Montréal, 15 avril 2009 • No 266

 

Chapitre premier de la première partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938).

 

 

MOT POUR MOT

LIBÉRALISME ET SOCIALISME – LA PROPRIÉTÉ

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Nature de la propriété

          Considérée en tant que catégorie sociologique, la propriété apparaît comme la faculté de décider de l'emploi des biens économiques. Est propriétaire celui qui dispose d'un bien économique.

          Les conceptions de la propriété sont donc différentes pour la sociologie et pour la science juridique. Du reste cela va de soi et l'on peut seulement s'étonner que cela soit encore perdu de vue parfois. Du point de vue de la sociologie et de l'économie politique la propriété s'entend de la possession des biens qu'exigent les buts économiques des hommes(1). On peut désigner cette possession comme étant la propriété naturelle ou la propriété primitive, étant donné qu'elle représente un rapport purement physique de l'homme avec les biens et qu'elle est indépendante de l'existence des relations sociales entre les hommes et de l'existence d'un ordre réglé par le droit. L'importance de la notion juridique de la propriété consiste précisément dans la différence qu'elle établit entre cette possession physique et la propriété déterminée juridiquement. Le droit reconnaît des propriétaires et des possesseurs, qui ne disposent pas de la possession naturelle, qui ne possèdent pas, mais qui devraient posséder. Du point de vue juridique le volé reste propriétaire, le voleur ne peut jamais acquérir la propriété. Du point de vue économique la possession naturelle importe seule et l'importance économique du droit de propriété juridique consiste seulement dans l'appui qu'il prête à l'obtention, au maintien et au recouvrement de la possession naturelle.

 

          La propriété est un tout unitaire pour le droit qui ne fait pas de différence, qu'il s'agisse de biens de premier ordre ou d'ordre supérieur, de biens de consommation, ou de biens d'usage. Le formalisme du droit détaché de toute base économique apparaît ici sous un jour cru. Sans doute le droit ne peut pas ignorer tout à fait les différences économiques qui entrent en jeu. Si la propriété du sol occupe une position spéciale, c'est précisément en raison de la position du sol lui-même en tant que moyen de production. Plus nettement dans le droit de propriété, les différences économiques se manifestent en un certain nombre de situations qui pour la sociologie équivalent à la propriété, mais qui pour le droit n'ont avec elle qu'un rapport de parenté, par exemple, les servitudes, en particulier la jouissance des fruits et l'usufruit. Cependant, d'une façon générale dans le droit – et cela est conforme à son essence –, la similitude formelle ne laisse pas apparaître la différence matérielle.

          Du point de vue de l'économie, la propriété ne constitue pas une unité homogène. La propriété en biens de jouissance et la propriété en biens de production diffèrent sur bien des points et dans ces deux groupes, il faut encore considérer s'il s'agit de biens d'usage ou de biens de consommation.

          Les biens de premier ordre, les « biens de jouissance »(2), servent directement à la satisfaction des besoins. En tant que biens de consommation (c'est-à-dire qui ne peuvent, d'après leur nature même être utilisé qu'une fois et qui épuisent ainsi leur qualité de bien), leur valeur en tant que propriété réside seulement dans leur possibilité de consommation. Le propriétaire peut laisser ce bien se gâter sans l'utiliser, ou même le détruire, il peut l'échanger ou en faire cadeau; dans tous ces cas, il dispose de l'emploi de ces biens qui ne peut être partagé.

          Il en va un peu autrement pour les biens d'usage, c'est-à-dire ces biens de jouissance qui peuvent être utilisés plus d'une fois. Ils peuvent servir à plusieurs hommes les uns après les autres. Ici aussi l'on doit considérer comme possesseurs ceux qui sont en mesure de les utiliser pour leur usage personnel. Dans ce sens, le possesseur d'une chambre est celui qui l'habite; les possesseurs du Mont Blanc, en tant que site naturel, tous ceux qui le visitent pour y jouir des charmes de la montagne; possesseurs d'un tableau, tous ceux qui se délectent à le regarder(3). Les services que rendent ces sortes de biens peuvent être partagés; c'est pourquoi la propriété naturelle de ces biens est aussi divisible.

          La possession des biens de production ne sert qu'indirectement à la jouissance. Ces biens trouvent leur emploi dans la production de biens de jouissance. De l'union habilement concertée des biens productifs et du travail sortent finalement les biens de jouissance. C'est dans cette faculté de servir indirectement à satisfaire des besoins, que réside le caractère des biens de production. La possession naturelle des biens de production est la possibilité de les employer dans la production. Ce n'est qu'en tant que leur possession mène finalement à une possession de biens de jouissance, qu'elle a une importance économique.

