Montréal, 15 septembre 2008 • No 259

 

LIBRE EXPRESSION

 

Gilles Guénette est diplômé en communications et éditeur du Québécois Libre.

 
 

DE COUPURES ET DE « RAYONNEMENT »

 

« Nous voici réunis pour faire savoir aux troupes conservatrices de Stephen Harper que l'ensemble du Québec s'indigne de ces compressions incompréhensibles et injustifiées. »

 

–Stanley Péan, Mouvement pour les arts et les lettres

 
 

par Gilles Guénette

 

          C’est comme si Stephen Harper s’était réveillé un bon matin et qu’il s’était dit: « Tiens, je crois que je vais mettre fin à tous les programmes de subventions au milieu culturel canadien aujourd’hui! » Comme s’il avait décidé, pour diverses raisons plus obscures les unes que les autres, de mettre la hache dans les 3,2 milliards de dollars que son gouvernement investit chaque année dans les arts pour les remettre aux contribuables ou, pire!, pour les donner aux Forces armées canadiennes.

 

          Pourtant, son gouvernement n’aura coupé que quelques dizaines de millions $ en culture. Qu’à cela ne tienne, cela aura suffit à faire descendre le milieu dans la rue – deux fois plutôt qu’une! Lors de ces manifestations, on a accusé les conservateurs de mépriser les artistes, d’être prisonniers de leur doctrine « néolibérale », de manquer de vision. Le compositeur de musique fuckée Walter Boudreau a même comparé le sort des artistes canadiens à celui des Juifs pendant la Shoah avant de conclure une allocution par un « Heil Harper » accompagné du salut nazi. Imaginez.

La fin du monde, comme si vous y étiez

          Depuis le printemps dernier, le gouvernement de Stephen Harper a donc aboli une douzaine de petits programmes, pour des compressions atteignant un peu plus de 45 millions de dollars. Ces programmes, aux dires de la ministre du Patrimoine, Josée Verner, ont été coupés parce qu’ils étaient inefficaces et que leurs coûts administratifs étaient trop importants:
 

• PromArt: 4,7 millions $
• Programme national de formation dans le secteur du film et de la vidéo: 2,5 millions $
• Fonds des réseaux de recherche sur les nouveaux médias: 4,7 millions $ (2006-2007)
• Fonds canadien du film et de la vidéo indépendants: 1,5 million $
• Routes commerciales: 9 millions $
• Programme du long métrage (volets éducation et accès): 300 000 $
• Programme de souvenirs de musique: 300 000 $
• Préservation de la musique canadienne: 150 000 $
• Observatoire culturel canadien: 560 000 $
• Culture. ca: 3,8 millions $
• Programme de distribution dans le Nord: 2,1 millions $
• Culture canadienne en ligne: 5,6 millions $
• Fonds Mémoire canadienne: 11,5 millions $

          Dans le milieu, c’est la consternation. L’organisme Culture Montréal a encouragé ses membres à se prononcer haut et fort en faisant part de leur mécontentement au ministère et en demandant au gouvernement fédéral de revenir sur ses décisions, « qui minent l'avenir de la métropole » – rien de moins.

          Pierre MacDuff, directeur général de la troupe de théâtre Les Deux Mondes, estime « difficile d'analyser rationnellement des décisions qui semblent tout à fait irrationnelles […] Pour nous, chaque dollar [de subvention] nous permet d'aller chercher 5,72 $ ailleurs. Ce sont des devises qu'on dépense en partie en tournée, mais aussi beaucoup chez nous, dans notre économie. En bout de piste, ce sont des programmes qui ne coûtaient rien [aux contribuables]. » Il prétend que le gouvernement a brisé le dialogue avec les artistes, les créateurs et les organismes qui les représentent.

          L'Association canadienne de production de films et de télévision et l'Association des producteurs de films et de télévision du Québec se sont aussi dites « très préoccupées » par des « réductions qui risquent de ternir la réputation du Canada à l'étranger ». « Faire valoir la culture canadienne sur la scène internationale ne profite pas uniquement aux artistes, cela contribue aussi à stimuler le tourisme, l'immigration, les affaires et l'investissement au Canada », d’affirmer Sandra Cunningham, présidente du conseil de l'ACPFT.

