées sur le socialisme… –, elle se déroule tranquillement. La première partie est consacrée à Schell et Sophia, leur vie au quotidien. La seconde, à Willem et sa vie au front. Et la troisième, à la rencontre/réunion en 1945 des trois personnages.

          Lors de cette rencontre justement, l’époux déclare à l’occupant que: « Whatever you did for [my family], you still invaded my country and took my property. I was unprepared and did nothing to prevent it. You’ll never know how much I regret that. That’s the last time in my life that will happen. If we ever meet on my property, my aim will be to kill you. »

          Landrum a un véritable pouvoir d’évocation. On sent qu’il maîtrise bien son sujet. Le fait qu’il ait étudié la Deuxième Guerre mondiale toute sa vie et qu’il ait habité en Hollande durant quelques années n’est pas étranger à cela. The Jonkheer’s Wife est à recommander pour tous ceux qui s’intéressent à cette période sombre de notre passé et qui souhaitent lire une histoire qui intègre une perspective libertarienne.
 

 

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