LE LIBÉRALISME ET LES PARTIS POLITIQUES (3)* (Version imprimée)
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 janvier 2009, No 263.

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5. La propagande et l'organisation des partis 

Quand les idées libérales commencèrent à se diffuser depuis l'Europe occidentale vers l'Europe centrale et l'Europe de l'Est, les pouvoirs traditionnels – la monarchie, la noblesse et le clergé – faisaient confiance aux instruments de répression à leur disposition et se sentaient en parfaite sécurité. Ils ne considéraient pas nécessaire de combattre le libéralisme et l'esprit des Lumières par des armes intellectuelles. Les exécutions, la persécution, l'emprisonnement des mécontents leur semblaient plus utiles. Ils étaient fiers de la machine coercitive de l'armée et de la police. Ils ne comprirent avec horreur que trop tard que la nouvelle idéologie arrachaient ces armes de leurs mains en conquérant les esprits des fonctionnaires et des soldats. Il fallut la défaite de l'ancien régime lors de son combat contre le libéralisme pour apprendre à ses partisans la réalité, à savoir qu'il n'y a rien de plus puissant au monde que les idéologies et les idéologues, que seules des idées peuvent permettre de combattre d'autres idées. Ils comprirent qu'il était stupide de faire confiance aux armes parce qu'on ne peut déployer d'hommes en armes que s'ils sont prêts à obéir et parce que la base de tout pouvoir et de toute domination est, en dernière analyse, idéologique.

La reconnaissance de cette vérité sociologique fut l'une des convictions fondamentales sur lesquelles se fonda le libéralisme. Sur cette base, le libéralisme ne tira aucune autre conclusion que la suivante: à long terme, la vérité et la droiture doivent triompher parce qu'on ne peut mettre en doute leur victoire dans le domaine des idées. Et ce qui doit l'emporter dans le domaine des idées doit aussi finalement l'emporter dans le monde sensible, car aucune persécution n'est capable de l'éliminer. Il est par conséquent superflu de s'inquiéter de la diffusion du libéralisme: sa victoire est, quoi qu'il arrive, certaine.

À cet égard, on ne peut même comprendre les adversaires du libéralisme que si l'on garde à l'esprit que leurs actions ne sont rien d'autre que le contraire de l'enseignement du libéralisme. C'est-à-dire qu'elles trouvent leur origine dans un rejet et une réaction à l'encontre des idées libérales. Ces adversaires n'étaient pas en mesure d'offrir un corps de doctrine sociale et économique complet et cohérent face à l'idéologie libérale, car le libéralisme est la seule conclusion que l'on puisse logiquement tirer d'une doctrine. Or, un programme promettant quelque chose à un groupe unique ou à seulement quelques groupes n'a aucune chance de gagner le soutien général et est donc voué dès le départ à l'échec politique. Par conséquent, ces partis n'avaient d'autre solution que de trouver quelque arrangement qui mettrait et maintiendrait entièrement sous leur emprise les groupes auxquels ils s'adressaient. Ils devaient prendre garde à ce que les idées libérales ne trouvent aucun partisan dans les classes dont ils dépendaient.

À cet effet, ils créèrent des organisations de parti encadrant l'adhérent si étroitement qu'il n'osait même pas penser à partir. En Allemagne et en Autriche, où ce système fut développé avec une rigueur prétentieuse, et dans les pays d'Europe de l'Est, où il fut repris, l'individu n'est désormais plus d'abord un citoyen, mais avant tout le membre d'un parti. Dès l'enfance, le parti prend soin de lui. Sport et activités sociales sont organisés par le parti. Le système de coopératives agricoles, dont seule l'intervention permet au cultivateur de réclamer sa part des subventions allouées aux producteurs agricoles; les institutions pour la promotion des classes moyennes; les bureaux de placement et les caisses d'épargne pour les ouvriers, tout est dirigé par le parti. Dans tous les domaines où les autorités peuvent donner libre cours à l'arbitraire, l'individu, pour être respecté, doit avoir le soutien de son parti. Dans de telles circonstances, négliger les affaires du parti conduit au soupçon, et en démissionner signifie une sérieuse perte économique, si ce n'est la ruine et l'ostracisme social.

