Montréal, 15 novembre 2008 • No 261

OPINION

 

Jean-Hugho Lapointe est avocat. Il détient un certificat en administration des affaires de l'Université Laval.

 
 

LES PRÉDICTIONS ÉCONOMIQUES ET LA PRÉTENTION DE LA CONNAISSANCE

 

Complexité; n.f.: (2). Difficulté liée à la multiplicité des éléments et à leurs relations.

 

- Le Petit Robert

 

« Lorsque le nombre de facteurs entrant en jeu dans un complexe phénoménologique est trop important, la méthode scientifique échoue dans la plupart des cas. »

 

- Albert Einstein

 
 

par Jean-Hugho Lapointe

 

          Nous avons tous déjà entretenu le sentiment que les prédictions économiques se trompent aussi souvent, sinon plus, que les prédictions météorologiques, mais est-ce vraiment le cas? Après tout, la demande pour des prédictions économiques est toujours aussi dynamique. Quelque chose nous échappe-t-il?

          Selon toute vraisemblance, non. Il y a simplement toujours eu un marché irrationnel pour un tel produit, et une négligence à revenir dans le passé pour en vérifier la qualité. L’attrait irrésistible pour les prédictions remonte en fait à des temps immémoriaux, et cette combinaison de naïveté et de négligence, qui permet de maintenir en vie, encore au 21e siècle, une telle demande, est peu comprise.

 

          Contrairement aux astrologues, les prévisionnistes économiques occupent des positions d’influence à grande échelle, que ce soit auprès des gouvernements, des banques centrales ou des institutions internationales comme le FMI. Leur taux de succès est pourtant notoirement faible et stable(1), amenant continuellement nombre de décideurs à entériner de mauvaises politiques. Que la qualité de leurs travaux échappe encore à tout questionnement sérieux justifie d’entretenir doutes et inquiétudes.
 

Joseph Stiglitz, héros du mouvement progressiste

          Avant d’approfondir le sujet, il est peut-être opportun d’illustrer le propos par deux exemples. Le premier, l’économiste de gauche Joseph Stiglitz (Nobel d’économie en 2001), est reconnu et sollicité pour faire des prédictions économiques ad nauseam.

          C’est à l’aide de modèles informatiques chers aux économistes de son école de pensée (keynésianisme), mais aussi aux économistes néo-classiques et à d’autres(2), que Stiglitz a notamment mené une étude, en 2002, visant à déterminer les niveaux de risque auxquels étaient confrontées Fannie Mae et Freddie Mac (deux entités semi-publiques mêlées à la crise des « subprimes ») ainsi que leurs perspectives d’avenir. Cette étude a été réalisée à une époque où le rôle joué par ces entités sur le marché secondaire des prêts hypothécaires suscitait des craintes chez certains intervenants et où des projets de réforme de leur gouvernance étaient envisagés. Conclusions d’alors du Dr. Stiglitz, qui s’avère être l’un des intervenants les plus cités par la presse populaire en ce qui concerne la crise financière:
 

          Cet article conclut que la probabilité de défaillance des entités semi-publiques [Fannie Mae et Freddie Mac] est extrêmement faible. Considérant cela, les coûts monétaires anticipés de l’exposition à l’insolvabilité des entités semi-publiques est relativement faible – même en considérant d’importants niveaux d’encours de dette et même en présumant que le gouvernement supporterait le coût de toute la dette des entités semi-publiques en cas d’insolvabilité. Par exemple, si la probabilité d’occurrence des conditions du test de crise est inférieure à une sur 500 000, et si les entités semi-publiques détiennent suffisamment de capital pour résister au test de crise, cela implique que le coût anticipé pour le gouvernement de procurer une garantie implicite sur 1 billion $ [1000 milliards $] de dette des entités semi-publiques est inférieur à 2 millions $. En toute certitude, il est difficile d’analyser des événements dont la probabilité d’occurrence est extrêmement faible, comme celui représenté au test de crise. Et même si l’analyse est erronée par un ordre de grandeur, le coût anticipé pour le gouvernement demeure très modeste(3). (traduction libre)

          En d’autres termes, Stiglitz indiquait que le risque d’insolvabilité de Fannie Mae et de Freddie Mac était éloigné au point d’être négligeable, voire non pertinent. Ainsi, le coût pour le gouvernement américain de garantir leurs activités allait être très modeste… Par conséquent, il n’y avait pas lieu de remettre en question l’exposition au risque des deux entités, leur modèle d’affaires, ou même l’implication du gouvernement américain dans le marché hypothécaire. Malgré son erreur, Stiglitz persiste et signe, et blâme aujourd’hui la « déréglementation » et le marché pour la débâcle financière.