          Le Mouvement pour les arts et les lettres – qui représente environ 14 000 artistes – s'est dit « littéralement catastrophé » par les nouvelles. Son porte-parole a indiqué que ces décisions « appliqueront un terrible coup de frein à un secteur ayant considérablement contribué au rayonnement du Canada à l'étranger. On comprend mal que le gouvernement canadien veuille se priver d'un formidable outil de relations publiques qui l'a pourtant si bien servi depuis des décennies ».

          De son côté, la comédienne Marie Tifo a dénoncé « le fait que ce gouvernement-là a un mépris total pour tout ce qui est la culture. » Des propos qui ont trouvé échos auprès d’une autre comédienne, Anne-Marie Cadieux, qui, elle, a parlé de « catastrophe » et de retour à « l’obscurantisme, qui dénote un profond mépris pour les artistes » (un mépris qui s’est traduit, l'année dernière seulement, par l’injection de 7,9 milliards $ de subventions par tous les ordres de gouvernement au Canada…).

          D’autres, comme Guylaine Tremblay, une autre comédienne, ont déploré le fait que « les artistes ont encore l’air de quêter l’argent [peut-être parce que c’est ce qu’ils font], alors qu’ils sont une source de rayonnement dans le monde… » Ou, comme Lorraine Pintal, directrice du TNM, ont prédit que les coupures allaient « assassiner les petites compagnies de théâtre et de danse, dont le mandat principal est de rayonner à l’étranger ».

          Vous pensiez que le mandat principal d’une troupe ou d’une compagnie était de plaire à un public?! Détrompez-vous. Le rayonnement est devenu une fin en soi. Mais ne mettons pas la charrue devant les boeufs. Avant de parler « rayonnement », regardons ce que Monsieur et Madame Tout-le-monde ont pensé de cet « assassinat », cette « catastrophe », ce « génocide culturel » appréhendé!
 

Sur le plancher des vaches

          Si le milieu s’indigne, les contribuables, eux, ne semblent pas consternés outre mesure. Selon un récent sondage, le Parti conservateur est bon premier dans les intentions de votes des Canadiens – et des Québécois – et on n’a assisté à aucune vague spontanée de dénonciations citoyennes dans les journaux, les tribunes téléphoniques ou les bulletins de nouvelles. Ce qui fait que dans le milieu médiatico-culturel, certains se demandent comment convaincre la population de les suivre dans leur nouvelle croisade.
 

« Deux outils de persuasion ont été utilisés par plusieurs pour réitérer l’importance des subventions en culture au pays. Le premier est un rapport du Conférence Board sur le poids économique de la culture. Le second, le concept de "rayonnement culturel". »


          Au cours du week-end qui a suivi la première manifestation, il fallait entendre les animateurs et chroniqueurs à la radio de Radio-Canada interroger artistes, universitaires et artisans du milieu, sur les moyens à prendre pour convaincre la population du sérieux de la situation! Il s’agit après tout de sauver l’âme d’une nation! L’heure est grave.

          Idem dans la presse écrite où Nathalie Petrowski, notamment, s’est demandé « comment convaincre le public que les coupes en culture le concernent. Si jamais quelqu'un a la réponse, qu'il la fasse savoir au plus tôt, sinon les conservateurs vont battre les artistes 1 à 0(1). » Même son de cloche du metteur en scène André Brassard qui est sorti de son mutisme pour déclarer, encore une fois(2), que « si on n'a pas réussi à convaincre nos frères, nos semblables, nos concitoyens, de l'importance de l'art pour aider les gens à vivre, on va périr(3). » Le fameux « On va disparaître ».

          Deux outils de persuasion ont été utilisés par plusieurs pour réitérer l’importance des subventions en culture au pays. Le premier est un rapport du Conférence Board – publié quelques jours plus tôt – qui indique que la culture a un poids économique important au pays, avec des retombées économiques de 85 milliards $ en 2007, par exemple(4). Wow! Un secteur économique qui a un poids économique! Est-ce que cela veut dire qu’il faut subventionner tout ce qui a un poids économique important au pays?

          Pourtant, si l’on poursuit dans la lancée du rapport, on pourrait dire que le poids économique de ces coupures n’est pas très important. Si, comme le prétendent les chercheurs du CB, la culture emploie 1,1 million de Canadiens au pays et qu’on applique a ce nombre les coupures de 45 millions $, on obtient un « manque à gagner » de 40$ pour chacune des personnes touchées. L’équivalent de quelques cappuccinos par année – comme on se plait à nous le répéter lorsqu’on souligne la petitesse des subventions à la culture… Pas de quoi fouetter un chat!
 