Les partis défendant des intérêts particuliers réservent un traitement spécial au problème des professions supérieures. Les professions libérales: avocats, médecins, écrivains, artistes, ne sont pas représentées en assez grand nombre pour pouvoir former à elles seules des partis soutenant leurs intérêts. Ils sont donc les moins sensibles à l'influence de l'idéologie prônant des privilèges de classe. Leurs membres sont ceux qui ont conservé le plus longtemps et de la façon la plus opiniâtre des idées libérales. Ils n'avaient rien à gagner à adopter une politique de lutte inflexible et sans merci pour la promotion de leurs intérêts. Cette attitude fut observée avec les plus grandes craintes par les partis travaillant pour le compte de groupes de pression organisés. Ils ne pouvaient tolérer l'adhésion de l'intelligentsia au libéralisme car ils craignaient que leurs propres rangs ne s'éclaircissent si les idées libérales, une fois développées et adoptées par quelques adhérents de ces groupes, devaient gagner en force et rencontrer l'approbation de la masse de leurs membres. Ils venaient d'apprendre combien dangereuses de telles idéologies pouvaient être pour les prérogatives des ordres privilégiés de la société de statut et de castes. Les partis défendant les intérêts particuliers décidèrent de s'organiser de manière systématique de telle sorte que les membres des professions « libérales » dépendent d'eux.

Ceci fut rapidement fait en les incorporant au mécanisme des rouages du parti. Le médecin, l'avocat, l'écrivain, l'artiste doivent s'affilier et se soumettre à l'organisation regroupant leurs patients, clients, lecteurs ou patrons. Par le boycott, on oblige à se soumettre quiconque s'abstient ou s'insurge ouvertement.

L'assujettissement des classes professionnelles indépendantes trouve son complément dans la procédure suivie pour attribuer les postes d'enseignants et de la fonction publique. Quand le système des partis est complètement développé, seuls les membres d'un parti sont nommés, que ce soit celui au pouvoir ou un autre, qui défend des intérêts en accord avec un arrangement, aussi tacite soit-il, qu'ils ont trouvé entre eux. Même la presse indépendante finit par être mise sous tutelle en raison de la menace d'un boycott.

Le couronnement de l'organisation de ces partis fut la création de leurs propres milices armées. Organisées à la mode militaire, selon le modèle d'une armée nationale, elles ont établi leurs plans de mobilisation et leurs plans opérationnels, possèdent des armes et sont prêtes à frapper. Sous leurs bannières et au son de leurs fanfares, elles marchent à travers les rues en annonçant au monde l'aube d'une ère d'agitation et de guerre sans fin.

Deux circonstances ont jusqu'ici limité les dangers de cette situation. En premier lieu, on a atteint dans plusieurs des pays les plus importants un certain équilibre des forces entre les différents partis. Quand tel n'est pas le cas, comme en Russie et en Italie, le pouvoir de l'État est utilisé pour supprimer et persécuter les adhérents des partis d'opposition, sans égard pour les quelques principes libéraux qui demeurent et que le reste du monde reconnaît encore.

La deuxième circonstance qui, pour le moment, empêche encore le pire de se produire est que même les nations remplies d'une hostilité envers le libéralisme et le capitalisme comptent sur les investissements en capital des pays qui constituèrent les exemples classiques de la mentalité capitaliste et libérale – les États-Unis en premier lieu. Sans ces crédits, les conséquences de leur politique de consommation du capital auraient été bien plus évidentes. L'anticapitalisme ne peut continuer à exister qu'en vivant aux crochets du capitalisme. Il doit donc dans une certaine mesure prendre en considération l'opinion publique occidentale, où le libéralisme est encore salué de nos jours, même sous une forme très diluée. Dans le fait que les capitalistes ne souhaitent généralement prêter qu'à des emprunteurs susceptibles de rembourser un jour leurs dettes, les destructionnistes affectent de ne voir que « l'emprise du capital sur le monde », qu'ils décrient si vertement.
 

6. Le libéralisme comme « parti du capital »

Il est donc facile de voir que le libéralisme ne peut pas être rangé dans la même catégorie que les partis défendant des intérêts particuliers sans nier sa nature. Il est quelque chose de radicalement différent d'eux. Ils veulent le combat et exaltent la violence alors que le libéralisme, au contraire, souhaite la paix et la primauté des idées. C'est pour cette raison que tous les partis, aussi désunis qu'ils puissent être par ailleurs, forment un front uni contre le libéralisme.

Les ennemis du libéralisme l'ont désigné comme un parti qui défendrait les intérêts particuliers des capitalistes. Voilà qui est caractéristique de leur mentalité: ils ne peuvent tout simplement pas envisager qu'une idéologie politique soit autre chose que la défense de certains privilèges spéciaux en contradiction avec le bien-être général.