          Lorsque les biens de consommation sont mûrs pour l'usage, leur possession pour un homme réside en ceci qu'il les consomme. Des biens d'usage prêts à être employés permettent plusieurs possessions successives dans le temps, mais si plusieurs personnes en font usage en même temps la jouissance en est troublée, sinon même rendue impossible par la nature du bien. Plusieurs personnes peuvent considérer en même temps un tableau, quoique la jouissance de l'un puisse être gênée par la présence d'autres personnes à côté de lui qui lui prennent peut-être l'emplacement le plus favorable. Mais plusieurs personnes ne peuvent porter à la fois un même habit.

          Ainsi la possession des biens de jouissance, qui conduit à la satisfaction d'un besoin résultant de la nature de chaque bien considéré, n'est pas plus divisible que ne le sont les usages qu'on en peut faire. Il en résulte qu'en ce qui concerne les biens de consommation, la propriété naturelle qu'en peut avoir un individu exclut a priori celle de tous les autres, tandis que, pour les biens d'usage, cette exclusion, si elle n'est plus absolue, existe tout au moins à un moment déterminé du temps en ce qui concerne la jouissance intégrale de ces biens. Pour ce qui est des biens de jouissance, on ne saurait concevoir au point de vue économique autre chose que leur possession naturelle par des individus. Ils ne peuvent être la propriété naturelle que d'un seul homme; et cela d'une façon absolue en ce qui concerne les biens de consommation, et, en ce qui concerne les biens d'usage tout au moins à un moment déterminé du temps et sous le rapport de leur jouissance intégrale. Ici encore la propriété est propriété privée en ce sens qu'elle prive tous les autres des avantages qui découlent de la disposition d'un bien déterminé.

          C'est pourquoi il serait totalement absurde de vouloir supprimer ou même simplement réformer la propriété des biens de jouissance. On est sans force contre les faits naturels: une pomme une fois mangée est définitivement consommée, un habit que l'on porte finit par s'user. La copropriété par plusieurs individus, la propriété commune par tous les individus est impossible en ce qui concerne les biens de jouissance. Ce qu'on a coutume d'appeler communauté de biens ne peut s'entendre pour les biens de jouissance qu'avant la jouissance. Elle est rompue dès l'instant où le bien est consommé ou utilisé. À ce moment, la possession du bien devient exclusive. La communauté des biens ne peut être rien d'autre qu'un principe réglant l'appropriation des biens prélevés sur un stock commun. Chacun des camarades est propriétaire de cette partie de l'ensemble du stock qu'il a le droit d'employer pour son usage personnel. Peu importe du point de vue économique que cette utilisation soit réglée juridiquement a priori ou bien qu'elle soit le résultat d'un partage ou même qu'elle n'ait jamais lieu, ou enfin que la consommation ait été ou non précédée d'un partage en bonne et due forme; au point de vue matériel, même sans partage, chacun est propriétaire de son lot.

          La communauté des biens ne peut supprimer la propriété des biens de jouissance; elle peut seulement modifier leur mode de répartition. Comme toutes les réformes qui ne s'appliquent qu'aux biens de jouissance, elle se borne nécessairement à instituer un mode de répartition nouveau du stock existant. Ses effets cessent avec l'épuisement de ce stock. Elle est incapable de remplir les greniers vides. C'est là une tâche qui relève de ceux qui disposent des biens de production et du travail. Si ces derniers ne sont pas satisfaits de ce qu'on leur offre, l'afflux des biens qui doit reconstituer les stocks s'arrête. C'est pourquoi toute tentative pour modifier la répartition des biens de jouissance doit s'étendre à la disposition des biens de production.

          La possession des biens de production, contrairement à celle des biens de jouissance, est par sa nature divisible. Dans la production isolée, sans division du travail, la divisibilité des moyens de production ne serait pas différente de ce qu'est celle des biens de jouissance sous quelque régime économique que ce soit. Elle ne va pas au-delà de la divisibilité des utilisations que comporte le bien. En d'autres termes, à ce stade, parmi les biens de production, ceux de consommation ne permettent aucun partage de la possession, tandis que ceux d'usage peuvent être partagés dans la mesure où leur nature le permet. La possession de céréales ne peut être que celle d'un individu, tandis qu'un marteau peut avoir plusieurs possesseurs successifs et qu'un cours d'eau peut faire fonctionner plusieurs moulins. Jusqu'ici donc aucune particularité dans la possession ne distingue les biens de production. Par contre, dans la production fondée sur la division du travail, la possession des biens de production se présente sous un double aspect. Les buts de l'économie exigent alors que la possession des biens de production qui interviennent dans le processus de la division du travail ait toujours un double caractère: un caractère physique immédiat et un caractère social médiat. D'un côté, le bien appartient à celui qui le détient et l'exploite matériellement. D'un autre côté, il appartient à celui qui, sans en avoir la disposition matérielle et juridique, est en mesure d'utiliser les produits ou les services de ce bien par voies d'échange ou d'achat. En ce sens, dans la société fondée sur la division du travail, la propriété naturelle des biens de production est partagée entre le producteur et ceux aux besoins desquels est destinée sa production. L'agriculteur qui se suffit à lui-même et demeure en dehors du cycle des échanges sociaux peut appeler sien son champ, sa charrue, ses boeufs en ce sens qu'ils ne servent qu'à lui. L'agriculteur dont l'entreprise s'insère dans le cycle des échanges, qui produit pour le marché et y effectue ses achats, est dans un autre sens propriétaire des moyens de production dont il se sert. Il n'est pas maître de la production dans le même sens que le paysan autarcique. Il ne règle pas lui-même sa production: ce sont ceux pour qui il travaille, les consommateurs, qui le font. Dans ce système, ce ne sont pas les producteurs mais les consommateurs qui assignent ses buts à l'économie.

