LES AVANTAGES DE LA CONQUÊTE DE LA NOUVELLE-FRANCE PAR LA GRANDE-BRETAGNE, SELON MARCEL TRUDEL (Version imprimée)
par Martin Masse*
Le Québécois Libre, 15 février 2009, No 264.

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Les conquêtes de territoires et de population par des armées sont l'une des tragédies les plus fréquentes de l'histoire humaine. Elles sont presque toujours motivées par l'appât du gain, le nationalisme intolérant et le désir de pouvoir et de gloire de parasites étatiques agresseurs. Elles provoquent toujours des pertes de vie et des destructions de biens. Elles entraînent bien souvent des conséquences négatives qui peuvent s'étendre sur des décennies et même des siècles et qu'il est impossible de prévoir.

D'un point de vue libertarien, utiliser la violence étatique pour imposer un nouveau régime politique à une population contre son gré est évidemment immoral. Même d'un point de vue utilitariste où l'on cherche présumément à venir en aide à une population, il est impossible de calculer les coûts et bénéfices à long terme qui découleront d'une intervention militaire. C'est pourquoi les libertariens conséquents se sont opposés à l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Et aucun ne propose aujourd'hui d'envahir le Zimbabwe, Cuba, la Corée du Nord ou le Tibet pour libérer les populations de ces pays de dirigeants autoritaires. D'autres moyens moralement fondés et moins risqués existent pour atteindre ces objectifs.

Lorsqu'on parle de la conquête de la Nouvelle-France par la Grande-Bretagne, les principes sont les mêmes. Les Anglais étaient des impérialistes qui n'avaient aucune légitimité morale à imposer leur domination ici, même si ce genre de pratique était plus universellement considéré comme normal à l'époque. (Cela dit, on ne parle pas d'une conquête du style des nazis envahissant la Belgique. Des débats étonnamment pluralistes ont eu lieu à Londres, autant au sein du gouvernement que dans la presse, pour savoir si l'on devait ou non garder la colonie, et ensuite sur la façon de l'administrer. Voir à ce sujet Philip Lawson, The Imperial Challenge. Quebec and Britain in the Age of the American Revolution, 1989.)

Sauf que nous ne sommes pas dans la situation de Canadiens de 1759 ayant à décider si nous voulons ou non nous faire envahir et occuper par une puissance étrangère, avec toute l'incertitude que cela implique; mais dans celle de Québécois qui cherchent à analyser 250 ans plus tard ce qui s'est passé. Les conséquences de la Conquête sont connues. On peut alors se poser la question: la conquête a-t-elle vraiment été une catastrophe sur tous les plans pour les Canadiens français, ou a-t-elle eu au contraire aussi des conséquences positives?

Qu'on s'oppose par principe au phénomène de conquête ne signifie pas qu'il ne s'ensuivra nécessairement que des conséquences négatives. Une conquête signifie essentiellement le remplacement d'un parasite étatique par un autre. En tant que libertariens, nous avons peu de sympathie pour les parasites étatiques, qu'ils soient ou non de la même nationalité que nous. Nous leur accordons une « valeur » (ou plutôt, la valeur négative que nous leur accordons diminue) dans la mesure où ils nous exploitent le moins possible. Il est théoriquement tout à fait possible qu'un parasite conquérant soit moins exploiteur qu'un parasite national.

Au contraire des nationalistes, pour qui l'État est l'incarnation de la « volonté collective nationale » et qui considèrent comme une catastrophe en soi une domination étrangère, quelles que soient ses formes concrètes, des libertariens doivent donc se demander: Ce nouveau parasite étatique a-t-il accordé plus de liberté à nos ancêtres et prédécesseurs sur ce territoire que le parasite précédent? Leur a-t-il permis de mieux s'épanouir et se développer? Les réponses à ces questions sont nécessairement plus nuancées que celles qu'inspire une perspective nationalo-étatiste.

L'historien iconoclaste Marcel Trudel a consacré deux chapitres aux conséquences bénéfiques pour les Canadiens de la conquête britannique dans le premier tome de ses Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, un recueil paru en 2001. Voici ce qu'il écrit sur quelques-uns des sujets abordés dans « Les surprises du Régime militaire, 1759-1764 » et « La Conquête de 1760 a eu aussi ses avantages ».

