Montréal, 15 juin 2008 • No 257

 

LECTURE

 


Robert Leroux, Lire Bastiat: science sociale et libéralisme, Paris, Hermann, 2008, 237 pages.

 
 

LIRE BASTIAT DE ROBERT LEROUX

 

          Les lecteurs de ce magazine connaissent probablement presque tous Bastiat. Au fil des ans, nous avons reproduit plusieurs de ses petits textes les plus connus, comme Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, ou encore La vitre cassée, en plus de publier de nombreux articles qui le citent.

          Bien peu le connaissent toutefois autrement que de façon superficielle. Bastiat est considéré comme un vulgarisateur de génie, et ses quelques pamphlets classiques sont devenus incontournables pour quiconque prétend défendre le libre marché. Mais on a retenu bien peu de choses de lui à part cette image de polémiste. Une image réductrice entretenue dès sa mort en 1850, dans un pays où la pensée libérale n’a jamais été particulièrement prisée. Une réputation qu’un siècle d’indifférence presque totale n’a rien fait pour altérer, jusqu’à ce que Bastiat renaisse de ses cendres il y a une quinzaine d’années.

          Cet essai de Robert Leroux vient contribuer de façon importante à la redécouverte de l’oeuvre de Bastiat. Il cherche à aller au-delà du cliché et à nous montrer à quel point Bastiat est « un esprit compliqué, plein de diversité. C’est que, chez lui, et ce fait est assez singulier, le pamphlétaire, le polémiste, bref le défenseur du libéralisme, ne sont point étranger à l’homme de science: ces différentes figures se supposent l’une et l’autre, et on les rencontre, à divers degré, dans pratiquement toutes les thématiques qu’il a abordées. »

          En tant que précurseur de l’École autrichienne (comme on peut le lire dans le chapitre ci-dessous extrait du livre, p. 199-209), Bastiat a en effet abordé la science économique avec une rigueur qu’on ne soupçonne pas si on ne s’attarde qu’à l’aspect humoristique de ses attaques contre les sophismes. Mais dans ce petit livre d’une grande finesse, on apprend à « lire Bastiat » plus profondément, et on découvre un penseur d’une richesse surprenante.

          Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat – le second poursuivant l’oeuvre du premier à quelques années de distance – sont deux monuments de la pensée libérale française et de l’histoire économique. Les questions de politiques publiques qui les préoccupaient sont les mêmes auxquelles nous sommes quotidiennement confrontés. Et les critiques et solutions qu’ils ont proposées sont toujours aussi d’actualité.

          Dans un pays francophones de surcroît, leurs noms et leurs travaux devraient être aussi connus que ceux de Smith, Hayek ou Friedman. C’est pourquoi le livre de M. Leroux devrait faire partie de la bibliothèque de tout libertarien qui se respecte.

          (Nous reproduisons cet extrait avec l'aimable autorisation de son auteur, Robert Leroux, qui enseigne la sociologie à la Faculté des Sciences sociales de l'Université d'Ottawa.)

M. M.
 

 

L’HÉRITAGE INTELLECTUEL DE BASTIAT

 

          En parallèle à une rhétorique alerte, à un style plein d’humour et de couleurs, ou encore à une ironie mordante, Frédéric Bastiat laisse derrière lui une oeuvre scientifique primordiale, inscrite au coeur même d’une ou deux décennies de bruit, de désordre et de changement. Son parcours, on l’a vu, est celui d’un homme soucieux de fortifier et de conférer une dignité aux libertés individuelles. Et pour y parvenir, dès ses années de jeunesse, il s’est d’abord mis à l’étude de l’économie politique. Cette formation, qu’il a acquise patiemment, en autodidacte, lui a permis, et ce fait n’est pas suffisamment connu, de devenir l’un des plus importants théoriciens du libéralisme de son époque. On peut en juger, du reste, par l’abondance des commentaires que son travail a suscité. Une étude entière serait sans doute nécessaire pour bien montrer le sinueux héritage intellectuel de la pensée de Bastiat à la fois sur les sciences sociales et sur le libéralisme.

