Montréal, 15 mai 2008 • No 256

 

ENTRETIEN

 

Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et auteur, notamment, de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).
Bogdan C. Enache termine ses études universitaires en sciences politiques à l'Université de Bucarest.

 
 

PASCAL SALIN SUR LA CONCURRENCE,
LES RETRAITES ET LA MONNAIE

 

          M. Ionut Balan, le rédacteur en chef adjoint de Saptamana Financiara (La Semaine Financière) – la principale publication économique hebdomadaire roumaine – s'est entretenu de différents grands thèmes économiques avec Pascal Salin, professeur à l'Université Paris-Dauphine et ancien président de la Société du Mont Pèlerin, au début du mois de mai. Un membre de l'Association Liberalism.ro – qui a pour but la promotion des idées libérales dans l'espace public roumain – a traduit l'entretien du français au roumain. Nous publions ici cet entretien avec l'aimable permission de M. Balan.

G. G.
 

 

1. On dit en Roumanie, comme en France, que les hypermarchés font accroître artificiellement les prix des produits. Que pensez-vous de cette idée?

          Il est étrange que l'on puisse défendre cette idée. L'expérience et le raisonnement prouvent le contraire: les hypermarchés ont été un fantastique moyen de réduire les prix (au point que certains se plaignent des difficultés rencontrées par les « petits commerces » du fait de la concurrence des hypermarchés). Cela se comprend aisément. En effet, par l'importance de leurs achats de marchandises, ils sont capables de négocier des rabais importants à leurs fournisseurs; ils peuvent réduire les coûts – et donc les prix de vente – par exemple en rationalisant la gestion des stocks; ils peuvent avoir du personnel spécialisé capable de trouver à travers le monde les produits les meilleurs et les moins chers, etc.

          Mais on peut présenter le problème autrement. Imaginons que, conformément à ce que croient certains, les hypermarchés fassent augmenter les prix des produits. Il faudrait alors se poser la question suivante: comment est-il possible que les consommateurs, toujours rationnellement soucieux de faire des économies, aillent faire leurs courses dans les hypermarchés? Ceux-ci auraient fait faillite depuis longtemps s'ils vendaient à des prix plus élevés. En outre, il faut tenir compte du fait que les hypermarchés font gagner du temps à leurs clients, en leur permettant d'acheter toutes sortes de produits très variés sans avoir à courir d'une boutique à une autre, ou en leur offrant des parkings très accessibles et gratuits. Autrement dit, un litre de lait acheté dans un magasin dans un centre ville encombré n'est pas identique à un litre de lait vendu par un hypermarché (l'acheteur achète à la fois le litre de lait et le « gain de temps »). Ainsi, même si le litre de lait vendu par un hypermarché était plus élevé – ce qui n'est généralement pas le cas – le consommateur serait gagnant en obtenant un service de plus grande valeur pour lui: s'il va dans un hypermarché, c'est qu'il y trouve un gain !
 

2. En Roumanie, on a développé une vraie obsession pour le système français d'assurances sociales (assurances de santé et tout le système de protection sociale), qui est pris pour modèle absolu de justice sociale. Quels sont les atouts de ce système?

          Il est difficile de trouver des atouts à ce système car il fait peser un poids considérable sur l'économie française et il est en partie responsable de la faible croissance française et du taux de chômage élevé. En effet, dans la mesure où son financement est assuré par des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales), il conduit à une double destruction des incitations à produire, à travailler, à épargner, à investir et à innover:
 

• d'une part, plus on fait d'efforts productifs plus on paie d'impôts;
• d'autre part, même si on ne fait aucun effort productif, on bénéficie des mêmes services d'assurance que les autres.

          Par ailleurs, l'administration de la Sécurité sociale française est un monopole. Or, les monopoles sont toujours mauvais. Si la concurrence existait, les assureurs imagineraient des contrats d'assurance mieux adaptés aux besoins réels des assurés. Ainsi, en France, on rembourse un médicament qui vaut un ou deux euros, mais si un père de famille disparaît, sa famille risque de se retrouver sans ressources. La liberté de choix de son assureur (par exemple pour l'assurance-maladie) n'empêcherait pas de garantir aux plus démunis un niveau satisfaisant de protection: il suffirait, par exemple, de leur attribuer des « vouchers » (bons d'assurance) qu'ils remettraient à l'assureur de leur choix.
 

3. En Roumanie, on vient de passer d'un système de pensions basé sur un seul pilier – les pensions publiques, d'État – a un système avec trois piliers: pensions publiques, pensions obligatoires en administration privée et pensions privées facultatives. Que fait la France de ce point de vue?

