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		La propriété est un tout unitaire pour le droit qui ne fait pas de 
		différence, qu'il s'agisse de biens de premier ordre ou d'ordre 
		supérieur, de biens de consommation, ou de biens d'usage. Le formalisme 
		du droit détaché de toute base économique apparaît ici sous un jour cru. 
		Sans doute le droit ne peut pas ignorer tout à fait les différences 
		économiques qui entrent en jeu. Si la propriété du sol occupe une 
		position spéciale, c'est précisément en raison de la position du sol 
		lui-même en tant que moyen de production. Plus nettement dans le droit 
		de propriété, les différences économiques se manifestent en un certain 
		nombre de situations qui pour la sociologie équivalent à la propriété, 
		mais qui pour le droit n'ont avec elle qu'un rapport de parenté, par 
		exemple, les servitudes, en particulier la jouissance des fruits et 
		l'usufruit. Cependant, d'une façon générale dans le droit – et cela est 
		conforme à son essence –, la similitude formelle ne laisse pas 
		apparaître la différence matérielle.
 
  Du point de vue de l'économie, la propriété ne constitue pas une unité 
		homogène. La propriété en biens de jouissance et la propriété en biens 
		de production diffèrent sur bien des points et dans ces deux groupes, il 
		faut encore considérer s'il s'agit de biens d'usage ou de biens de 
		consommation. 
 Les biens de premier 
		ordre, les « biens de jouissance »(2), 
		servent directement à la satisfaction des besoins. En tant que biens de 
		consommation (c'est-à-dire qui ne peuvent, d'après leur nature même être 
		utilisé qu'une fois et qui épuisent ainsi leur qualité de bien), leur 
		valeur en tant que propriété réside seulement dans leur possibilité de 
		consommation. Le propriétaire peut laisser ce bien se gâter sans 
		l'utiliser, ou même le détruire, il peut l'échanger ou en faire cadeau; 
		dans tous ces cas, il dispose de l'emploi de ces biens qui ne peut être 
		partagé.
 
 Il en va un peu autrement 
		pour les biens d'usage, c'est-à-dire ces biens de jouissance qui peuvent 
		être utilisés plus d'une fois. Ils peuvent servir à plusieurs hommes les 
		uns après les autres. Ici aussi l'on doit considérer comme possesseurs 
		ceux qui sont en mesure de les utiliser pour leur usage personnel. Dans 
		ce sens, le possesseur d'une chambre est celui qui l'habite; les 
		possesseurs du Mont Blanc, en tant que site naturel, tous ceux qui le 
		visitent pour y jouir des charmes de la montagne; possesseurs d'un 
		tableau, tous ceux qui se délectent à le regarder(3). 
		Les services que rendent ces sortes de biens peuvent être partagés; 
		c'est pourquoi la propriété naturelle de ces biens est aussi divisible.
 
 La possession des biens 
		de production ne sert qu'indirectement à la jouissance. Ces biens 
		trouvent leur emploi dans la production de biens de jouissance. De 
		l'union habilement concertée des biens productifs et du travail sortent 
		finalement les biens de jouissance. C'est dans cette faculté de servir 
		indirectement à satisfaire des besoins, que réside le caractère des 
		biens de production. La possession naturelle des biens de production est 
		la possibilité de les employer dans la production. Ce n'est qu'en tant 
		que leur possession mène finalement à une possession de biens de 
		jouissance, qu'elle a une importance économique.
 
 Lorsque les biens de 
		consommation sont mûrs pour l'usage, leur possession pour un homme 
		réside en ceci qu'il les consomme. Des biens d'usage prêts à être 
		employés permettent plusieurs possessions successives dans le temps, 
		mais si plusieurs personnes en font usage en même temps la jouissance en 
		est troublée, sinon même rendue impossible par la nature du bien. 
		Plusieurs personnes peuvent considérer en même temps un tableau, quoique 
		la jouissance de l'un puisse être gênée par la présence d'autres 
		personnes à côté de lui qui lui prennent peut-être l'emplacement le plus 
		favorable. Mais plusieurs personnes ne peuvent porter à la fois un même 
		habit.
 
