Montréal, 15 août 2008 • No 258

ÉDITORIAL

 

Martin Masse est directeur du Québécois Libre.

 
 

GUDEA, URUKAGINA ET L'ORIGINE DU CONCEPT DE LIBERTÉ EN MÉSOPOTAMIE

 

par Martin Masse

 

          Le Metropolitan Museum de New York avait organisé, en 2003, sans doute la plus belle et fascinante exposition muséale qu'il m'ait été donné de voir, Art of the First Cities, qui contenait les principaux chefs-d'oeuvre de la Mésopotamie et d'autres civilisations anciennes du Moyen-Orient et d'Asie centrale. Ce musée possède aussi quelques magnifiques pièces dans une salle de sa collection permanente que je manque rarement de revisiter quand je me trouve dans la métropole américaine, même si je dispose de peu de temps.

 

Fidèle en train de prier          Il y a bien des raisons de s'intéresser à l'Irak ancien. D'abord pour en savoir plus sur les débuts de la civilisation occidentale, les premières villes et sociétés organisées à grande échelle, l'invention de l'écriture, les premiers textes de loi, etc. Mais aussi pour la fascination qu'exercent ces oeuvres vieilles de plusieurs milliers d'années.

          Parmi mes pièces préférées au Metropolitan, il y a d'abord cette statuette d'un fidèle en train de prier, qui date de 2750 à 2600 av. J.-C. Comme d'autres statuettes similaires retrouvées, elle aurait été placée dans un temple pour prier perpétuellement au nom de la personne qu'elle représentait. Plus personne ne croit dans les dieux Enlil, Ishtar ou Abu, mais l'impulsion religieuse n'a pas beaucoup changé durant les cinq millénaires qui se sont écoulés depuis…

          Il y a aussi et surtout la magnifique statue de Gudea, « ensi », c'est-à-dire gouverneur ou prince de Lagash, une ville du sud de la Mésopotamie où il a régné approximativement de 2141 à 2122 av. J.-C. On a retrouvé de nombreuses statues qui le représentent de façon similaire, avec son étrange bonnet, et sa figure est reconnaissable dès qu'on pénètre dans une pièce au Louvre ou ailleurs où il s'en trouve.
 

Comment porter un jugement à 4000 ans de distance?

Statue de GudeaIl est facile, aujourd'hui, d'être très critiques envers nos dirigeants, qui n'ont plus l'excuse de l'ignorance pour adopter des politiques interventionnistes qui ont échoué à maintes reprises dans le passé, et alors qu'on sait très bien à quelles horreurs peut mener un pouvoir autoritaire. Mais comment peut-on juger les actions d'un dirigeant comme Gudea (ou en tout cas ce qu'on peut en savoir), quatre mille ans plus tard? C'est le problème de toute tentative d'évaluer des événements historiques. On ne peut pas nécessairement leur appliquer de façon stricte une grille d'analyse libertarienne contemporaine, ce qui serait futile compte tenu de ce qu'on savait et croyait universellement à l'époque, du développement des idées, des institutions et des technologies. Mais en se remettant justement dans ce contexte, on peut tout de même porter un jugement en cherchant à savoir qu'est-ce qui se rapproche le plus de notre philosophie, qu'est-ce qui y correspond le mieux. La liberté, la responsabilité, le respect envers l'autre, la non-agression, l'échange, sont des notions universelles, qui pouvaient être mises en pratique aussi bien il y a 4000 ans qu'aujourd'hui.

          Ce n'est pas si difficile que ça en fin de compte. La civilisation mésopotamienne s'étend sur une période bien trop longue – trois millénaires – pour qu'on puisse résumer en quelques paragraphes son histoire politique, sociale et économique. Mais selon le peu qu'on en sait, on peut constater que le système économique qui y prévalait ne semble pas si différent de celui que nous avons connu au cours des derniers siècles. Les lois de l'économie aussi sont les mêmes aujourd'hui qu'à l'époque, et les comportements humains n'ont pas tant changé.