On ne peut pas considérer le libéralisme comme un parti défendant des privilèges, des prérogatives ou des intérêts particuliers, parce que la propriété privée des moyens de production n'est pas un privilège conduisant au seul avantage des capitalistes, mais une institution dans l'intérêt de la société entière et qui profite donc à tout le monde. Telle est l'opinion non seulement des libéraux, mais même, jusqu'à un certain point, de leurs adversaires. Quand les marxistes affirment que le socialisme ne pourra devenir réalité que lorsque le monde sera « mûr », parce qu'un système social ne disparaît jamais avant que « toutes les forces productives pour lequel il suffit se soient développées » ils concèdent, au moins pour le présent, le caractère socialement indispensable de la propriété privée. Même les bolchevistes, qui propagèrent il y a encore peu leur interprétation du marxisme – selon laquelle le monde serait déjà « mûr » – par le feu et par l'épée, ont admis qu'il est encore trop tôt. Si, toutefois, et même si ce n'est que pour un instant, les conditions sont telles qu'on ne peut se passer du capitalisme et de sa « superstructure » juridique, la propriété privée, peut-on alors dire d'une idéologie qui considère la propriété privée comme le fondement de la société qu'elle ne sert que les intérêts égoïstes des propriétaires du capital contre les intérêts de tous les autres?

Certes, si les idéologies antilibérales estiment la propriété privée indispensable, que ce soit juste pour le présent ou pour toujours, elles crient néanmoins qu'elle doit être contrôlée et limitée par des décrets de l'autorité et par des actes d'intervention similaires de la part de l'État. Ils ne préconisent ni le libéralisme ni le capitalisme, mais l'interventionnisme. Or l'économie a démontré que le système interventionniste est toujours contraire au but poursuivi, qu'il conduit à l'opposé de ce que l'on cherche. Il ne peut atteindre les fins que ses avocats veulent obtenir par son intermédiaire. Par conséquent, c'est une erreur de penser que, en dehors du socialisme (propriété collective) et du capitalisme (propriété privée), un troisième système permettant d'organiser la coopération sociale est envisageable et réalisable, à savoir celui de l'interventionnisme. Les tentatives de le mettre en place doivent nécessairement conduire à des conditions allant à l'encontre des intentions de leurs auteurs, qui doivent alors choisir soit de s'abstenir de toute intervention, et donc de laisser en paix la propriété, soit de remplacer cette dernière par le socialisme. Il s'agit d'une thèse que les économistes libéraux ne sont pas les seuls à soutenir. (Bien entendu, l'idée populaire selon laquelle les économistes se répartissent selon les divisions des partis est totalement fausse). Marx aussi, au cours de ses analyses théoriques, ne considérait que l'alternative entre le capitalisme et le socialisme et n'avait de cesse de se moquer avec mépris des réformateurs qui, prisonniers de leur « esprit petit-bourgeois », rejetaient le socialisme et voulaient cependant en même temps réorganiser le capitalisme. L'économie n'a jamais essayé de montrer qu'un système de propriété privée contrôlé et limité par l'intervention du gouvernement était possible. Quand les « socialistes de la chaire » voulurent le prouver à tout prix, ils commencèrent par nier la possibilité d'une connaissance scientifique dans le domaine économique et finirent au bout par déclarer que, quoi que fasse l'État, cela devait forcément être rationnel. Comme la science démontra l'absurdité de la politique qu'ils recommandaient, ils cherchèrent à détruire la logique et la science.

Il en est de même de la preuve de la possibilité et de la praticabilité du socialisme. Les auteurs pré-marxistes essayèrent en vain de la fournir. Ils n'y arrivèrent point et ne furent pas non plus capables d'attaquer de quelque manière que ce soit la validité des objections de poids que les critiques adressèrent, sur la base des découvertes de la science, à l'idée de pouvoir réaliser leur utopie. Aux environs du milieu du XIXe siècle, l'idée socialiste semblait déjà avoir été éliminée. Puis Marx entra en scène. Il ne fournit certes pas la preuve – du reste impossible à fournir – de la possibilité de réaliser le socialisme, mais déclara simplement – sans évidemment être capable de le prouver – que l'avènement du socialisme était inévitable. À partir de cette hypothèse arbitraire et de l'axiome, qui lui semblait évident, énonçant que tout ce qui peut se passer dans l'histoire humaine représente un progrès par rapport au passé, Marx tira la conclusion que le socialisme était plus parfait que le capitalisme et qu'il n'y avait donc aucun doute quant à la possibilité de le mettre en oeuvre. Se préoccuper de la possibilité d'une société socialiste était dès lors une activité non scientifique, tout comme l'étude des problèmes rencontrés par un tel ordre social. Quiconque essayait de s'y frotter était mis en quarantaine par les socialistes et excommunié par l'opinion publique, qu'ils contrôlaient.