          Quelques commentaires suffiront ici. Héritier de la tradition libérale française dont on a injustement mésestimé l’importance, Bastiat a souvent marché dans les sentiers que Jean-Baptiste Say, Charles Comte et Charles Dunoyer avaient ouverts quelques années avant lui(1). Comme eux, il a défendu la liberté – autant individuelle que commerciale –, comme eux aussi, il a milité pour un rétrécissement de la taille de l’État, comme eux enfin, il a participé au progrès de l’économie politique. Bref, à sa manière, Bastiat a pleinement assumé l’héritage intellectuel du libéralisme français. Au reste, dans une ébauche de préface des Harmonies économiques qui, assez curieusement, prend la forme d’une lettre que Bastiat s’adresse à lui-même, on note un vif souci à inscrire son propre travail dans la tradition libérale française. « Il est utile, il est heureux que des génies patients et infatigables se soient attachés comme Say à observer, à classer, et exposer dans un ordre méthodique tous les faits qui composent cette belle science (l’économie politique). Désormais, l’intelligence peut poser le pied sur cette base inébranlable pour s’élever à de nouveaux horizons. Aussi combien nous admirions les travaux de Dunoyer et de Comte qui, sans jamais dériver de la ligne rigoureusement scientifique tracée par M. Say, transportent avec tant de bonheur ces vérités acquises dans le domaine de la morale et de la législation. Je ne te le dissimulerai pas; quelquefois, en t’écoutant, il me semblait que tu pouvais à ton tour prendre ce même flambeau, des mains de tes devanciers et en projeter la lumière dans quelques recoins obscurs des sciences sociales, et dans ceux surtout que de folles doctrines ont récemment plongé dans l’obscurité(2) ».

          Charles Dunoyer voyait pour sa part Bastiat comme une belle et prometteuse acquisition pour l’école libérale française(3). « M. Bastiat, dont le talent s’est révélé depuis peu de temps à l’école économique, est pour elle une acquisition réelle, et elle lui devait ses plus affectueux encouragements. C’est un esprit simple et modeste, plein de courage et de candeur, parlant sans haine et sans crainte, et disant la vérité avec une conscience intrépide, qui ne considère autre chose que l’intérêt même de la vérité. De si précieuses qualités morales, unies à de belles facultés intellectuelles, permettent à l’école d’espérer beaucoup de M. Bastiat. Ne doutons pas qu’il ne justifie ces espérances(4) ».

          Si Bastiat n’a pas nécessairement fait école, du moins au sens strict, il a néanmoins eu « beaucoup d’adeptes », comme le remarque Pareto(5): Henri Beaudrillart, Joseph Garnier, Yves Guyot, Gustave de Molinari et bien d’autres ont été fortement imprégnés de sa pensée. Il y aurait même eu, selon Ralph Raico, une « vague Bastiat » dans les années 1850(6). Mais à la fin du XIXe siècle quand ces auteurs commencent à disparaître les uns après les autres, un inquiétant silence s’est fait autour de la postérité intellectuelle de Bastiat. Ainsi, pour l’essentiel du XXe siècle, à l’exception des dix ou quinze dernières années, il est fort difficile de trouver en France des continuateurs ou même des commentateurs de son oeuvre.

          En Angleterre et aux États-Unis(7), pour des raisons qui s’expliquent assez facilement, la situation a été fort différente: puisque ces deux pays ont été historiquement des territoires fertiles pour la semence des idées libérales, Bastiat y a trouvé, tout naturellement, une certaine notoriété. En Angleterre, outre John Cairnes(8) qui a souligné à quelques reprises l’importance de ses travaux, d’autres économistes, comme John R. McCulloch, Arthur Perry, Francis Walker ou encore Henry D. Macleod, lui ont, eux aussi, réservé un accueil chaleureux(9).

