Montréal, 15 août 2008 • No 258

OPINION

 

Jean-Hugho Lapointe est avocat. Il détient un certificat en administration des affaires de l'Université Laval.

 
 

ESSENCE À LA HAUSSE: L'ÉTAT REMET EN CAUSE LA CONCURRENCE À SAINT-JÉRÔME

 

par Jean-Hugho Lapointe

 

          La décision de la Régie de l'énergie du 11 juillet dernier (à l'effet de forcer les détaillants d'essence de la région de Saint-Jérôme d'inclure dans leurs prix des frais d'exploitation de 3 cents le litre) a fait des vagues et ce, à juste titre, dans un contexte où les prix du carburant sont déjà suffisamment élevés. Cette décision, prise pour « protéger les consommateurs », était le remède recherché par le lobby de l'Association québécoise des indépendants du pétrole qui frappe à la porte de la Régie dès que le magasin Costco de la petite ville des Laurentides applique une pression sur les prix de l'essence trop forte au goût des détaillants indépendants du coin.

 

Ce que Régie veut...

          Pour mettre les choses en contexte, rappelons que ce pouvoir de la Régie trouve son origine dans une série de développements législatifs mis de l'avant par le gouvernement du Parti Québécois suite à la guerre des prix de l'essence survenue en 1996. Comme aujourd'hui, l'argument de la protection des consommateurs avait alors été avancé (on cherche encore un consommateur qui s'était senti lésé par cette guerre des prix). Pourtant, le Bureau de la concurrence du Canada, qui avait aussi étudié la question, était catégorique dans son rapport de 1997: « L'expérience a d'ailleurs démontré que, chaque fois que les pouvoirs publics ont essayé de réglementer les prix de l'essence, ces prix étaient souvent plus élevés que sur les marchés où ce genre de réglementation n'existe pas. »

          Quoi qu'il en soit, et pour revenir à la décision, on note d'emblée le caractère boiteux de deux prétentions de la Régie; l'une voulant que sans son intervention dans la région, plusieurs stations indépendantes seraient forcées de fermer leurs portes, et l'autre voulant qu'un nombre inférieur d'indépendants serait préjudiciable aux consommateurs(1). À première vue, peu d'éléments semblent appuyer ces prétentions en dehors des hypothèses proposées par un groupe d'intérêt.

          Que certains indépendants soient amenés à fermer leurs portes parce que leur marge bénéficiaire sur l'essence n'est pas suffisamment élevée ressemble à un faux problème puisque rien n'indique que des barrières à l'entrée existent sur le marché de Saint-Jérôme. Ils pourraient donc être remplacés par d'autres joueurs, indépendants ou non, qui sauraient opérer leur commerce plus efficacement. D'ailleurs, le Rapport Clair, en 1996, soulignait entre autres le caractère inévitable de la disparition de joueurs qui ne sauraient pas s'adapter à la nouvelle réalité des détaillants d'essence, à savoir une tendance à combiner diverses activités où on ne compte plus seulement sur la vente d'essence pour rentabiliser l'entreprise.

          Qui plus est, la Régie ne s'appuie pas sur une preuve tangible ou empirique pour endosser la thèse voulant qu'en l'absence de certains des indépendants en place, la concurrence entre les grandes pétrolières, Costco et les autres ne permettrait pas d'offrir un prix concurrentiel inférieur à celui qu'elle vient de fixer à la hausse.
 

« La Régie compare des pommes avec des oranges en laissant entendre qu'il est légitime de comparer les prix de Costco avec ceux des essenceries indépendantes. »


          On peut donc déplorer que la Régie rende de telles décisions sur la base de spéculations intéressées, mais le problème est plus large puisque la Régie compare des pommes avec des oranges en laissant entendre qu'il est légitime de comparer les prix de Costco avec ceux des essenceries indépendantes. Le modèle d'affaires de Costco se veut fondamentalement différent de celui de l'essencerie standard et la comparaison faite entre les deux pour justifier la décision n'est pas supportée.
 

Modèle d'affaires différent

          Pour bénéficier des prix avantageux de Costco, encore faut-il être membre – chose qui coûte entre 50 $ et 100 $ par an. Les stations indépendantes jouissent donc d'emblée de deux avantages concurrentiels: elles s'adressent au grand public et n'exigent pas de frais d'adhésion. De son côté, Costco peut, par exemple, employer ces frais d'adhésion à la réduction des marges bénéficiaires sur les ventes. De plus, Costco dit opérer sa station-service en n'acceptant que certaines méthodes de paiement, en limitant les heures d'ouverture et en n'offrant que deux types d'essence.

          En s'interposant, la Régie annihile donc le principal avantage concurrentiel produit par le modèle d'affaires Costco (prix avantageux) tout en ignorant ses désavantages, un peu comme si on exigeait des magasins virtuels qu'ils alignent leurs prix sur ceux des magasins physiques pour ne pas nuire à ceux-ci. Ce faisant, elle cautionne un modèle d'affaires au détriment d'un autre, chose pourtant lourde d'implications en matière de concurrence, et signale aux marchés avoisinants que des modèles d'affaires originaux produisant des prix trop agressifs à son goût pourraient aussi être contrôlés de la même manière.

          Enfin, on ne saurait remettre en doute que Costco cherche à proposer des bas prix sur l'essence parce qu'il s'agit de sa philosophie commerciale, et non de manoeuvres anticoncurrentielles (qui tomberaient, de toute façon, sous la juridiction fédérale). Partant de là, il n'y a pas plus de raison de protéger certains commerçants des politiques de prix de leurs concurrents dans la vente d'essence qu'il n'y en a de le faire dans la vente de tout autre bien. Après tout, la menace de voir certains commerçants disparaître parce qu'ils n'offrent pas des prix aussi avantageux que leurs concurrents existe dans tous les marchés, et c'est justement ce qui profite habituellement aux consommateurs.

          Au final, la décision de la Régie repose sur l'ignorance systématique de tous les éléments factuels favorables à la position de Costco et, en parallèle, sur la foi accordée aux spéculations de l'autre partie. Il en résulte que les intérêts qui ont été protégés, même à long terme, ne sont certainement pas ceux des consommateurs de la région de Saint-Jérôme.

 

1. Observation relevée par André Pratte dans un éditorial intitulé « La régie et le cartel » publié le 24 juillet 2008 dans La Presse.

 

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