          Les cités-États indépendantes y ont prospéré, tout comme les empires dominant de vastes régions, celui des Assyriens notamment. On n'y connaissait ni démocratie, ni marché libre ou libertés individuelles tel qu'on conçoit ces concepts aujourd'hui. La monnaie frappée n'avait pas encore été inventée, même si l'argent métal en barre servait déjà aux échanges. Et pourtant, la loi et un ordre social complexe existaient, le commerce aussi, quelques industries de base, et le pays connaissait une prospérité et un niveau d'organisation extraordinaires par rapport au reste du monde.

          Les pouvoirs politique et religieux contrôlaient une bonne partie du sol et de la production de certaines denrées de base. La bureaucratie était omniprésente. Des monarques tentaient de conquérir des territoires et de se bâtir des empires en partie pour contrôler le commerce de certains biens, comme l'ont fait les puissances européennes mercantilistes. On ne sait pas trop comment fonctionnait l'économie privée puisque les documents administratifs qui ont survécu sont presque exclusivement ceux des palais royaux et temples religieux. Mais elle devait indéniablement contribuer à la prospérité à côté des secteurs contrôlés par les princes et les prêtres.
 

« La civilisation mésopotamienne s'étend sur une période bien trop longue – trois millénaires – pour qu'on puisse résumer en quelques paragraphes son histoire politique, sociale et économique. »


          Ce qu'on sait surtout, c'est que d'une façon ou d'une autre il s'est développé une division du travail à plus grande échelle que partout ailleurs jusqu'à ce moment dans l'histoire de l'humanité, ce qui a permis le développement de villes et de communautés complexes. Le cadre juridique protégeant la propriété, les contrats et les échanges et délimitant les pouvoirs de taxation des dirigeants a dû y jouer un rôle important, puisqu'une économie dynamique ne peut se développer sans une certaine transparence et permanence dans les règles du jeu. C'est ce qui différencie une société civilisée d'une autre où c'est la force physique qui détermine l'allocation des ressources (bon, il est vrai que la distinction n'est pas si évidente quand le tyran nous soutire de force 40% de ce qu'on produit…!).
 

La première réforme libérale

          Et justement, la civilisation a pu avancer parce que déjà à l'époque, des gens ont constaté les effets néfastes pour la paix et la prospérité de leur société des taxes élevées, de la bureaucratie excessive, du pouvoir injuste des élites, des guerres de conquête impérialiste. Une tablette d'argile datant de 2300 av. J.-C. raconte ainsi les fascinantes réformes libérales d'Urukagina, un prédécesseur de Gudea à Lagash, qui a dirigé cette principauté un siècle et demi avant lui. Le sumérologue Noah Kramer en fait cette description dans son livre From the Tablets of Sumer: Twenty-Five Firsts in Man's Recorded History (The Falcon's Wing Press, 1956):
 

          Urukagina, the leader of the Sumerian city-state of Girsu/Lagash, led a popular movement that resulted in the reform of the oppressive legal and governmental structure of Sumeria. The oppressive conditions in the city before the reforms is described in the new code preserved in cuneiform on tablets of the period: "From the borders of Ningirsu to the sea, there was the tax collector." During his reign (ca. 2350 B.C.) Urukagina implemented a sweeping set of laws that guaranteed the rights of property owners, reformed the civil administration, and instituted moral and social reforms. Urukagina banned both civil and ecclesiastical authorities from seizing land and goods for payment, eliminated most of the state tax collectors, and ended state involvement in matters such as divorce proceedings and perfume making. He even returned land and other property his predecessors had seized from the temple. He saw that reforms were enacted to eliminate the abuse of the judicial process to extract money from citizens and took great pains to ensure the public nature of legal proceedings.

          C'est aussi sur cette tablette qu'on a trouvé les fameux signes cunéiformes exprimant le mot amagi (ou amargi), c'est-à-dire « liberté », qui constitueraient la plus vieille représentation écrite de ce concept dans l'histoire de l'humanité. Kramer en explique le contexte dans ce très intéressant paragraphe d'un autre de ses livres, The Sumerians. Their History, Culture and Character (University of Chicago Press, 1963, p. 79):
 