 Ainsi la possession des 
		biens de jouissance, qui conduit à la satisfaction d'un besoin résultant 
		de la nature de chaque bien considéré, n'est pas plus divisible que ne 
		le sont les usages qu'on en peut faire. Il en résulte qu'en ce qui 
		concerne les biens de consommation, la propriété naturelle qu'en peut 
		avoir un individu exclut a priori celle de tous les autres, 
		tandis que, pour les biens d'usage, cette exclusion, si elle n'est plus 
		absolue, existe tout au moins à un moment déterminé du temps en ce qui 
		concerne la jouissance intégrale de ces biens. Pour ce qui est des biens 
		de jouissance, on ne saurait concevoir au point de vue économique autre 
		chose que leur possession naturelle par des individus. Ils ne peuvent 
		être la propriété naturelle que d'un seul homme; et cela d'une façon 
		absolue en ce qui concerne les biens de consommation, et, en ce qui 
		concerne les biens d'usage tout au moins à un moment déterminé du temps 
		et sous le rapport de leur jouissance intégrale. Ici encore la propriété 
		est propriété privée en ce sens qu'elle prive tous les autres des 
		avantages qui découlent de la disposition d'un bien déterminé.
 
 C'est pourquoi il serait 
		totalement absurde de vouloir supprimer ou même simplement réformer la 
		propriété des biens de jouissance. On est sans force contre les faits 
		naturels: une pomme une fois mangée est définitivement consommée, un 
		habit que l'on porte finit par s'user. La copropriété par plusieurs 
		individus, la propriété commune par tous les individus est impossible en 
		ce qui concerne les biens de jouissance. Ce qu'on a coutume d'appeler 
		communauté de biens ne peut s'entendre pour les biens de jouissance 
		qu'avant la jouissance. Elle est rompue dès l'instant où le bien est 
		consommé ou utilisé. À ce moment, la possession du bien devient 
		exclusive. La communauté des biens ne peut être rien d'autre qu'un 
		principe réglant l'appropriation des biens prélevés sur un stock commun. 
		Chacun des camarades est propriétaire de cette partie de l'ensemble du 
		stock qu'il a le droit d'employer pour son usage personnel. Peu importe 
		du point de vue économique que cette utilisation soit réglée 
		juridiquement a priori ou bien qu'elle soit le résultat d'un 
		partage ou même qu'elle n'ait jamais lieu, ou enfin que la consommation 
		ait été ou non précédée d'un partage en bonne et due forme; au point de 
		vue matériel, même sans partage, chacun est propriétaire de son lot.
 
 La communauté des biens 
		ne peut supprimer la propriété des biens de jouissance; elle peut 
		seulement modifier leur mode de répartition. Comme toutes les réformes 
		qui ne s'appliquent qu'aux biens de jouissance, elle se borne 
		nécessairement à instituer un mode de répartition nouveau du stock 
		existant. Ses effets cessent avec l'épuisement de ce stock. Elle est 
		incapable de remplir les greniers vides. C'est là une tâche qui relève 
		de ceux qui disposent des biens de production et du travail. Si ces 
		derniers ne sont pas satisfaits de ce qu'on leur offre, l'afflux des 
		biens qui doit reconstituer les stocks s'arrête. C'est pourquoi toute 
		tentative pour modifier la répartition des biens de jouissance doit 
		s'étendre à la disposition des biens de production.
 
 La possession des biens 
		de production, contrairement à celle des biens de jouissance, est par sa 
		nature divisible. Dans la production isolée, sans division du travail, 
		la divisibilité des moyens de production ne serait pas différente de ce 
		qu'est celle des biens de jouissance sous quelque régime économique que 
		ce soit. Elle ne va pas au-delà de la divisibilité des utilisations que 
		comporte le bien. En d'autres termes, à ce stade, parmi les biens de 
		production, ceux de consommation ne permettent aucun partage de la 
		possession, tandis que ceux d'usage peuvent être partagés dans la mesure 
		où leur nature le permet. La possession de céréales ne peut être que 
		celle d'un individu, tandis qu'un marteau peut avoir plusieurs 
		possesseurs successifs et qu'un cours d'eau peut faire fonctionner 
		plusieurs moulins. Jusqu'ici donc aucune particularité dans la 
		possession ne distingue les biens de production. Par contre, dans la 
		production fondée sur la division du travail, la possession des biens de 
		production se présente sous un double aspect. Les buts de l'économie 
		exigent alors que la possession des biens de production qui 
		interviennent dans le processus de la division du travail ait toujours 
		un double caractère: un caractère physique immédiat et un caractère 
		social médiat. D'un côté, le bien appartient à celui qui le détient et 
		l'exploite matériellement. D'un autre côté, il appartient à celui qui, 
		sans en avoir la disposition matérielle et juridique, est en mesure 
		d'utiliser les produits ou les services de ce bien par voies d'échange 
		ou d'achat. En ce sens, dans la société fondée sur la division du 
		travail, la propriété naturelle des biens de production est partagée 
		entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destinée sa 
		production. L'agriculteur qui se suffit à lui-même et demeure en dehors 
		du cycle des échanges sociaux peut appeler sien son champ, sa charrue, 
		ses boeufs en ce sens qu'ils ne servent qu'à lui. L'agriculteur dont 
		l'entreprise s'insère dans le cycle des échanges, qui produit pour le 
		marché et y effectue ses achats, est dans un autre sens propriétaire des 
		moyens de production dont il se sert. Il n'est pas maître de la 
		production dans le même sens que le paysan autarcique. Il ne règle pas 
		lui-même sa production: ce sont ceux pour qui il travaille, les 
		consommateurs, qui le font. Dans ce système, ce ne sont pas les 
		producteurs mais les consommateurs qui assignent ses buts à l'économie.
 