          Aux États-Unis la réception de l’oeuvre de Bastiat est venue plus tardivement. Avant le milieu du XXe siècle, on trouve peu de références explicites à ses écrits. On évoque souvent par contre la controverse qui l’a opposé à Henry Carey et la fameuse lettre d’accusation de plagiat que ce dernier fît paraître dans le Journal des économistes. Sans affirmer avec certitude que cet incident ait pu contribuer à expliquer l’occultation relative de Bastiat, on ne peut pas dire en revanche qu’il en a favorisé la diffusion. Ce n’est semble-t-il qu’à partir des années 1940(10), grâce notamment à Henry Hazlitt, que Bastiat se révèle comme un auteur de première importance, surtout auprès du grand public(11). Ses succès en librairie sont d’ailleurs là pour en témoigner(12). Mais à l’exception des monographies de Dean Russell(13) et de George Charles Roche(14), on écrit donc peu sur Bastiat, on préfère, et Leonard Read et Hazlitt sont de ceux-là(15), s’inspirer de ses travaux pour les appliquer à des problèmes économiques concrets.

          Les filiations intellectuelles entre Bastiat et l’École autrichienne sont d’une tout autre nature.

          Dès la fin du XIXe siècle au moment où, sous l’impulsion de Böhm-Bawerk et de Wieser, l’École autrichienne prend son essor, on trouve d’importantes similitudes entre elle et Bastiat, notamment à propos du caractère subjectif de la valeur(16). Ces similitudes, on peut s’en étonner, n’ont donné lieu à aucun dialogue. Au fait, il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que la situation change sensiblement. Les deux plus importants économistes autrichiens de l’époque, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, ont bel et bien lu les travaux de Bastiat. Certes, ils le citent peu, mais il y a entre eux et l’économiste français une parenté d’idées qui est loin d’être négligeable et qui a été relevée dans quelques récentes études(17). Mais, et il faut insister sur ce point, les Autrichiens lorsqu’ils lisent Bastiat, contrairement aux Américains, ne cherchent pas à utiliser ses travaux simplement à des fins éducatives ou de vulgarisation; ils essayent d’en déceler d’abord et avant tout une pertinence scientifique.

          On peut, à ce sujet, prendre le cas d’Hayek comme premier exemple. En 1964, le célèbre économiste signe une brève introduction à la traduction anglaise d’une compilation de quelques-uns des plus importants textes de Bastiat. Discutant de la pertinence de cet ouvrage, Hayek en profite pour montrer que le principal mérite de Bastiat a été d’avoir mis en relief quelques-uns des plus importants sophismes (fallacies) que l’on trouve toujours en économie. On continue de croire, par exemple, que la guerre engendre la prospérité, que la consommation stimule l’économie alors que l’épargne la ralentit, que le rôle premier du gouvernement est de distribuer la richesse, etc. En quelques mots, Bastiat devient un indispensable allié pour Hayek dans la lutte qu’il mène alors contre le planisme et le keynésianisme(18).

          D’autres liens entre Bastiat et l’École autrichienne sont en vue, notamment au plan méthodologique. Mark Thornton ne laisse aucun doute sur ce point. Dans un bel article, il n’hésite pas à présenter Bastiat comme un important précurseur de l’École autrichienne(19). Autant chez l’économiste landais que chez Mises ou chez Hayek, la possibilité d’une unité méthodologique entre les sciences de la nature et les sciences sociales est fermement récusée. On a suffisamment insisté sur le fait que, pour Bastiat, seuls les individus sont des réalités concrètes. Il repousse ainsi la philosophie de l’histoire de Saint-Simon et des socialistes, et souscrit au principe de l’individualisme méthodologique tel qu’il va s’articuler chez Mises. Ce dernier écrit du reste, dans une remarque que Bastiat n’aurait sans doute pas désapprouvée, que « nous devons prendre acte du fait que toute action est accomplie par des individus. Une collectivité agit toujours par l’intermédiaire d’un ou plusieurs individus dont les actes sont rapportés à la collectivité comme à leur source secondaire. C’est la signification que les individus agissants, et tous ceux qui sont touchés par leur action, attribuent à cette action, qui en détermine le caractère [...] Car une collectivité n’a pas d’existence et de réalité, autres que les actions des individus membres. La vie d’une collectivité est vécue dans les agissements des individus qui constituent son corps. Il n’existe pas de collectif concevable, qui ne soit opérant à travers les actions de quelque individu. La réalité d’une entité sociale consiste dans le fait qu’elle dirige et autorise des actions déterminées de la part des individus. Ainsi la route pour connaître les ensembles collectifs passe par l’analyse des actions des individus(20) ». Bastiat ne dit pas autre chose, et peut certainement de ce fait être considéré comme un théoricien de la praxéologie(21).

