Montréal, 15 novembre 2008 • No 261

 

OPINION

 

Jérémie T. A. Rostan est agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.

 
 

LA QUESTION DU MARIAGE GAI
ET LE PROBLÈME DES BIENS PUBLICS

 

par Jérémie T. A. Rostan

 

          Le 4 novembre dernier, les Californiens ont voté, entre dix mille autres choses, pour Barack Obama, et en faveur de la Proposition 8. Plus exactement, ils ont majoritairement choisi lors d'un référendum de suspendre une décision de mai dernier de la Cour suprême de Californie qui permettait aux couples homosexuels de s'unir officiellement et donc de bénéficier des divers privilèges, notamment fiscaux, octroyés aux couples mariés.

 

          Cela pourrait sembler paradoxal, les démocrates étant généralement plus « libéraux », sur les questions éthiques et sociales, que les républicains. La raison, dit-on, en est le « vote noir », la population afro-américaine étant (comme les hispanophones) relativement plus religieuse que le reste des Américains.

          En réalité, il n'y a pas même de paradoxe à résoudre, mais plutôt une incohérence au coeur même de l'idéologie démocrate.

          Si l'on part en effet du principe selon lequel une majorité d'individus peut avoir droit de regard sur la façon dont leurs propriétaires dirigent des entreprises (comme le supposait la Proposition 2 obligeant les industriels agricoles à traiter, je cite, « humainement » leurs poules, laquelle a été acceptée à une très large majorité); ou encore que cette majorité peut légitimement s'emparer de la proportion qu'elle juge utile et « juste » des revenus d'autrui pour se les redistribuer (comme le supposait le programme fiscal d'Obama); alors, pourquoi pas, une majorité d'individus peut certainement avoir le droit de gouverner les vies intimes d'autres qu'eux, par exemple en leur interdisant de se marier.

          Aucun autre principe ne peut s'opposer au principe de la loi politique du plus fort, selon laquelle un groupe d'individus suffisant pour s'emparer du pouvoir peut l'exercer comme elle le préfère, à ses propres fins.

          Si, au contraire, on refuse avec horreur l'idée même qu'un groupe d'individus puisse s'octroyer un quelconque « droit » sur la vie d'autrui, c'est parce que l'on comprend que cette dernière lui appartient en propre. Mais alors on doit en tirer les conclusions traditionnelles du libertarianisme: puisque chacun dispose seul du droit de gouverner sa vie, chacun dispose seul du droit de gouverner son corps, sa maison, son entreprise, ou encore l'emploi de ses revenus.

          Ceci étant dit, la fameuse Proposition 8 soulevait moins une question de vie privée qu'un problème de biens publics. Or, celui-ci, comme tous les problèmes publics, était un faux problème, un problème artificiel et insoluble. Pour deux raisons.

          Premièrement, les partisans du Yes on 8 n'ont, stratégiquement, pas fait campagne sur le sujet de fond, le mariage gai, mais sur un effet collatéral: le fait que les écoles publiques et accréditées enseigneraient ce concept aux enfants dès le primaire. Or nous avons le droit – le devoir –, prétendaient-ils, de protéger nos enfants d'une telle exposition.
 

« Aucun autre principe ne peut s'opposer au principe de la loi politique du plus fort, selon laquelle un groupe d'individus suffisant pour s'emparer du pouvoir peut l'exercer comme elle le préfère, à ses propres fins. »


          Si tel avait été leur véritable sujet de préoccupation, ils auraient évidemment tenu un référendum sur ce sujet et non sur le mariage gai lui-même. Mais là n'est pas le problème. Le problème est que, lorsque l'enseignement est un « bien public », il appartient à l'État, de telle sorte qu'il appartient à tout le monde en général et qu'il ne revient donc, de droit, à personne en particulier d'en décider.

          Dans un système d'enseignement véritablement privé, leurs propriétaires seraient en droit de gouverner leurs entreprises d'éducation et ils le feraient conformément à la demande de leurs clients, les parents d'élèves. Il y aurait alors une anarchie bien ordonnée d'écoles ayant chacune une approche particulière de la question. Certaines, comme cela se fait déjà, feraient de mariages gais des teachable moments, occasions de visites scolaires et d'apprentissage du respect. D'autres se contenteraient d'exposer les faits, et de promouvoir la tolérance. D'autres encore n'en parleraient au grand jamais, ou bien seulement pour inculquer, Bible à la main, qu'il s'agit là d'un terrible péché.

          Dans un système d'enseignement public (et privé accrédité), tel n'est pas le cas. Aucun droit individuel n'y étant clairement défini, ce n'est pas son propriétaire qui gouverne sa propriété, mais le plus fort (politiquement) qui gouverne et impose le type d'enseignement qu'il préfère au plus faible.

          Deuxièmement, de la même façon que l'enseignement, le mariage est, en Californie comme ailleurs, un bien public. Plus précisément, l'État offre ici, étrangement, un service public d'union. (Je dis étrangement, parce que je vois mal comment justifier rationnellement le fait que l'État doive offrir un tel service public).

          Là encore, ce bien public n'appartenant à personne, seule règne la loi du plus fort, par laquelle les opposants au mariage gai interdisent aux couples de même sexe l'accès à ce service public, ainsi qu'à tous les bénéfices qui s'y attachent. À mille lieues de « l'égalité devant la loi » dont il ose prétendre qu'elle est sa devise, l'État traite de fait différemment ses citoyens selon le statut qu'il leur donne – par exemple, le fait qu'il les ait mariés ou non.

          Et, à nouveau, ce problème sans solution ne se poserait simplement pas si le mariage n'était pas un service public. Si l'État n'unissait personne, ni n'octroyait aucun privilège, mais se contentait de faire respecter la liberté et le contenu des contrats – mieux, s'il laissait de meilleures organisations s'en charger – alors émergerait une anarchie bien ordonnée dans laquelle n'importe quelle Église, organisation, ou personne, serait libre de marier n'importe qui et d'offrir, ou non, ses services aux couples homosexuels.

          D'une manière générale, ce n'est que dans le cas des biens publics, c'est-à-dire « d'État », qu'il y a conflit entre différentes conceptions, parce que celles-ci doivent s'affronter et s'imposer pour s'emparer d'un seul et même bien « commun à tous ». Un tel problème n'existe simplement pas lorsqu'il n'est question que de l'échange de biens privés.
 

 

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