 Mais les propriétaires 
		des moyens de production ne sont pas davantage en mesure de mettre 
		directement au service de la production la possession matérielle qu'ils 
		ont des moyens de production. Étant donné que toute la production 
		requiert le groupement de différents moyens de production, une partie 
		des propriétaires des moyens de productions doivent transmettre à 
		d'autres leur propriété naturelle pour permettre à ces derniers de 
		réaliser les combinaisons nécessaires à la production. Les capitalistes 
		et les propriétaires fonciers, les travailleurs mettent les uns et les 
		autres leurs capitaux, leurs terres, leur travail à la disposition de 
		l'entrepreneur qui a la direction immédiate du processus de la 
		production. Dès lors, les entrepreneurs dirigent l'économie en fonction 
		des exigences des consommateurs qui ne sont d'ailleurs que les 
		détenteurs des moyens de production: capitalistes, propriétaires 
		fonciers, travailleurs. Mais du produit obtenu revient à chaque facteur 
		une part qui est économiquement proportionnelle à sa participation dans 
		la production.
 
 Il s'ensuit donc que la 
		propriété naturelle des biens de production diffère essentiellement de 
		la propriété naturelle des biens de jouissance. Pour posséder un bien de 
		production au sens économique, c'est-à-dire pour l'utiliser aux fins 
		économiques auxquelles il est destiné, il ne faut pas en avoir la même 
		possession physique que celle que l'on doit avoir des biens de 
		consommation pour les consommer ou les utiliser. Pour boire du café, je 
		n'ai pas besoin de posséder une plantation au Brésil, un vapeur et une 
		brûlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables 
		pour qu'une tasse de café arrive sur ma table. Il suffit que d'autres 
		possèdent ces moyens de production et les emploient à mon intention. 
		Dans une société fondée sur la division du travail, personne n'a la 
		propriété exclusive des moyens de production, aussi bien des moyens 
		matériels que des moyens humains, c'est-à-dire du travail. Tous les 
		moyens de production sont au service de la collectivité constituée par 
		tous ceux qui participent aux échanges. Si, faisant abstraction du 
		rapport qui existe entre les entrepreneurs et les propriétaires qui 
		mettent à la disposition de ces derniers leurs moyens de production pour 
		qu'ils les utilisent, on ne veut pas parler ici d'un partage de la 
		propriété entre les propriétaires des moyens de production et les 
		consommateurs, on devrait plutôt attribuer la propriété tout entière au 
		sens naturel aux consommateurs et ne voir dans les entrepreneurs que les 
		gérants du bien d'autrui(4).
 
 Mais nous nous 
		éloignerions trop de la terminologie courante en parlant ainsi: pour 
		éviter toute équivoque, il est préférable d'éviter autant que possible 
		les mots nouveaux et de n'employer en aucun cas une acception nouvelle 
		des expressions qui ont un sens usuel très précis. Aussi, renonçant à 
		toute terminologie spéciale, nous nous contenterons de souligner ici une 
		fois de plus que la nature de la propriété des biens de production dans 
		la société fondée sur la division du travail diffère de celle qu'elle 
		est dans une économie étrangère aux échanges et de la nature de la 
		propriété des biens de consommation dans quelque système économique que 
		ce soit. Du reste, dans l'exposé qui suivra, nous entendrons toujours 
		par propriété des moyens de production, la possibilité d'en disposer 
		immédiatement.
 