          Cette rupture de l’unité méthodologique entre les sciences sociales et les sciences de la nature, Hayek la proclame à son tour. Ainsi, dans Scientisme et sciences sociales, il critique avec force l’idée que, pour le scientifique, « les opinions qu’ont les gens sur le monde extérieur sont toujours pour lui un stade à dépasser »(22). Cette position est, à ses yeux, intenable. « Nous devons partir, dit-il, de ce que les hommes pensent et veulent faire; partir du fait que les individus qui composent la société sont guidés dans leurs actions par une classification des choses et des événements établis selon un système de sensations et de conceptualisations qui a une structure commune et que nous connaissons parce que nous sommes, nous aussi, des hommes(23) ». En s’exprimant ainsi, Hayek songeait-il davantage à Carl Menger ou à Ludwig von Mises qu’à Bastiat? Sans doute, mais cela importe peu au demeurant. Car c’est la similitude des points de vue, en dépit du fait qu’ils s’expriment dans des contextes fort différents, qui est ici saisissante. Il importe de souligner que dans sa critique du positivisme, Bastiat avance des arguments comparables à ceux d’Hayek dans sa lutte au scientisme un siècle plus tard.
 

« Il est indéniable que Bastiat a contribué, au mitan du XIXe siècle, à lier le libéralisme économique au libéralisme politique pour défendre la liberté sous toutes ses formes. On ne peut plus dès lors réduire l’oeuvre de Bastiat à la question du libre-échange comme on le fait trop souvent. »


          Bastiat et les économistes autrichiens se rejoignent aussi dans leur opposition commune au socialisme. C’est d’abord au nom de la science et de la liberté qu’ils contestent cette doctrine. Alors que pour les libéraux la société se compose d’individus rationnels, cherchant à maximiser leur bien-être(24), les socialistes, dit Bastiat, « ne laissent pas au genre humain un atome de dignité(25) ». Aussi, les socialistes souscrivent à l’idée que les rapports humains sont nécessairement le résultat de conflits et de rapports de domination. Au nom de l’idée d’harmonie, nous l’avons vu, Bastiat a déconstruit cette idée. Mises s’inscrit dans la même veine de pensée. Ainsi, il explique que, contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les libéraux qui souscrivent à une conception asociale de l’histoire, mais bien les socialistes car, pour eux, l’individu serait perpétuellement en lutte avec ses semblables. Pour Mises, cette vision de l’histoire est complètement fausse. La science sociale, explique-t-il, montre plutôt « qu’à l’intérieur de la société, les intérêts des individus se concilient, elle ne voit aucune opposition entre le tout et l’individu, elle peut comprendre l’existence de la société sans avoir recours aux dieux et aux héros. On peut se passer du démiurge coinçant l’individu, à son corps défendant, dans la collectivité, quand on a reconnu que la liaison sociale apporte à l’individu plus qu’elle ne lui prend(26) ». Il apparaît difficile ici d’être plus proche des conclusions que développe Bastiat, notamment dans les Harmonies économiques.