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Le commerce

Dans le domaine du commerce, le Régime militaire innove, aussi à l'avantage des Canadiens, par une mesure capitale: il abolit ces monopoles qui, dans quasi tous les secteurs, réservaient les opérations commerciales à tel ou tel individu ou à des groupes. Le commerce devient ouvert à tout un chacun qui est en mesure de le pratiquer; c'est le cas, en particulier, dans celui de la fourrure à l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitat laurentien. Les « congés de traite », ces permis exclusifs accordés à des entrepreneurs ou à des communautés religieuses pour des lieux déterminés (par exemple, dans les Grands Lacs), sont donc désormais supprimés. Liberté générale aux entrepreneurs, avec cette seule exigence, l'obtention (et elle est gratuite) d'un passeport pour sortir des limites de l'habitat. (p. 200-201)

Autre aspect positif: cette ouverture que la société canadienne obtient tout à coup sur le monde. Jusqu'en 1760, par la politique de la métropole française, voici un petit agglomérat de quelque 70 000 ou 80 000 habitants qui vit isolé sur un continent, où sont déjà établis plus d'un million d'anglophones, mais avec qui il est interdit d'avoir des relations de commerce: celles-ci ne peuvent se pratiquer qu'avec les Antilles française, par-delà le monde anglophone, et avec la métropole de l'autre côté de l'Atlantique, à deux ou trois mois de voyage. Et encore ces relations avec les Antilles et avec la France sont- elles limitées à la courte période de la navigation fluviale: jusqu'en 1760, le Canada demeurait coupé du monde extérieur pendant la moitié de l'année. Désormais, l'accès aux colonies anglaises, en particulier par la voie du New-York, met fin, hiver comme été, à cet isolement. (p. 217)

La finance

La Conquête assure une plus grande liberté dans l'exploitation du « bas de laine », en permettant une opération qu'interdisait une loi de l'Église: le prêt à intérêt. Même à un taux modique, il était assimilé à l'usure et, par conséquent, défendu (...). (p. 222)

La propriété foncière

La société canadienne n'avait qu'une façon de détenir la terre: celle du régime seigneurial, toute terre relevant d'un seigneur qui en concède des parcelles à des colons, et ceux-ci n'en deviennent pas, à proprement parler, propriétaires, puisqu'ils doivent à perpétuité acquitter chaque année cens et rentes au bénéfice du seigneur, en retour de services que celui-ci doit leur assurer; ils ne sont que concessionnaires. Le gouvernement anglais va introduire une deuxième façon de détenir la terre: au-delà des limites du peuplement seigneurial, le franc et commun socage, en vertu duquel les titulaires du lot qui a été accordé ne se voient pas imposer les devoirs contraignants du régime seigneurial et deviennent les véritables propriétaires de la terre qu'ils ont défrichée. (p. 223)

Le service militaire Autre surprise de l'occupation: un service militaire facultatif et lucratif. Depuis la création d'une militaire régulière en 1669, tout Canadien de 16 à 60 ans devait servir en temps de guerre; il fournissait nourriture, armes et habillement; et il ne touchait aucune solde. Or, voici qu'en 1763, à l'occasion du soulèvement d'Amérindiens dans les Grands Lacs, les autorités anglaises désirent recourir au soutien de la milice canadienne. Les conditions qu'elles offrent sont toutes nouvelles: le service est volontaire, le milicien sera armé, nourri et habillé; au moment de son inscription, il touchera un montant d'argent et on l'assure ensuite d'une solde quotidienne. Conditions tellement hors de l'ordinaire pour les Canadiens, incrédules et redoutant un piège, qu'ils hésitent à s'enrôler, au grand étonnement des recruteurs. (p. 202-203)

Les lois civiles

Officiellement, le nouveau Régime tend à supprimer les lois civiles françaises, c'est-à-dire le recours à la Coutume de Paris, mais d'une façon officielle seulement: on se rend bien compte que cette Coutume qui gère en tout la vie quotidienne des Canadiens (pardon, des Québécois) demeure incontournable. D'ailleurs, les instructions adressées au gouverneur se contentent de recommander que les lois soient « autant que possible » conformes à celles de l'Angleterre, ce qui laisse une marge de manoeuvre; les Canadiens vont en profiter. La Coutume de Paris, sous le nom de « lois du Canada », va jouir d'un régime de tolérance, en attendant la reconnaissance officielle de 1774. (p. 206)