           La 
possession physique des biens économiques qui du point de vue sociologique 
constitue l'essence de la propriété naturelle n'a pu prendre naissance que par 
l'occupation. La propriété n'étant pas un phénomène indépendant de la volonté et 
de l'action humaines, on ne peut pas concevoir comment elle aurait pu se 
constituer à l'origine si ce n'est pas l'appropriation d'un bien sans maître. 
Une fois constituée, elle dure aussi longtemps que son objet, jusqu'au jour où 
elle est abandonné par un acte de volonté du propriétaire ou jusqu'au jour où 
elle lui est retirée contre sa volonté. Le premier cas est celui où l'aliénation 
est volontaire; le second se présente lorsque le bien disparaît d'une façon 
naturelle – par exemple, quand une bête s'égare – ou qu'il est ravi par la force 
à son possesseur par un autre individu. 
 Toute propriété procède 
d'une occupation et d'une violence. Faisons abstraction des éléments dus au 
travail inclus dans les biens, et considérons seulement en eux les éléments 
naturels, remontons en arrière pour rechercher le titre juridique d'un 
propriétaire régulier, nous arriverons forcément à un moment où la propriété est 
née du fait qu'on s'est approprié une partie d'un bien accessible à tous, à 
moins que nous ne rencontrions déjà auparavant une expropriation par la violence 
du précédent possesseur dont la propriété se laisse aussi ramener en dernière 
analyse à une expropriation ou un rapt. Tout droit ramène à une violence 
effective. Toute propriété fut à l'origine expropriation ou rapt. On peut fort 
bien concéder cela aux adversaires de la propriété qui parlent de considérations 
fondées sur le droit naturel. Du reste, ces considérations n'apportent pas la 
moindre preuve touchant la nécessité, l'opportunité, et la justification morale 
de la suppression de la propriété.
 
 La propriété naturelle 
n'a pas à compter sur sa reconnaissance par les concitoyens du propriétaire. En 
fait, la propriété naturelle est tolérée tant que la force manque pour la 
renverser. Elle subsiste jusqu'au jour où un plus puissant s'en empare. Née de 
l'arbitraire, elle doit à chaque instant redouter une force plus puissante. 
C'est ce que la doctrine des droits naturels a appelé la guerre de tous contre 
tous. Cette guerre s'achève par la reconnaissance de l'état de choses réel, 
considéré comme digne d'être maintenu. De la violence naît le droit.
 
 La doctrine des droits 
naturels a commis une erreur. Elle a envisagé ce passage d'un état de choses et 
de lutte animale à une société humaine comme étant le résultat d'une action 
consciente des buts à atteindre et des moyens d'y parvenir. On serait arrivé 
ainsi à la conclusion du contrat social qui donna naissance à la communauté de 
l'État et au droit. Le rationalisme avait fait justice une fois pour toutes de 
la veille conception qui ramène toutes les inspirations de l'État à une 
intervention divine ou à une inspiration divine chez l'homme; il ne lui restait 
plus à sa disposition d'autre explication(5). 
Comment voudrait-on que tout ce qui a amené la société à son état actuel et 
partant, est considéré comme utile et raisonnable, comment voudrait-on que tout 
cela ait pris naissance, sinon par suite d'un choix conscient, déterminé par la 
connaissance de son utilité et de sa raison? Aujourd'hui, nous avons à notre 
disposition d'autres schémas de pensée. Nous parlons de la sélection naturelle 
dans la lutte pour la vie et de la transmission héréditaire de qualités 
acquises, sans avancer du reste d'un seul pas de plus vers les énigmes suprêmes 
que les théologiens ou les rationalistes. Nous pouvons expliquer ainsi la 
naissance et le développement des institutions sociales. Nous dirons: elles 
favorisent la lutte pour la vie; ceux qui les ont adoptées et perfectionnées 
sont mieux à même de surmonter les dangers de l'existence que ceux dont les 
institutions sociales ne sont pas développées. Aujourd'hui, il serait vraiment 
oiseux de montrer à nouveau l'insuffisance d'une telle interprétation. L'époque 
où l'on s'en contentait, pensant qu'elle résolvait tous les problèmes de 
l'existence et du devenir, est depuis longtemps révolue. Avec elle pas un pas de 
plus qu'avec la théologie et le rationalisme. Nous sommes arrivés au point où 
les sciences particulières aboutissent à la science générale, où la grande 
question de la philosophie commence et où... toute notre sagesse est au bout de 
son rouleau.
 