          Dans son ouvrage de 1922 sur le socialisme, Mises n’utilise pas le terme d’harmonie, comme il fera plus tard en 1949 dans L’Action humaine, mais bien celui de paix, dont le sens au fond n’est pas tellement éloigné. « Le principe de paix l’emportant sur le principe de la force, voilà ce dont l’esprit humain a pris conscience avec la philosophie sociale du libéralisme dans laquelle l’humanité pour la première fois cherche à se rendre compte de ses actes. Elle dissipe le nimbe romantique dont s’entourait jusqu’ici l’exercice de la force. Elle enseigne que la guerre est nuisible non seulement pour les vaincus, mais aussi pour les vainqueurs. C’est par des oeuvres de paix que la société est née; son être, sa raison d’être, c’est de créer la paix. Ce n’est pas la guerre, c’est la paix qui est l’auteur de toute chose(27) ». Comme Bastiat, Mises a rêvé de paix. Il a pensé que l’extension des relations commerciales, que la promotion des libertés de toutes sortes, amènerait naturellement la paix entre les individus et les nations.

          Pour y parvenir, fallait-il d’abord combattre la socialisation de l’économie. Tel est le projet d’Hayek. Dans La route de la servitude, puis dans son tout dernier livre La présomption fatale, il soutient que le socialisme est fondamentalement incompatible avec la démocratie. Et que, pour cette raison même, il est condamné à l’échec. Il le démontre en insistant lourdement, à la manière de Bastiat, sur la supériorité morale et cognitive de la matrice libérale; l’ordre spontané ou naturel est dès lors supérieur à l’ordre décrété ou artificiel. Le libéralisme devient ainsi une connaissance, une vision du monde qui met en relief la rationalité des individus. Scientifiquement, pour Hayek, le socialisme est donc inacceptable car il propose une interprétation totaliste – qu’on appellerait aujourd’hui holiste – de la réalité sociale; il s’intéresse non pas à l’action humaine, pour parler comme Mises, mais aux grands ensembles tels la société, l’économie, le capitalisme, etc. De fait, Hayek conclut que le socialisme défend un scientisme étroit, qui vide complètement le social de la rationalité individuelle(28). Aussi, et cette idée aurait sans doute mérité d’être développée, Mises, et surtout Hayek(29) ont bien compris que le socialisme menait dans bien des cas au totalitarisme.

          Ces remarques permettent de souligner l’importance de Bastiat dans l’histoire de la science économique et du libéralisme. Il n’est pas douteux qu’il a su travailler les intuitions initiales de cette discipline et de cette idéologie avec une fécondité et une originalité qui ne peuvent plus être tenues pour négligeables. Jean-Philippe Feldman écrit à ce sujet que « loin d’être un auteur mineur, thuriféraire d’un naïf laissez-faire, Bastiat apparaît comme le précurseur de la plupart des courants libéraux contemporains. Il précède l’École des droits de propriété en mettant l’accent sur ce qu’il considère comme un droit naturel et en développant ses incidences sur l’économie. Il préfigure, via Hayek, l’école du Public Choice en démontant le mécanisme diabolique du marché politique. Enfin et surtout, il annonce les analyses hayekiennes sur la présomption fatale du constructivisme, le caractère négatif des règles de juste conduite, l’imposture de la justice sociale ou encore la concurrence comme processus de découverte(30) ».

          Il est indéniable aussi que Bastiat a contribué, au mitan du XIXe siècle, à lier le libéralisme économique au libéralisme politique pour défendre la liberté sous toutes ses formes. On ne peut plus dès lors réduire l’oeuvre de Bastiat à la question du libre-échange comme on le fait trop souvent; ses réflexions sur l’État, sur la loi, sur la liberté de presse ou, plus largement encore, sur la nature humaine, témoignent éloquemment de l’étendu de son propos(31). Frédéric Passy a parfaitement raison de souligner que notre auteur a été « autre chose, en vérité, que l’homme d’une seule idée(32) ». G. Valbert trouve les mots justes quand il affirme que « Bastiat était avant tout un économiste libéral » et qu’il « donnait à sa chère économie politique le pas sur tout le reste(33) ». On a vu à ce sujet que Bastiat s’était initié aux principes de l’économie politique plusieurs années avant qu’il ne commence à intervenir dans le débat public.

