Montréal, 15 août 2008 • No 258

BILLET

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

LE POUVOIR DES FONCTIONNAIRES
(SELON YES MINISTER)

 

par Martin Masse

 

          Les séries britanniques Yes Minister et Yes Prime Minister sont des joyaux télévisuels que tout le monde devrait avoir vus. Diffusée par la BBC au début des années 1980, cette comédie de situation met en scène un ministre nouvellement élu (qui devient plus tard chef du gouvernement), Jim Hacker et son entourage, en particulier son « permanent secretary » Sir Humphrey (l'équivalent d'un sous-ministre ici – notez le caractère approprié du terme « permanent » pour décrire un bureaucrate inamovible!). On le voit tenter naïvement d'instaurer des réformes et se faire presque toujours court-circuiter par ses fonctionnaires qui contrôlent tout, par la nécessité de maintenir sa popularité, ou par divers imbroglios de la vie politique.

 

          Les scènes les plus drôles sont celles où des hauts fonctionnaires imbus d'eux-mêmes, sûrs de représenter le véritable gouvernement alors que les politiciens ne sont que des emmerdeurs de passage, cherchent à manipuler leur ministre. Il s'agit d'une comédie avec ses exagérations évidemment, mais on reconnaît exactement la même dynamique, avec parfois les mêmes situations, que celles qui ont cours aujourd'hui au sein du gouvernement à Ottawa ou à Québec. 

          La plupart des gens ne se rendent pas compte à quel point un ministre dépend de ses fonctionnaires pour tout et n'a pas les pouvoirs très étendus qu'on imagine. Il n'a qu'une petite équipe – son cabinet d'une douzaine de personnes, dont seulement trois ou quatre conseillers politiques, la plupart n'étant pas des spécialistes des questions qui sont la responsabilité du ministère – pour l'aider à prendre des dizaines de décisions parfois très techniques, ou enclencher des réformes extrêmement complexes. D'un autre côté, des milliers de fonctionnaires connaissent bien les dossiers depuis des années, maîtrisent la machine législative et les procédures bureaucratiques, savent exactement comment tirer les ficelles au sein d'un État énorme pour obtenir ou bloquer quelque chose. Ils contrôlent habituellement les échéanciers (impossible de faire avancer quoi que ce soit à moins de se conformer aux étapes nécessaires), le « crayon » (la rédaction des textes nécessaires à faire avancer tout dossier), l'expertise (vers qui se tourner si les fonctionnaires de votre département juridique vous disent qu'il est impossible selon la loi de faire quelque chose, même si vous pensez qu'ils ont tort?), etc.

          Un ministre qui veut faire avancer quoi que ce soit dans un sens qui ne plaît pas à la bureaucratie doit se lever de bonne heure et faire des pieds et des mains, et avoir une équipe forte ayant une sensibilité stratégique extrêmement développée. C'est presque comme un jeu d'échec. Et les fonctionnaires du ministère ne sont d'ailleurs pas le seul obstacle à surmonter – il y a le Bureau du conseil privé (le Conseil exécutif à Québec), organe bureaucratique central de l'État, le bureau du premier ministre, qui décide de tout en bout de ligne, les autres ministères, le caucus des députés, et les lobbies qui ont leurs entrées dans les cercles du pouvoir.
 

Des exécutants?

          Mais, se demandera-t-on, comment les fonctionnaires peuvent-ils bloquer quelque chose? Ne sont-ils pas simplement des exécutants chargées de mettre en oeuvre les décisions politiques? Oui et non. Dans les faits, ils ont un pouvoir eux aussi et ils s'en servent, même si c'est de façon détournée. Il y a des trucs typiques qui sont encore utilisées constamment aujourd'hui dans nos capitales. Dans la série, Hacker demande par exemple à ses fonctionnaires de formuler une proposition d'une certaine façon dans un document à présenter au conseil des ministres. Le document revient avec une formulation qui correspond plutôt à la position de Sir Humphrey. Le ministre renvoie le document en demandant des modifications. Le document revient avec un texte modifié mais qui ne correspond toujours pas à ce que souhaite le ministre, qui le renvoie de nouveau dans la machine, jusqu'à ce que, découragé, il décide d'essayer de le rédiger lui-même à son goût, ce qui est évidemment plus compliqué que prévu.