Rayonnement

          Ce qui nous amène au second outil de persuasion souvent utilisé au cours des dernières semaines: le concept de « rayonnement culturel » – sorte d’appellation contrôlée bidon qui désigne la diffusion d'une culture dans le monde et, par le fait même, l’influence de cette nation. Selon le petit catéchisme de ses adeptes: plus une nation « rayonne » culturellement, plus elle est respectée – par la petite élite politique-médiatique-culturelle mondiale, on s’entend.

          Tout le monde y est allé de son commentaire sur l’impact des coupures sur le rayonnement du Canada à l’étranger. Certains ont même accusé les conservateurs de « ternir la réputation du Canada à l'étranger »! À les entendre, ces programmes, même s’ils sont très modestes, sont primordiaux pour le fameux rayonnement culturel. Depuis que les annonces ont été faites, nous sommes la risée de la communauté internationale.

          Je ne sais pas pour vous, mais lorsque je vois un film français ou une pièce de théâtre allemande, je ne me dis pas « Quelle grande nation que la France! Quel peuple formidable ces Allemands! » Je ne rejette pas sur le pays d’origine du cinéaste ou de l’auteur le crédit de l’oeuvre qui vient de me toucher – ou de me laisser de marbre. Ce n’est pas le pays qui a créé l’oeuvre, c’est l’artiste. Mais pour les nationalistes, les étatistes, et pour tous ceux qui bénéficient des largesses de l’État, le rayonnement relève quasiment du divin – alors qu’il est en fait une affaire de sous.

          Ainsi, selon une chronique de Stéphane Baillargeon, dans Le Devoir, « Le British Council consacre maintenant plus d'un milliard par année à ces affaires culturelles internationales. Le réseau du Goethe-Institut emploie 3300 personnes en Allemagne et dans 90 pays. La France déploie plus de 150 établissements culturels dans le monde. Et ici? Le programme PromArt est le seul du lot aboli rattaché au ministère des Affaires étrangères. Doté d'une enveloppe de 4,7 millions en 2007-2008 (on répète: moins de 5 millions), il aide les artistes et les compagnies canadiennes à présenter des activités hors frontières, le plus souvent à coup de petites enveloppes de quelques milliers de dollars distribuées à la pièce. »(5)

          Question: avec tous les efforts consentis par les pays dans le but de faire rayonner leur culture en dehors de leurs frontières (et par ricochet, chez nous), êtes-vous plus au fait de la culture anglaise? allemande? française? Dites-vous que les Anglais, les Allemands, et les Français ne sont sans doute pas plus au fait de la culture canadienne malgré tous les millions que nos gouvernements engloutissent chaque année pour son rayonnement.

          L’argent qui sert au rayonnement est dirigé vers de petits cercles restreints de « convertis » – des cercles comme ceux des festivals (de théâtre, de danse moderne, etc.) et de la diplomatie (soirées, rencontres, cocktails dans des ambassades). Ce sont ces cercles qui reçoivent le gros des « rayons culturels » du pays. Pourtant, ce sont les oeuvres qui « rayonnent », pas les nations. Et le marché fait déjà un bon travail pour faire en sorte que ces oeuvres rejoignent leur public.

          Patrimoine canadien devrait continuer à couper dans ses programmes. Peut-être qu’à force de les voir se faire couper, les artistes vont se prendre en main et se tourner vers d’autres sources de financement. Des sources plus sûres que les sommes détournées parcimonieusement ici et là par des politiciens « irrationnels » ou en manque de popularité.

 

1. Nathalie Petrowski, « Le public suivra-t-il? », La Presse, 30 août 2008.
2. En 1994, Martin Masse, dans « Chronique d'une mort annoncée II », faisait état des sorties médiatiques catastrophistes de M. Brasssard. À l’époque, il se demandait « C'est-tu une fin de siècle ou une fin du Québec qu'on vit? », en dénonçant le gouvernement qui ne subventionnait pas la culture « de façon sérieuse ». Comme quoi, le milieu est toujours au même point…
3. Sylvie St-Jacques, « Tourner, quossa donne? », La Presse, 30 août 2008.
4. Paul Journet, « La culture, véritable poids économique », La Presse, 27 août 2008.
5. Stéphane Baillargeon, « Haro sur la culture "Made in Canada" », Le Devoir, 30 août 2008.

 

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