          Mais, dans la France de l’époque, le double combat de Bastiat pour mettre en valeur le libéralisme et pour faire triompher l’économie politique s’est souvent heurté à l’indifférence, sinon à de fortes résistances.

          En 1853, peu de temps après la mort de Bastiat, Hippolyte Castille tire ce sombre constat: « Le nom de Frédéric Bastiat n’a pas eu le temps d’acquérir son entier développement. Dans un temps d’agitation morale et de calme effectif, dans un pays de libre-discussion comme l’Angleterre ou l’Amérique, M. Bastiat eût fourni une grande carrière; mais ici, où nous ne saurions discuter longtemps sans courir au fusil, dans ce pays catholique et monarchiste, c’est-à-dire intolérant et absolu, plus passionné que rationnel, réclamant la liberté et ne pouvant soutenir la contradiction, les hommes de cette trempe n’ont rien à faire. M. Bastiat est mort; et il a eu raison de mourir. Qu’eût-il fait parmi nous?(34) »

          Bastiat apparaît donc, selon ce témoignage, comme un étranger dans sa propre patrie. Dans la même foulée, en 1901, Max Maurel, président de la société d’économie politique de Bordeaux, estime que « Bastiat sera classé par l’Histoire dans le groupe le plus éminent des savants du XIXe siècle. Si on avait su le comprendre, ajoute-t-il, l’Angleterre n’aurait pas été la seule de toutes les nations à profiter des immenses avantages de la liberté commerciale; nous aurions eu notre part de ces avantages et notre exportation comme notre consommation intérieure auraient doublé d’importance. Mais au lieu d’exalter Bastiat, comme on a exalté Cobden en Angleterre, on a fait le silence systématique autour de lui. Aujourd’hui, cinquante ans après la mort de ce grand homme, on le connaît moins en France qu’en 1850. Je me demande même si notre nation aujourd’hui n’est pas plus ignorante en matière économique qu’au moment de la mort de Turgot(35) ».

          Le problème n’est peut-être pas qu’on a pas su comprendre Bastiat, mais qu’on a pas voulu l’entendre.

 