          J'ajouterais, à partir de mon expérience personnelle, que ce petit jeu peut se compliquer encore plus lorsqu'il y a un échéancier incontournable à respecter (par exemple, une réunion importante du conseil des ministres où la décision devra être prise, sinon tout sera reporté de plusieurs mois). À noter que ce n'est pas de l'insubordination directe de la part des fonctionnaires, ce qu'ils ne pourraient évidemment pas se permettre sans remettre en question tout le système démocratique. Ils ne disent pas directement au ministre: on s'en fout de votre position, vous n'êtes qu'un élu insignifiant et c'est nous qui avons le véritable pouvoir ici. Mais c'est ce qu'ils font malgré tout, de façon plus subtile. Le ministre ne peut pas simplement ordonner à ses fonctionnaires de faire ceci ou cela en claquant des doigts. Il doit lui aussi jouer le jeu et tenter de « déjouer » ceux qui s'opposent à sa réforme. À l'inverse, si, comme cela arrive aussi évidemment, la bureaucratie du ministère est plutôt favorable à la position du ministre, alors la réforme en sera grandement facilitée.
 

« Un ministre qui veut faire avancer quoi que ce soit dans un sens qui ne plaît pas à la bureaucratie doit se lever de bonne heure et faire des pieds et des mains, et avoir une équipe forte ayant une sensibilité stratégique extrêmement développée. C'est presque comme un jeu d'échec. »


(Il ne faut d'ailleurs pas croire que tous les fonctionnaires sont uniformément étatistes. La culture politique est très différente d'un ministère à un autre, et même parfois d'un département à un autre au sein d'un gros ministère. J'ai eu des discussions très intéressantes avec des fonctionnaires d'Industrie Canada qui semblaient relativement bien comprendre la logique du marché et les désavantages d'une réglementation excessive, même si on ne pourrait évidemment les qualifier de libertariens. À Québec, tout le monde sait que les fonctionnaires du Conseil du Trésor ou du ministère des Finances, plus « réalistes », sont souvent en conflit avec ceux de la Santé ou d'autres ministères dépensiers. J'ai déjà parlé à certains qui étaient ravis de l'appui qu'ils recevaient lors de la publication d'une Note économique de l'IEDM en faveur de réformes ou de coupures de dépenses. D'un côté comme de l'autre, il faut savoir qui sont ses alliés pour faire avancer quoi que ce soit au sein de cette machine.)

          Vous ne lirez presque jamais de reportages ou d'analyses dans les médias sur cette réalité essentielle du processus de décision au sein du gouvernement. On peut faire un bac en science politique (comme moi) sans jamais en avoir entendu parler. Ça fait partie de ces vérités qu'il est préférable de ne pas trop évoquer si on ne veut pas se faire d'ennemis et continuer à avoir ses entrées dans les corridors du pouvoir. Le génie exceptionnel de Yes Minister est justement de nous montrer, par des situations cocasses, comment cela se passe, en laissant clairement transparaître tous les sous-entendus qui ne sont jamais explicités dans la vraie vie. C'est pourquoi cette série est devenue un classique.
 

Clip sur la réforme scolaire

          Le clip ci-dessous nous montre Hacker en premier ministre, discutant avec une collègue et Sir Humphrey, devenu son « cabinet secretary », soit le plus haut fonctionnaire de l'État, l'équivalent du greffier du Conseil privé à Ottawa ou du secrétaire général du Conseil exécutif à Québec. Ce personnage hybride, patron des fonctionnaires, secrétaire du conseil des ministres, mais en même temps conseiller politique du premier ministre et nommé par lui, est probablement celui qui a le plus d'influence sur les décisions de l'État, plus que n'importe quel ministre, certainement à Ottawa. Tout ce qui se rend au conseil des ministres passe par lui. Et pourtant, on n'entend pratiquement jamais parler de lui ou de sa fonction, et la plupart des gens seraient incapables de le nommer (qui donc connaît Kevin Lynch ou Gérard Bibeau, même parmi les junkies de la politique?). À moins d'avoir travaillé au gouvernement et observé de l'intérieur comment cela fonctionne, c'est comme s'il n'existait pas.

          Nos trois personnages débattent ici de réforme de l'éducation et de choix de l'école par les parents, dans l'un de ces moments où les instincts libertariens de Hacker sont particulièrement évidents (c'est loin d'être toujours le cas). Il y a plusieurs scènes similaires dans la série où l'on observe une confrontation directe entre les penchants étatistes des bureaucrates et le désir de réforme antiétatiste du politicien, ce qui s'intègre évidemment très bien dans la structure de confrontation entre deux centres de pouvoir qui est à la base de la série. Et le plus délicieux, c'est que c'est Hacker qui, cette fois, finit par en boucher un coin à son prétentieux fonfon en chef!
 
 

 

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