          La France est un très mauvais exemple. Il existe essentiellement un système public de retraites qui conduit à des décisions arbitraires et injustes de la part de l'État, et des compléments de retraite privés qui n'ont qu'un rôle limité.

          L'essentiel dans ce domaine consiste à adopter un système de retraite par capitalisation, comme l'ont fait avec succès un grand nombre de pays dans le monde. Un système de capitalisation repose sur la responsabilité personnelle, puisque chacun sait que son niveau de vie, lorsqu'il sera à la retraite, dépend de son effort d'épargne au cours de sa vie. Dans un système de répartition on est plus irresponsable, puisque ce niveau de vie ne dépend pas de son propre effort d'épargne, mais de ce que l'État obligera les actifs à payer aux retraités.
 

4. Les syndicats et certains partis politiques de Roumanie demandent la modification de la loi des pensions obligatoires en administration privée pour y introduire l'obligation des administrateurs de fonds de pensions de garantir un rendement annuel minimal au moins égal avec l'indice de l'inflation. Qu'est-ce que vous pensez de cette initiative législative?

          Il n'est pas possible de garantir à l'avance un taux de rendement, car celui-ci dépend de circonstances économiques imprévisibles. Mais, normalement, dans une économie en croissance, le taux de rendement nominal est supérieur au taux d'inflation. La meilleure garantie vient, une fois de plus, de la concurrence: celle-ci pousse chaque fonds à essayer d'obtenir un meilleur rendement que les autres afin d'attirer des clients. La loi ne permet jamais d'obtenir ce que la concurrence permet d'obtenir.
 

5. La France et la Roumanie ont encore un point commun: le chômage accentué parmi les jeunes. À votre opinion, quelle est l'explication de cette similitude entre les deux pays?

          Je ne connais pas suffisamment bien les caractéristiques du système roumain pour effectuer une comparaison entre la Roumanie et la France. En tout cas, dans le cas de la France, on peut évidemment évoquer les carences de l'éducation ou le manque de motivation de certains jeunes. Mais il me semble surtout essentiel de souligner deux obstacles à l'emploi des jeunes:
 

• L'existence d'un salaire minimum obligatoire. Un jeune qui commence à travailler a, en général, une productivité faible et il doit passer par une période d'apprentissage. Si sa productivité est plus faible que le salaire minimum, il ne sera pas embauché. La suppression du salaire minimum peut apparaître comme une mesure anti-sociale, mais elle en est exactement le contraire. Ce qui est important c'est de permettre à un jeune d'entrer sur le marché du travail, d'améliorer ainsi sa formation et sa productivité et d'être capable d'augmenter régulièrement son revenu. Le salaire minimum – créé pour des raisons démagogiques – est en fait une terrible barrière à l'emploi des jeunes.

• La rigidité du contrat de travail. Celui-ci rend très difficile et très coûteux le licenciement d'un salarié par une entreprise. Par conséquent, les employeurs potentiels hésitent avant d'embaucher un jeune qui a peu d'expérience et dont on ne sait pas à l'avance dans quelle mesure il sera capable de s'adapter au travail qu'on pourrait lui proposer.
 

« La concurrence est toujours bonne, elle l'est dans le domaine de la fiscalité comme dans tous les autres domaines. En effet, la concurrence permet d'avoir une diversité d'expériences et on apprend donc des expériences d'autrui. »


6. La France et l'Allemagne soutiennent depuis quelques temps la nécessite de l'harmonisation de la législation fiscale au niveau de l'Union Européenne. Est-ce que cela veut dire que la France et l'Allemagne envisage la généralisation de l'impôt à taux unique (flat tax) à tous les pays de l'Europe, comme en Roumanie ou Slovaquie?

          La concurrence est toujours bonne, elle l'est dans le domaine de la fiscalité comme dans tous les autres domaines. En effet, la concurrence permet d'avoir une diversité d'expériences et on apprend donc des expériences d'autrui. L'harmonisation fiscale nous priverait de ce processus d'apprentissage. De ce point de vue, l'adoption de la flat tax (impôt non progressif) par la Roumanie, la Slovaquie, l'Estonie et d'autres pays d'Europe est un exemple formidable, car ses conséquences économiques positives sont indéniables. Les gouvernements de pays comme la France ou l'Allemagne n'ont malheureusement pas encore été convaincus par ces exemples, mais au lieu d'adopter la même solution, ils craignent la concurrence de ces autres pays et ils réclament l'harmonisation fiscale, précisément pour mettre fin à la concurrence efficace des pays qui ont adopté la flat tax! Il est vital pour l'Europe de lutter vigoureusement contre tout effort d'harmonisation fiscale!
 