          Or, Stiglitz lui-même a servi dans les hauts rangs de l’administration Clinton, celle-la même qui a, par voie de réglementation en matière d’accès à la propriété dans les années 1990, forcé les banques américaines à consentir des prêts hypothécaires risqués à travers les États-Unis à des ménages dont les dossiers de crédit ne se qualifiaient pas (« subprimes »), puis amené Fannie Mae et Freddie Mac à racheter ces prêts et à les titriser sur les marchés publics(4). Que Stiglitz tire des conclusions lénifiantes à un moment où la gouvernance de Fannie Mae et Freddie Mac était remise en question(5) représentait difficilement une surprise.

          La popularité continue de Stiglitz dans les médias de masse et toutes les tribunes qui lui sont offertes démontrent une chose: l’attrait pour les prédictions économiques est puissant au point de nous faire oublier et négliger des échecs scientifiques notoires qui, en d’autres contextes, coûteraient ni plus ni moins leur carrière et leur réputation à leurs auteurs.
 

D’autres prédictions…

          Une autre démonstration du caractère douteux des prédictions macro-économiques se retrouve sur les tablettes de votre meilleur libraire. Le dernier bouquin de Harry Dent, intitulé 2005-2009: 5 années de croissance mondiale devant nous est riche en apprentissages, quoique pas nécessairement ceux que l'auteur avait en tête. Le verso du livre présente l'auteur ainsi:
 

          Harry Dent, diplômé de la Harvard Business School, est un des meilleurs prévisionnistes de son époque.

Et l'éditeur d'ajouter:

          En 2005, il revient avec une nouvelle prédiction: Préparez-vous à 5 années de croissance très forte! Avec des techniques de prévision limpides et d'une efficacité déconcertante, Harry Dent démontre qu'en utilisant l'influence des courbes de natalité, il est possible d'anticiper les cycles économiques. À l'opposé de ceux qui annoncent le marasme de l'économie mondiale, Harry Dent prédit un pic de croissance entre 2005 et 2009. Il prévoit notamment une rentabilité boursière exceptionnelle, l'apparition de nouveaux marchés et une croissance de la consommation. 2005-2009 seront des années mondialement prospères!

          Déconcertant, certes! Prenons une pause pour sourire, malgré les difficultés qui frappent les marchés depuis 2007, mais aussi pour réfléchir. Harry Dent jouit, après tout, d’une réputation qui traverse les frontières en matière de prévisions économiques. Son bouquin a été traduit et distribué internationalement et tout comme Stiglitz, il fait fortune à présenter des conférences et prodiguer des conseils prévisionnistes.
 

Systèmes complexes: un repositionnement scientifique

          Plusieurs se bornent à ignorer la chose, mais la possibilité de prévoir l'évolution de l'économie sur un horizon utile a été scientifiquement réfutée par des mathématiciens. L’un d’entre eux, le mathématicien canadien David Orrell, a adroitement et agréablement présenté la polémique dans Apollo's Arrow: The Science of Prediction and the Future of Everything (2007), dans lequel il explique, avec une belle plume et une capacité à captiver l'intérêt par sa revue de l'histoire de la science, que les systèmes complexes(6) tels que l'économie et le climat sont, par leur nature même, des systèmes dont les détails ne peuvent être entièrement maîtrisés par des modèles mathématiques, ce qui oblige l’utilisation d’équations approximatives plutôt qu’exactes. Parallèlement, ces systèmes reposent sur des équilibres fragiles entre forces opposées, et la moindre erreur dans leur représentation entraîne des effets énormes. Or, qui dit équations approximatives dit nécessairement erreurs de représentation.
 