 Il ne fallait vraiment 
pas trop d'esprit pour montrer que le droit et l'État ne pouvaient être ramenés 
à des contrats primitifs. On n'avait vraiment pas besoin de sortir tout 
l'arsenal scientifique de la science historique pour assurer que jamais dans 
l'histoire l'on ne trouve trace d'un contrat social. Dans la connaissance que 
l'on peut tirer des parchemins ou des inscriptions, la science exacte était à 
coup sûr supérieure au rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour ce qui est 
de l'intelligence sociologique, elle lui est bien inférieure. On peut reprocher 
tout ce qu'on veut à la philosophie sociale du rationalisme, on ne peut lui 
dénier un mérite impérissable pour la connaissance approfondie des effets 
produits par les institutions sociales. C'est à cette philosophie sociale du 
rationalisme que nous devons avant tout la première vue claire de l'importance 
fonctionnelle de l'ordre juridique et la communauté étatique.
 
 L'économie d'un pays 
exige une stabilité des rapports sociaux, parce qu'elle est une entreprise de 
grande portée, de longue haleine, d'autant plus assurée du succès qu'elle sera 
répartie sur un plus long espace de temps. L'économie exige une continuité 
perpétuelle qui ne saurait être détruite sans le plus grave dommage. Autrement 
dit: L'économie exige la paix et l'exclusion de toute violence. La paix, disent 
les rationalistes, c'est le sens et le but de toutes les institutions du droit. 
Nous dirons, nous, que la paix est leur conséquence, leur fonction(6). 
Le droit, dit le rationaliste, est issu de contrats. Nous dirons, nous, que le 
droit consiste à s'entendre, à cesser les disputes, à les éviter. La violence et 
le droit, la guerre et la paix sont les deux pôles des formes de la vie sociale 
dont le contenu est l'économie.
 
 Toute violence a pour 
objet la propriété d'autrui. La personne, c'est-à-dire la vie et la santé, n'est 
l'objet d'attaques qu'en tant qu'elle s'oppose à l'obtention de la propriété. 
(Des crimes dus au sadisme, commis sans autre but, sont des exceptions; pour les 
empêcher, on n'aurait pas besoin des institutions juridiques. Aujourd'hui, c'est 
le médecin et non le juge qui les combat.) Aussi n'est-ce point par hasard si le 
droit, précisément dans la protection de la propriété, revêt nettement le 
caractère d'un instrument de paix. La protection que le droit accorde à celui 
qui a une chose est de deux sortes, selon qu'il s'agit de propriété ou de 
possession, et dans cette différenciation se manifeste nettement l'essence du 
droit, qui est de créer la paix, la paix à tout prix. La possession est 
protégée, quoiqu'elle ne soit pas – ainsi que disent les juristes, – un droit. 
Non seulement les possesseurs honnêtes, mais les malhonnêtes aussi, les brigands 
eux-mêmes et les voleurs peuvent revendiquer pour eux la protection de ce qu'ils 
possèdent(7).
 
 La propriété, telle 
qu'elle est répartie aujourd'hui, on croit pouvoir la combattre en dénonçant son 
origine faite d'injustice, d'usurpation, de violence et de rapt. De sorte que le 
droit ne serait qu'une injustice pour laquelle il y a eu prescription. C'est 
pourquoi l'organisation actuelle du droit, étant diamétralement opposée à la 
pensée éternelle, inviolable, du droit, doit être écartée et l'on doit lui 
substituer une nouvelle organisation conforme aux exigences de l'idée de droit. 
« L'État ne saurait avoir pour mission d'examiner seulement les conditions de 
propriété dans lesquelles se trouvent les citoyens sans s'occuper du fondement 
juridique de cette propriété. » Au contraire, « la tâche de l'État serait de 
donner à chacun ce qui lui revient, de l'installer dans sa propriété, et enfin, 
de protéger cette propriété »(8). 
Or cela présuppose, ou bien l'existence d'une idée du droit valant pour tous les 
temps, idée que l'État a mission de connaître et de réaliser, ou bien tout à 
fait dans le sens de la théorie du contrat, l'on place l'origine du vrai droit 
dans le contrat social, qui ne peut être réalisé que par une décision unanime de 
tous les individus, qui abdiquent à son profit une partie de leurs droits 
naturels. Au fond, ces deux hypothèses ont le même point de départ: la 
conception conforme au droit naturel du « droit qui est né avec nous ». Nous 
devons nous conduire d'après ce principe, dit la première de ces hypothèses, 
tandis que l'autre affirme que l'ordre social fondé sur le droit naît d'une 
aliénation contractuelle et conditionnelle des droits naturels. D'où provient le 
droit absolu? On en donne diverses explications. Les uns disent que la 
Providence l'a donné aux hommes, d'autres que c'est l'homme qui l'a créé 
lui-même avec sa raison. Mais les uns et les autres sont d'accord pour assurer 
que l'homme se distingue de l'animal, précisément parce qu'il est en mesure de 
faire le départ du droit et du non-droit et que c'est là « sa nature morale ».
 