Les lois criminelles

Quant aux lois criminelles anglaises, elles s'appliquent dès 1764, à l'avantage de la population, y compris les honnêtes gens que l'on pouvait soupçonner à tort de crimes. Selon, en effet, le droit criminel en usage sous le Régime français, l'accusé était privé d'avocat, il avait la charge de prouver son innocence, sans toujours savoir dès le début de l'enquête ce qu'on lui reprochait ni quand il comparaîtrait devant le tribunal. En vertu du droit britannique, c'est à la Couronne de prouver la culpabilité; l'accusé, pourvu d'un avocat, sait exactement la nature de la faute qu'on lui reproche et il est assuré de comparaître rapidement devant son juge. Autre avantage de ce droit criminel: la torture n'existe plus. Au Canada comme en France, on pratiquait la « question ordinaire » au cours de laquelle on infligeait au prévenu divers tourments pour rendre son aveu plus détaillé; tourments suivis, en certains cas, de la « question extraordinaire »: elle pouvait aller jusqu'au bris des membres, afin de vaincre chez lui les dernières réticences à un aveu complet. Comme on l'a écrit, la torture interroge et la douleur répond. La Conquête nous délivre de cette justice criminelle. (p. 220-221)

Le serment du Test

Autre exigence officielle, mais encore ici, seulement officielle: le serment du Test. Dans le système anglais, pour accéder à une fonction publique, il fallait prêter ce serment, prouvant ainsi qu'on était anglican pratiquant. Exigence religieuse qui avait son équivalent sous le Régime français: tout fonctionnaire devait se soumettre à « l'information des vie, moeurs, âge compétent, conversation, religion catholique, apostolique et romaine »; (...). Le nouveau pour les Québécois était la démonstration d'anglicanisme. Or, les historiens n'ont pas toujours remarqué que le serment du Test était, en fait, composé de quatre serments: allégeance à la Couronne britannique, répudiation du prétendant Jacques II (de religion catholique), rejet de l'autorité papale et de la transsubstantiation dans le sacrifice de la messe. De ces quatre serments, un catholique pouvait aisément prêter les deux premiers; pour les autres, nous savons que dans la pratique, il y eut dispense pour rendre possible l'administration du pays. On eut donc recours, tout comme ci-devant, à des Québécois pour occuper la fonction publique. (p. 206-207)

L'administration

Avec la Conquête, cette colonie se retrouve, à son avantage, avec une administration simplifiée. La colonie française avait souffert de suradministration. D'une logique impeccable, la métropole française avait adopté la plus complète des structures administratives. À la tête de cette colonie de seulement quelque 70 000 ou 80 000 habitants, répartis sur 400 kilomètres le long du Saint-Laurent, nous trouvions un gouverneur-général, à qui il faut évidemment un lieutenant-gouverneur, un major et une garnison avec ses officiers. Parallèlement, on a mis en place un intendant qui administre la justice, la police (au sens d'« administration civile ») et les finances, avec personnel auxiliaire. Sous ces deux hauts fonctionnaires, un Conseil supérieur, qui a le rôle de Cour d'appel. Et comme l'entendant ne pouvait être partout à la fois, il est représenté à Montréal par un commissaire-ordonnateur, lui-même pourvu d'assistants.

Ce petit pays était en outre divisé en trois gouvernements: Québec, Trois-Rivières et Montréal, chacun d'eux ayant à sa tête un gouverneur, un lieutenant-gouverneur (à Québec, c'étaient le gouverneur-général et son lieutenant), un major et une garnison, un colonel de milice et ses officiers. Aux trois endroits, le titulaire du gouvernement était logé par l'État, selon les exigences de son rang. Chaque gouvernement avait ses services judiciaires: tribunal avec juge (celui-ci assisté d'un adjoint), procureur du roi, greffier et auxiliaires, dont les notaires; sans oublier les petites cours seigneuriales avec le personnel requis. (...)