« Plusieurs se bornent à ignorer la chose, mais la possibilité de prévoir l'évolution de l'économie sur un horizon utile a été scientifiquement réfutée par des mathématiciens. »


          Puisqu’il n'existe pas d'équations pour traduire plusieurs dynamiques inhérentes à ces systèmes, les approximations utilisées rendent les modèles sensibles à la paramétrisation, et donc aux préférences ou aux choix de leurs utilisateurs; les prédictions offertes reflètent donc parfois davantage des opinions préconçues ou des dogmes que des perspectives probables du futur. Et même si l’on peut ajuster les paramètres pour permettre aux modèles de prédire le passé, ceci n’implique pas que les modèles puissent pour autant prédire le futur dans le cas de systèmes complexes, non linéaires.

          De plus, sans être intelligents ou animés par un dessein, les systèmes complexes sont souvent auto-adaptatifs et par conséquent, sont susceptibles de s’ajuster à des forces ou événements externes selon des règles qui diffèrent de celles suivies par les éléments qui les composent, ce qui échappe aux modèles; un deuxième niveau d’analyse est donc nécessaire au-delà des agents locaux et de leurs interrelations.

          Le problème n’en est donc pas un de capacité informatique, ni de chaos car un ordre existe(7), mais bien de complexité inhérente aux systèmes sous-jacents. L’économie est donc, dans sa nature même, imprévisible, d’où le taux d’échec élevé et constant enregistré par les prédictions économiques malgré l’avancement technologique et scientifique des dernières décennies.

          Orrell expose avec éloquence que la propension à utiliser des modèles mathématiques afin d’établir des prédictions économiques ou climatiques tire son origine des succès qu’a connu la science, au cours des derniers siècles, à expliquer et prédire divers phénomènes naturels, comme les mouvements célestes, qui auparavant revêtaient un caractère mythique et insaisissable. La science et les modèles ont évolué avec le temps, mais la frénésie générée par tous ces succès répétitifs a fait oublier que les modèles mathématiques qui ont permis d’expliquer tant de choses s’appliquaient à des systèmes, souvent linéaires, dont le comportement de chacune des variables est connu et prévisible(8). En d’autres termes, selon Orrell, la perfection des solutions apportées par Newton pour résoudre certains problèmes a généré un tel débordement d’enthousiasme qu’elles ont été transposées dans des domaines où elles n’étaient pas destinées à trouver application(9).

          Les développements récents en matière de complexité pavent la voie à la reconnaissance de l’École autrichienne comme interlocuteur incontournable dans le débat socio-économique, ainsi qu’à une nouvelle conception moderne de la science économique plus éloignée de la physique mécanique. À terme, ils feront en sorte que les prévisionnistes de notre époque risquent d’être associés aux liseurs d’entrailles du passé.
 

La prétention de la connaissance

          Orrell ne l'aborde pas, mais ses arguments modernes ne peuvent que nous faire apprécier encore à quel point Friedrich Hayek était un précurseur sur nombre de sujets et un penseur multidisciplinaire inégalé. La science de la complexité commence à peine à s’imposer de nos jours alors que Hayek, dès les années 60 et 70, expliquait déjà que la complexité inhérente aux diverses interactions entre les millions d’agents d'un système complexe (comme l’économie ou le cerveau) imposait des limites nécessaires à la connaissance que l’on peut avoir quant à la façon dont ces systèmes se comportent globalement.

          Dans The Theory of Complex Phenomena (1964), Hayek prétendait que la théorie économique, en tant que science sociale, est confinée à décrire des tendances qui apparaîtront si certaines conditions générales sont satisfaites, mais ne peut tirer de prédictions sur des phénomènes spécifiques.

          Entre autres, à l'occasion d'une réception donnée en 1974 pour la remise de son Prix Nobel en science économique, Hayek donna une présentation fascinante intitulée « La Prétention de la connaissance » ("The Pretence of Knowledge") au cours de laquelle il constatait les échecs de la profession économique néo-classique et expliquait que ceux-ci sont particulièrement attribuables à une propension à utiliser des méthodes propres aux sciences de la nature, méthodes qui, en science économique, ne peuvent que mener à l'erreur étant donné la nature différente des systèmes étudiés. Il devait conclure sa présentation par cette réflexion:
 