 Aujourd'hui, nous ne 
pouvons plus insister sur de pareils raisonnements, parce que pour aborder le 
problème nous avons une tout autre base de départ. Nous ne pouvons plus caresser 
l'idée d'une nature humaine se distinguant foncièrement de la nature de tous les 
autres êtres vivants. Nous ne nous représentons plus l'homme comme un être chez 
qui l'idée du droit est innée. Peut-être devons-nous renoncer à répondre à la 
question de la naissance du droit; en tous cas il faut bien nous rendre compte 
que le droit n'est pas né selon les règles du droit. Le droit ne peut pas être 
né du droit. L'origine du droit se trouve par delà l'organisation juridique. Si 
l'on reproche au droit de n'être qu'un non-droit ratifié, on oublie qu'il ne 
pourrait en être autrement, à moins que le droit n'ait existé de toute éternité. 
Si le droit a pris naissance un jour, ce qui ce jour-là est devenu droit, ne 
pouvait l'avoir été autrement. Demander au droit d'être né selon les règles du 
droit, c'est demander l'impossible. C'est employer une idée qui ne vaut qu'à 
l'intérieur du système du droit, et l'appliquer à une situation qui se trouve en 
dehors de ce système.
 
 Nous autres qui ne voyons 
que les effets du droit, c'est-à-dire l'établissement de la paix, nous sommes 
bien forcés de reconnaître que le droit ne pouvait autrement prendre naissance 
qu'en reconnaissant la situation acquise, quelle qu'en fût l'origine. Toute 
tentative de procéder autrement eût ravivé et éternisé les luttes. La paix ne 
pourra se réaliser que si l'on assure la situation du moment contre des troubles 
violents et que si l'on est d'accord pour ne procéder à l'avenir à aucun 
changement sans l'assentiment des intéressés. Telle est la véritable 
signification de la protection des droits acquis, fondement de toutes les 
institutions du droit.
 
 Le droit n'est pas né 
d'un seul coup. Depuis des milliers d'années, il est en devenir, et il n'est pas 
certain qu'un jour viendra où le droit sera achevé, le jour de la paix 
définitive. Les professeurs de droit ont vainement essayé de réaliser 
dogmatiquement la séparation entre le droit privé et le droit public, notion à 
nous transmise par les doctrinaires, et dont la pratique pense ne pouvoir se 
passer. L'insuccès des professeurs de droit ne nous surprend pas et il a amené 
bien des personnes à abandonner cette action. En effet, cette séparation n'a 
rien de dogmatique; le système du droit, qui est un, ne peut la connaître. C'est 
une séparation historique, résultant du développement progressif et de la 
victoire de l'idée du droit. L'idée du droit est d'abord réalisée dans la sphère 
où le maintien de la paix est la plus indispensable pour assurer l'économie, 
c'est-à-dire dans les relations entre les individus. C'est seulement pour la 
civilisation qui se bâtit sur cette base que le maintien de la paix dans 
d'autres sphères devient nécessaire pour le progrès. Le droit public est à son 
service, il ne se distingue que par la forme du droit privé, et si l'on croit 
sentir qu'il est d'une autre sorte, c'est qu'il a atteint beaucoup plus tard le 
développement auquel était arrivé bien avant lui le droit privé. Dans le droit 
public, la protection des droits acquis est encore beaucoup moins développée que 
dans le domaine du droit privé(9). 
Extérieurement, la jeunesse du droit public est reconnaissable au fait que dans 
la science systématique elle est restée en arrière du droit privé. Le droit 
international se trouve à un degré d'évolution encore plus reculé. Dans les 
relations entre les États la violence arbitraire de la guerre passe encore, dans 
certains cas, pour un expédient licite. Dans d'autres domaines régis par le 
droit public cette violence arbitraire, sous le nom de révolution, est combattue 
d'une manière non efficace encore, mais elle est déjà hors la loi et du point de 
vue du droit privé elle apparaît absolument contraire au droit, bien que dans 
quelques cas exceptionnels, et pour compléter la protection du droit, on la 
déclare licite en tant que légitime défense.
 
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