          Mais les propriétaires des moyens de production ne sont pas davantage en mesure de mettre directement au service de la production la possession matérielle qu'ils ont des moyens de production. Étant donné que toute la production requiert le groupement de différents moyens de production, une partie des propriétaires des moyens de productions doivent transmettre à d'autres leur propriété naturelle pour permettre à ces derniers de réaliser les combinaisons nécessaires à la production. Les capitalistes et les propriétaires fonciers, les travailleurs mettent les uns et les autres leurs capitaux, leurs terres, leur travail à la disposition de l'entrepreneur qui a la direction immédiate du processus de la production. Dès lors, les entrepreneurs dirigent l'économie en fonction des exigences des consommateurs qui ne sont d'ailleurs que les détenteurs des moyens de production: capitalistes, propriétaires fonciers, travailleurs. Mais du produit obtenu revient à chaque facteur une part qui est économiquement proportionnelle à sa participation dans la production.

          Il s'ensuit donc que la propriété naturelle des biens de production diffère essentiellement de la propriété naturelle des biens de jouissance. Pour posséder un bien de production au sens économique, c'est-à-dire pour l'utiliser aux fins économiques auxquelles il est destiné, il ne faut pas en avoir la même possession physique que celle que l'on doit avoir des biens de consommation pour les consommer ou les utiliser. Pour boire du café, je n'ai pas besoin de posséder une plantation au Brésil, un vapeur et une brûlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables pour qu'une tasse de café arrive sur ma table. Il suffit que d'autres possèdent ces moyens de production et les emploient à mon intention. Dans une société fondée sur la division du travail, personne n'a la propriété exclusive des moyens de production, aussi bien des moyens matériels que des moyens humains, c'est-à-dire du travail. Tous les moyens de production sont au service de la collectivité constituée par tous ceux qui participent aux échanges. Si, faisant abstraction du rapport qui existe entre les entrepreneurs et les propriétaires qui mettent à la disposition de ces derniers leurs moyens de production pour qu'ils les utilisent, on ne veut pas parler ici d'un partage de la propriété entre les propriétaires des moyens de production et les consommateurs, on devrait plutôt attribuer la propriété tout entière au sens naturel aux consommateurs et ne voir dans les entrepreneurs que les gérants du bien d'autrui(4).

          Mais nous nous éloignerions trop de la terminologie courante en parlant ainsi: pour éviter toute équivoque, il est préférable d'éviter autant que possible les mots nouveaux et de n'employer en aucun cas une acception nouvelle des expressions qui ont un sens usuel très précis. Aussi, renonçant à toute terminologie spéciale, nous nous contenterons de souligner ici une fois de plus que la nature de la propriété des biens de production dans la société fondée sur la division du travail diffère de celle qu'elle est dans une économie étrangère aux échanges et de la nature de la propriété des biens de consommation dans quelque système économique que ce soit. Du reste, dans l'exposé qui suivra, nous entendrons toujours par propriété des moyens de production, la possibilité d'en disposer immédiatement.
 

2. Violence et contrat

          La possession physique des biens économiques qui du point de vue sociologique constitue l'essence de la propriété naturelle n'a pu prendre naissance que par l'occupation. La propriété n'étant pas un phénomène indépendant de la volonté et de l'action humaines, on ne peut pas concevoir comment elle aurait pu se constituer à l'origine si ce n'est pas l'appropriation d'un bien sans maître. Une fois constituée, elle dure aussi longtemps que son objet, jusqu'au jour où elle est abandonné par un acte de volonté du propriétaire ou jusqu'au jour où elle lui est retirée contre sa volonté. Le premier cas est celui où l'aliénation est volontaire; le second se présente lorsque le bien disparaît d'une façon naturelle – par exemple, quand une bête s'égare – ou qu'il est ravi par la force à son possesseur par un autre individu.