          Si l’Homme n’est pas pour causer plus de mal que de bien par ses efforts pour améliorer l’ordre social, il devra apprendre qu’en cela, comme dans tous les autres champs où la complexité fondamentale d’un genre organisé prévaut, il ne peut acquérir la connaissance complète qui rendrait la maîtrise des événements possible. Il devra donc utiliser la connaissance qu’il peut atteindre, non pas pour créer des résultats comme l’artisan crée ses travaux, mais plutôt pour cultiver une croissance en assurant un environnement approprié, de la même manière que le jardinier le fait pour ses plantes. Il réside un danger dans le sentiment exubérant du pouvoir toujours croissant que l’avancement des sciences de la nature a engendré et qui tente l’Homme à essayer, « étourdi par le succès », pour reprendre une phrase caractéristique du communisme à ses débuts, de soumettre non seulement notre environnement naturel, mais aussi notre environnement humain au contrôle d’une volonté humaine. La reconnaissance des limites insurmontables de sa connaissance doit sans aucun doute enseigner à celui qui étudie la société une leçon d’humilité qui devrait l’empêcher de devenir un complice dans l’effort fatal de l’Homme pour contrôler la société – un effort qui non seulement fait de lui un tyran face à ses semblables, mais qui pourrait bien faire de lui le destructeur d’une civilisation qu’aucun esprit n’a conçu mais qui s’est développée à partir des efforts libres de millions d’individus. (traduction libre)

          La prétention de la connaissance, ainsi qu’un dédain pour l’épistémologie, sont en effet à la source du fort penchant interventionniste de nombre d’intellectuels « sociaux », héritiers en esprit d’Auguste Comte et du scientisme. Ceux-ci sont convaincus qu’ils peuvent transposer à l’ordre économique et social la maîtrise que peuvent détenir des physiciens, des chimistes ou des médecins sur leurs sujets d’étude et ainsi imposer leurs théories et idées parce qu’ils croient pouvoir en prévoir tous les effets, comme si l’économie et la société étaient aussi des laboratoires. C’est la prétention de la connaissance qui les amène, bien que sans le vouloir, à causer des dommages structurels à long terme qu’ils choisiraient d’éviter s’ils pouvaient effectivement les prévoir.

          « La Prétention de la connaissance » est une leçon intemporelle d'humilité et de prudence, par l'un des penseurs les plus importants du dernier siècle, qui devrait être lue et relue.

 

1. Voir, par exemple, « Pick A Number » (The Economist, US, 13 juin 1992), ou « Flipping A Coin Can Sometimes Do As Well: ‘Experts’ Score Poorly As Market Forecasters » (International Herald Tribune, 20 mars 2000).
2. Milton Friedman proposait notamment de remplacer la direction de la Réserve Fédérale par un ordinateur…
3. Joseph E. Stiglitz, Jonathan M. Orszag and Peter R. Orszag, « Implications of the New Fannie Mae and Freddie Mac Risk-based Capital Standard », Fannie Mae Papers, Volume I, Issue 2 March 2002.
4. Voir, entre autres, « Is Capitalism Responsible for the Crisis? », le QL, no 260, 15 octobre 2008, et « Fannie Mae Eases Credit To Aid Mortgage Lending », The New York Times, 13 septembre 1999.
5. « Just the Facts: The Administration's Unheeded Warnings About the Systemic Risk Posed by the GSEs », communiqué de presse de la Maison-Blanche, 19 septembre 2008.
6. Il existe plusieurs définitions pour « système complexe »; la plupart s’entendent pour faire référence à un système dont les multiples éléments se comportent selon des règles locales, mais qui présente des propriétés émergentes qui ne sont pas des conséquences de ces règles, ni ne peuvent être comprises en vertu de celles-ci. La « main invisible » d’Adam Smith, ou encore la conscience dans le cas du cerveau humain, pourraient être des exemples de propriétés émergentes de systèmes complexes.
7. Il est effectivement admis que parmi leurs propriétés émergentes, les systèmes complexes créent l’ordre malgré l’absence de commandement central. Ceci nous réfère intuitivement au concept d’« ordre spontané ».
8. Par exemple, les théories économiques populaires supposent habituellement que les agents économiques adoptent des comportements rationnels pour fins de modélisation macroéconomique. Cette hypothèse ne se vérifie pourtant pas dans bien des cas.
9. Un peu comme le mentionne Orrell dans son livre précité: « It may or may not come as a surprise to the reader that physical or biological systems are generally uncomputable, but it certainly comes as a surprise to a fair number of scientists, who have been trained by their institutions to see natural phenomena, from a cloud to a thought, as mathematically tractable. »

 

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