amagi As can be gathered from what has already been said about social and economic organization, written law played a large role in the Sumerian city. Beginning about 2700 B.C., we find actual deeds of sales, including sales of fields, houses, and slaves. From about 2350 B.C., during the reign of Urukagina of Lagash, we have one of the most precious and revealing documents in the history of man and his perennial and unrelenting struggle for freedom from tyranny and oppression. This document records a sweeping reform of a whole series of prevalent abuses, most of which could be traced to a ubiquitous and obnoxious bureaucracy consisting of the ruler and his palace coterie; at the same time it provides a grim and ominous picture of man's cruelty toward man on all levels-social, economic, political, and psychological. Reading between its lines, we also get a glimpse of a bitter struggle for power between the temple and the palace – the "church" and the "state" – with the citizens of Lagash taking the side of the temple. Finally, it is in this document that we find the word "freedom" used for the first time in man's recorded history; the word is amargi, which, as has recently been pointed out by Adam Falkenstein, means literally "return to the mother." However, we still do not know why this figure of speech came to be used for "freedom."

 

Un prince pacifique favorisant le commerce

          Et qu'en est-il de Gudea? J'ai eu l'agréable surprise lors d'une lecture récente de constater de nouveau (j'avais oublié) qu'il ne s'en tire pas trop mal sur ce plan. Georges Roux lui consacre quelques paragraphes révélateurs dans son volume La Mésopotamie (Éditions du Seuil, 1995; il s'agit d'une traduction refondue et mise à jour de son excellent Ancient Iraq, un classique d'abord publié en 1964 que j'avais lu il y a une dizaine d'années):
 

          Gudea fit construire – ou plutôt reconstruire – une quinzaine de temples dans l'État de Lagash, mais aucun ne fut l'objet d'autant de soins et de dépenses que l'Eninnu, demeure de Ningirsu, dieu tutélaire de Girsu. Sur deux grands cylindres d'argile et dans les inscriptions gravées sur certaines de ses statues, il explique en détail pourquoi et comment il le construisit, nous livrant ainsi de précieux renseignements sur les rites compliqués qui entouraient l'érection des temps en Mésopotamie. […]

          « Le respect du temple emplit tout le pays », dit fièrement Gudea, « la crainte qu'il impose habite l'étranger; l'éclat de l'Eninnu couvre l'univers comme un manteau! »

          De ce magnifique sanctuaire il ne reste pratiquement rien et l'on serait tenté d'accuser Gudea d'exagération si l'on n'avait de lui une trentaine de statues provenant pour la plupart de fouilles illicites. Taillées dans la diorite dure et noire de Magan soigneusement polie, la plupart sont exécutées avec une pureté de lignes, une sobriété de détails, une sensibilité d'expression qui leur assurent une place de choix dans la sculpture mondiale. Puisque les sanctuaires de Girsu contenaient de tels chefs-d'oeuvre, il est inconcevable que leur mobilier, leur décoration et leurs matériaux même aient été de pauvre qualité.

          Ce jeune homme calmement assis, un léger sourire aux lèvres, les mains jointes devant la poitrine, le plan d'un temple ou la règle graduée sur les genoux, est le plus bel exemple d'un personnage appelé à disparaître bientôt: le parfait ensi de Sumer, pieux, juste, savant, fidèle aux anciennes traditions, dévoué à son peuple, rempli d'amour et de fierté pour sa cité et même, dans ce cas particulier et à vrai dire exceptionnel, pacifique, car les nombreuses inscriptions de Gudea ne mentionnent qu'une seule campagne militaire, au pays d'Anshan. Il n'y a guère de doute que le bois, les métaux et la pierre utilisés dans la construction des temples de Lagash avaient été achetés et non obtenus par la force et les grandes entreprises commerciales de l'ensi de Lagash témoignent de la prospérité presque incroyable d'au moins une principauté sumérienne après un siècle de gouvernement akkadien et théoriquement sous la férule des « barbares » du Gutium. (p. 193-195)

          Un prince pacifique dans un monde en conflit presque continuel, qui favorise le commerce, qui se veut pieux (la piété n'est pas la même chose que le fanatisme religieux) et savant: voilà un modèle de gouvernant encore parfaitement pertinent de nos jours, et on pourrait penser à bien des dirigeants en poste qu'on aimerait voir remplacés par un Gudea. Je n'en apprécierai que plus la beauté de son effigie la prochaine fois que je la verrai au musée!
 

 

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