Sans tenir compte de toutes ces difficultés – certes uniquement extérieures – l'économie se contenta d'étudier la construction théorique d'un système socialiste et démontra de manière irréfutable que tout type de socialisme était impraticable, parce que le calcul économique est impossible dans une communauté socialiste. Les défenseurs du socialisme ont à peine essayé d'y répondre et tout ce qu'ils ont répondu fut à la fois trivial et sans aucune importance. Ce que la science a démontré de manière théorique fut corroboré en pratique par l'échec de toutes les tentatives socialistes et interventionnistes.

Dire ainsi, comme le font certains, que la défense du capitalisme est purement une affaire de capitalistes et d'entrepreneurs dont les intérêts particuliers (et contraires à ceux des autres groupes) sont favorisés par le système capitaliste, n'est rien d'autre qu'une propagande spécieuse qui compte sur le manque de jugement des personnes légères pour pouvoir marcher. Les « possédants » n'ont pas plus de raisons de soutenir l'institution de la propriété privée des moyens de production que ceux qui ne « possèdent rien ». Quand leurs intérêts particuliers immédiats sont en cause, ils sont rarement libéraux. L'idée que, si l'on conserve le capitalisme, les classes possédantes resteront pour toujours en possession de leur richesse provient d'une méprise quant à la nature de l'économie capitaliste, où la propriété est sans cesse transférée de l'homme d'affaires moins efficace à son collègue plus efficace. Dans une société capitaliste, on ne peut conserver sa fortune que si on la gagne sans cesse à nouveau par des investissements avisés. Les riches, qui possèdent déjà une fortune, n'ont aucune raison de souhaiter préserver un système sans frein de concurrence ouverte à tous, particulièrement s'ils n'ont pas eux-mêmes amassé leur fortune mais l'ont héritée: ils ont bien plus à craindre qu'à espérer de la concurrence. Ils trouvent un intérêt particulier dans l'interventionnisme, qui a toujours tendance à conserver la répartition existante des richesses entre ceux qui la possèdent déjà. Ils n'ont en revanche aucun traitement particulier à espérer du libéralisme, système qui n'accorde aucune attention aux titres consacrés par la tradition que soutiennent les intérêts directs de la richesse établie.

L'entrepreneur ne peut prospérer que s'il fournit ce que demandent les consommateurs. Quand le monde est enflammé par le désir de guerre, le libéral cherche à exposer les avantages de la paix; l'entrepreneur, de son côté, produit l'artillerie et les mitrailleuses. Si l'opinion publique est aujourd'hui en faveur d'investissements en capital en Russie, le libéral peut essayer d'expliquer qu'il est aussi intelligent d'investir dans un pays dont le gouvernement proclame haut et fort que son but ultime est l'expropriation de tout le capital, qu'il ne le serait de jeter ses biens à la mer; l'entrepreneur, quant à lui, n'hésite pas à fournir des crédits à la Russie s'il est en position de faire courir le risque aux autres, que ce soit à l'État ou à des capitalistes moins malins qui se laissent tromper par l'opinion publique, elle-même manipulée par l'argent russe. Le libéral lutte contre la tendance à l'autarcie commerciale; le fabricant allemand, lui, construit une usine dans la province de l'Est qui exclut les biens allemands afin d'alimenter ce marché protégé par des droits de douanes. Les entrepreneurs et les capitalistes lucides peuvent trouver les conséquences de la politique antilibérale ruineuses pour la société dans son ensemble, mais ils doivent essayer, en tant qu'entrepreneurs et capitalistes, non pas de s'opposer mais de s'adapter aux conditions données.

Il n'existe aucune classe sociale qui puisse soutenir le libéralisme pour ses propres intérêts, aux dépens de toute la société et des autres couches de la population, tout simplement parce que le libéralisme ne sert aucun intérêt particulier. Il ne peut pas compter sur l'aide que reçoivent les autres partis de la part de tous ceux qui cherchent à obtenir certains privilèges au détriment du reste de la société. Quand le libéral se présente devant l'électorat en tant que candidat à des fonctions officielles et que ses électeurs lui demandent ce que lui ou son parti peut faire pour eux, la seule réponse qu'il peut leur donner est la suivante: le libéralisme est au service de tout le monde, mais n'est au service d'aucun intérêt particulier.

Être un libéral c'est comprendre qu'un privilège particulier concédé à un petit groupe au détriment des autres ne peut pas, sur le long terme, continuer sans conflit (guerre civile) et que, par ailleurs, on ne peut pas accorder des privilèges à la majorité car ils se compenseraient alors les uns les autres, le résultat net étant une diminution de la productivité du travail social.

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* Tiré du chapitre IV du livre Le Libéralisme, publié en 1927.