1. H. Lepage, « Redécouvrir les libéraux de la Restauration: Comte et Dunoyer », in A. Madelin (dir.), Aux sources du modèle libéral français, Paris, Perrin, 1997, p. 139-154.
2. Projet de préface pour les Harmonies (1847), OC, VII, p. 307-308.
3. De l’école libérale française, Alfred Espinas dira à la fin du XIXe siècle qu’elle est « devenue éclectique » (Histoire des doctrines économiques, Paris, Armand Colin, 1891, p. 307-308). Dans une récente étude, M. Leter va parler quant à une lui d’une « école de Paris ». Cf. « Éléments pour une étude de l’école de Paris (1803-1852) », in P. Nemo & J. Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris, PUF, 2006, p. 429-509.
4. C. Dunoyer, « De l’agitation anglaise pour la liberté du commerce », Journal des économistes, t. 12, 4e année, 1845, p. 24.
5. V. Pareto, « Les systèmes socialistes », in OEuvres complètes, vol. V, t. II, Genève, Droz, 1965, (1re éd. 1902-1903), p. 54.
6. R. Raico, « L’oeuvre de Frédéric Bastiat en perspective », in J. Garello (dir.), Aimez-vous Bastiat?, Paris, Romillat, 2002, p. 51.
7. Cf. J. Garello, « Préface », in T. Sowell, La loi de Say. Une analyse historique, Paris, Litec, 1991, p. XII.
8. J. E. Cairnes, « Bastiat », Fortnightly Review, 8, 1870, p. 414 et s.
9. Cf. J. T. Salerno, « The Neglect of the French Liberal School in Anglo-American Economics: A Critique of Received Explanations », Review of Austrian Economics, 2, 1988, p. 113-136.
10. G. Nash, The Conservative Intellectual Movement in America since 1945, New York, Basic Books, 1976, p. 22, p. 354.
11. Cf. H. Hazlitt, Economics in One Lesson, New York, Harper, 1946.
12. Cf. M. Baldini, « Liberalism and Catholicism in Frédéric Bastiat », Journal des économistes et des études humaines, vol. 11, no. 2/2, juin/sept., 2001, p. 279.
13. D. Russell, Frédéric Bastiat and the Free Trade Movement in France and England 1840-1850, Genève, Albert Kundig, 1959; Frédéric Bastiat: Ideas and Influence, New York, Foundation for Economic Education, 1969.
14. G. C. Roche, Frederic Bastiat. A Man Alone, New Rochelle, N.Y., Arlington House, 1971.
15. Cf. To Free or Freeze, that is the Question, Irvington-on-Hudson, N.Y., Foundations for Economic Education, 1972; The Love of Liberty, Irvington-on-Hudson, N.Y., Foundations for Economic Education, 1975.
16. Sur cette base, H. L. Asser remet en cause l’originalité de Böhm-Bawerk et de Wieser et donne du crédit à Bastiat (« Frédéric Bastiat et les néo-économistes autrichiens », Journal des économistes, mars 1893, p. 337-346).
17. Cf. B. Caplan, E. Stringham, « Mises, Bastiat, Public Opinion, and Public Choice », Review of Political Economy, vol. 17, nu. 1, jan. 2005, p. 79-105; J. A. Dorn, « Law and Liberty: A Comparison of Hayek and Bastiat », The Journal of Libertarian Studies, vol. 5, no. 4, 1981, p. 375-397.
18. F. Hayek, « Introduction », in F. Bastiat, Selected Essays on Political Economy (1964), New York, Irvington on Hudson, The Foundation for Economic Education, p. ix-xx.
19. Cf. M. Thornton, « Frédéric Bastiat as an Austrian Economist », Journal des économistes et des études humaines, vol. 11, no. 2/3, juin/sept 2001, p. 387-398.
20. L. von Mises, L’action humaine. Traité d’économie, Paris, PUF, p. 47.
21. G. Bramoullé, « Frédéric Bastiat: Praxeologist Theorician », Journal des économistes et des études humaines, vol. 11, no. 2/3, juin/sept., 2001, p. 361-372; M. Thornton, op. cit., p. 389 et s.
22. F. Hayek, Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1953, p. 15.
23. Ibid., p. 29.
24. Cf. R. Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2004.
25. Harmonies économiques (1850), OC, VI, p. 572.
26. L. von Mises, Le socialisme. Étude économique et sociologique, Paris, Librairie du Médicis, 1952, p. 74.
27. Ibid., p. 77.
28. F. Hayek, Scientisme et sciences sociales, Paris, Plon, 1953.
29. F. Hayek, La route de la servitude, Paris, PUF, 2005 (1re éd. 1943).
30. J.-P. Feldman, « Bastiat précurseur de Hayek? Essai sur la proclamation des principes libéraux et leur dévoiement par le processus de socialisation », Journal des économistes et des études humaines, vol. 6, n. 4, déc. 1995, p. 648.
31. J.-P. Centi, « Les différentes dimensions de l’oeuvre de Bastiat », in J. Garello (dir.), Aimez-vous Bastiat?, Paris, Romillat, 2002, p. 73-82.
32. F. Passy, « Le centenaire de Frédéric Bastiat », Bulletin de la société d’économie politique, séance du 5 juillet 1901, p. 132.
33. G. Valbert, « Une correspondance inédite de Frédéric Bastiat », Revue des deux mondes, jan.-fév. 1878, p. 221.
34. H. Castille, Hommes et moeurs en France sous le règne de Louis Philippe, Paris, Henneton, 1853, p. 181.
35. M. Maurel, « Le centenaire de Frédéric Bastiat », séance du 5 juillet, Bulletin de la société d’économie politique, 1901, p. 147-148.