L'organigramme de la fonction publique est ainsi une éblouissante construction, et tant pis pour les charges. Les autorités anglaises y font un « grand ménage » à compter de 1764: elles suppriment cette formule des trois gouvernements avec leur multiple hiérarchie, éliminant donc les gouvernements de Trois-Rivières et de Montréal, avec leurs fonctionnaires militaires ou civils; un Conseil dit « exécutif » remplace l'intendant et le Conseil supérieur; la justice seigneuriale disparaît. Subsiste une simple division: les districts de Québec et de Montréal. (p. 217-218)

L'imprimerie

Ajoutons à la liste des avantages de la Conquête deux éléments d'importance capitale dans une société: l'imprimerie et la gazette.

La colonie française existait depuis un siècle et demi, mais, malgré l'accroissement de la population, les demandes qu'on avait faites à la métropole et la présence permanente d'imprimeurs de profession dès le XVIIe siècle (les Sevestre, famille d'imprimeurs parisiens), la colonie n'a pas eu droit à l'imprimerie. Au Mexique, on imprimait des livres depuis 1540; au Massachusetts, depuis 1640; à Halifax, depuis 1752. En Nouvelle-France, il faut attendre l'arrivée à Québec en 1764 des imprimeurs américains Brown et Gilmore: ils font paraître en 1765 le premier livre imprimé au Canada, un Catéchisme.

C'est en même temps à ces imprimeurs Brown et Gilmore que l'on doit la première gazette, publiée en 1764, la Gazette de Québec, journal bilingue de 4 pages, soutenu par 143 abonnés. (p. 224-225)

La langue

Restait le français, dont nulle part depuis la Conquête on n'avait fait état, ni dans les traités de capitulation, ni dans le traité de 1763. Ni dans la loi de 1774. Parce que le français ne fait pas encore problème: il est toujours la langue internationale de communication, la Cour de Londres le pratique couramment, les hauts fonctionnaires anglais de la province de Québec sont bilingues, comme le sont les classes supérieures de la société. On n'a pas vu la nécessité de consacrer à la langue une clause particulière dans les traités. Le débat ne surviendra qu'à la prochaine génération. (p. 207)

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On pourrait rajouter quelques autres thèmes, comme le retour du théâtre banni par le rigorisme religieux, le droit de se marier entre catholiques et protestants, et la diminution du grand nombre de jours de fêtes religieuses où il était interdit de travailler.

On ne peut dire avec certitude ce qui se serait passé si les Britanniques, après leur victoire, avaient remis la colonie au roi de France ou lui avait rapidement accordé une indépendance complète. Le Canada (à noter, pour ceux qui l'auraient oublié, que c'était le nom de la région de Nouvelle-France correspondant à la vallée du Saint-Laurent avant qu'elle devienne la « province of Quebec ») serait peut-être devenu une république offrant encore plus de liberté. Ou peut-être les Canadiens auraient-ils dû continuer à subir la domination puis les folies révolutionnaires françaises ainsi que les guerres napoléoniennes pendant plusieurs décennies. Ou peut-être se seraient-ils fondus dans le creuset anglo-américain. Comme la conquête de la Nouvelle-France a eu des répercussions directes sur la Révolution américaine, et que celle-ci en a eu sur la Révolution française, l'histoire aurait pu tourner très différemment si cette conquête ou la cession de la colonie par la France n'avaient pas eu lieu. On ne peut que spéculer.

Il est toutefois impossible de porter un jugement sur la domination britannique sans tenir compte de ces nombreux développements positifs par rapport à la situation précédente de domination française. La conquête a certes provoqué des morts, des destructions et des bouleversements économiques et sociaux. Mais elle a également entraîné des conséquences positives pour les Canadiens. On devrait, un quart de millénaire plus tard, la voir comme un événement constitutif de notre identité plutôt que comme un traumatisme qui reste toujours à surmonter. Le véritable combat à faire, c'est le combat contemporain contre l'État, à Québec et à Ottawa, qu'il soit contrôlé par les descendants des vainqueurs anglais, des vaincus français, ou par qui que ce soit.

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* Martin Masse est directeur du Québécois Libre.