7. Le directeur général du FMI a parlé de la surappréciation de l'euro, en disant aussi que la BCE [Banque centrale européenne] « se débrouille pour contrôler l'inflation », mais, en même temps, « il n'y a aucune contrepoids a l'action de la BCE, sous la forme d'un ministre des Finances de l'UE, qui soit responsable de l'avance de l'économie ». Comment interprétez-vous cette déclaration?

          Ce n'est pas parce que Dominique Strauss-Kahn est directeur général du FMI qu'il a raison. Il partage en fait le préjugé fréquent selon lequel on pourrait stimuler l'activité économique en créant de la monnaie. Mais ceci n'est qu'une illusion. À plus ou moins long terme, la création monétaire n'a pour conséquences que l'inflation – toujours nuisible – et la création de « bulles financières ». À ce sujet, il est nécessaire de souligner que l'actuelle crise financière est la conséquence de la politique déstabilisante de la Banque centrale américaine (Fed). Elle résulte donc de l'interventionnisme des autorités publiques et elle n'est pas, contrairement à ce que l'on dit trop souvent, une preuve de l'instabilité du capitalisme.

          Quant à la BCE, elle a eu une politique monétaire plus sage. Son président, M. Jean-Claude Trichet, défend à juste titre l'idée que la banque centrale a un seul objectif: empêcher l'inflation (qui est d'ailleurs déjà trop élevée dans la zone euro). Il résiste donc aux pressions politiques en faveur d'une baisse de taux d'intérêt. L'existence d'un ministre des Finances de l'UE risquerait d'influencer la politique monétaire dans la voie démagogique de la création monétaire et de la politique de bas taux d'intérêt.
 

8. Que pensez-vous de l'intention du FMI d'intervenir sur le marché de l'or? (voir article de MarketWatch)

          Le FMI détient des réserves d'or qui lui ont été confiées par les pays membres. Mais l'or ne joue malheureusement plus le rôle régulateur qu'il a joué en régime d'étalon-or (où l'on a évité l'inflation bien mieux qu'en pratiquant des politiques monétaires discrétionnaires comme on l'a fait tout au long du XXème siècle). La vente d'or par le FMI aurait essentiellement l'avantage pour lui de se procurer des ressources pour fonctionner. Mais ce qui est important n'est pas tellement de savoir ce que le FMI fait de son or, mais plutôt de s'interroger sur son rôle. Or, le FMI est inutile: c'est lui qui doit disparaître et pas seulement sa réserve d'or.
 

9. Comment interprétez-vous cette déclaration d'Alan Greenspan, l'ex-président de la Fed: « Le secret peu honorable qui se cache derrière la tirade des étatistes contre l'étalon-or est que le déficit budgétaire est tout simplement une machination de confiscation de la prospérité. L'or s'oppose à ce processus insidieux, car il est le garant des droits de propriété. Si le monde comprenait cette chose, il n'y aurait plus de difficulté à comprendre l'opposition des étatistes envers l'étalon-or. »(1)

          Ce que l'étalon-or permet – comme il l'a permis dans le passé –, c'est d'éviter les excès de création monétaire. Mais il ne fonctionne efficacement que s'il n'existe pas de banque centrale. En effet, cette dernière peut toujours faire une politique monétaire expansionniste, qu'elle compense ensuite par une dévaluation. Si la garantie de convertibilité à prix fixe d'une monnaie en or est donnée par des banques privées, celles-ci ne peuvent pas dévaluer, car elles seraient coupables d'une rupture de contrat, ce que le monde civilisé des affaires n'admet pas. Il est d'ailleurs intéressant de noter qu'Alan Greenspan avait écrit un jour (bien avant de devenir président de la Fed) que les malheurs monétaires des États-Unis étaient nés de la création de leur banque centrale...

          Il n'y a pas de lien direct entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Ce qu'Alan Greenspan semble suggérer dans la citation ci-dessus c'est qu'un certain nombre de gouvernements financent leur déficit budgétaire par la création monétaire, ce qui est source d'inflation. Dans un système d'étalon-or, l'État ne peut pas accroître la production de monnaie à sa convenance, ce qui met un frein à sa volonté de faire des déficits. Il est certain que les étatistes aiment la politique « d'argent facile », mais celle-ci a souvent conduit à des désastres.

 

1. « This is the shabby secret of the welfare statists' tirades against gold. Deficit spending is simply a scheme for the confiscation of wealth. Gold stands in the way of this insidious process. It stands as a protector of property rights. If one grasps this, one has no difficulty in understanding the statists' antagonism toward the gold standard. » (« Gold and Economic Freedom », Alan Greenspan, publié en 1966 dans Objectivist – la newsletter d'Ayn Rand – et reproduit en 1967 dans son livre Capitalism: The Unknown Ideal.