          Toute propriété procède d'une occupation et d'une violence. Faisons abstraction des éléments dus au travail inclus dans les biens, et considérons seulement en eux les éléments naturels, remontons en arrière pour rechercher le titre juridique d'un propriétaire régulier, nous arriverons forcément à un moment où la propriété est née du fait qu'on s'est approprié une partie d'un bien accessible à tous, à moins que nous ne rencontrions déjà auparavant une expropriation par la violence du précédent possesseur dont la propriété se laisse aussi ramener en dernière analyse à une expropriation ou un rapt. Tout droit ramène à une violence effective. Toute propriété fut à l'origine expropriation ou rapt. On peut fort bien concéder cela aux adversaires de la propriété qui parlent de considérations fondées sur le droit naturel. Du reste, ces considérations n'apportent pas la moindre preuve touchant la nécessité, l'opportunité, et la justification morale de la suppression de la propriété.

          La propriété naturelle n'a pas à compter sur sa reconnaissance par les concitoyens du propriétaire. En fait, la propriété naturelle est tolérée tant que la force manque pour la renverser. Elle subsiste jusqu'au jour où un plus puissant s'en empare. Née de l'arbitraire, elle doit à chaque instant redouter une force plus puissante. C'est ce que la doctrine des droits naturels a appelé la guerre de tous contre tous. Cette guerre s'achève par la reconnaissance de l'état de choses réel, considéré comme digne d'être maintenu. De la violence naît le droit.

          La doctrine des droits naturels a commis une erreur. Elle a envisagé ce passage d'un état de choses et de lutte animale à une société humaine comme étant le résultat d'une action consciente des buts à atteindre et des moyens d'y parvenir. On serait arrivé ainsi à la conclusion du contrat social qui donna naissance à la communauté de l'État et au droit. Le rationalisme avait fait justice une fois pour toutes de la veille conception qui ramène toutes les inspirations de l'État à une intervention divine ou à une inspiration divine chez l'homme; il ne lui restait plus à sa disposition d'autre explication(5). Comment voudrait-on que tout ce qui a amené la société à son état actuel et partant, est considéré comme utile et raisonnable, comment voudrait-on que tout cela ait pris naissance, sinon par suite d'un choix conscient, déterminé par la connaissance de son utilité et de sa raison? Aujourd'hui, nous avons à notre disposition d'autres schémas de pensée. Nous parlons de la sélection naturelle dans la lutte pour la vie et de la transmission héréditaire de qualités acquises, sans avancer du reste d'un seul pas de plus vers les énigmes suprêmes que les théologiens ou les rationalistes. Nous pouvons expliquer ainsi la naissance et le développement des institutions sociales. Nous dirons: elles favorisent la lutte pour la vie; ceux qui les ont adoptées et perfectionnées sont mieux à même de surmonter les dangers de l'existence que ceux dont les institutions sociales ne sont pas développées. Aujourd'hui, il serait vraiment oiseux de montrer à nouveau l'insuffisance d'une telle interprétation. L'époque où l'on s'en contentait, pensant qu'elle résolvait tous les problèmes de l'existence et du devenir, est depuis longtemps révolue. Avec elle pas un pas de plus qu'avec la théologie et le rationalisme. Nous sommes arrivés au point où les sciences particulières aboutissent à la science générale, où la grande question de la philosophie commence et où... toute notre sagesse est au bout de son rouleau.

          Il ne fallait vraiment pas trop d'esprit pour montrer que le droit et l'État ne pouvaient être ramenés à des contrats primitifs. On n'avait vraiment pas besoin de sortir tout l'arsenal scientifique de la science historique pour assurer que jamais dans l'histoire l'on ne trouve trace d'un contrat social. Dans la connaissance que l'on peut tirer des parchemins ou des inscriptions, la science exacte était à coup sûr supérieure au rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour ce qui est de l'intelligence sociologique, elle lui est bien inférieure. On peut reprocher tout ce qu'on veut à la philosophie sociale du rationalisme, on ne peut lui dénier un mérite impérissable pour la connaissance approfondie des effets produits par les institutions sociales. C'est à cette philosophie sociale du rationalisme que nous devons avant tout la première vue claire de l'importance fonctionnelle de l'ordre juridique et la communauté étatique.

          L'économie d'un pays exige une stabilité des rapports sociaux, parce qu'elle est une entreprise de grande portée, de longue haleine, d'autant plus assurée du succès qu'elle sera répartie sur un plus long espace de temps. L'économie exige une continuité perpétuelle qui ne saurait être détruite sans le plus grave dommage. Autrement dit: L'économie exige la paix et l'exclusion de toute violence. La paix, disent les rationalistes, c'est le sens et le but de toutes les institutions du droit. Nous dirons, nous, que la paix est leur conséquence, leur fonction(6). Le droit, dit le rationaliste, est issu de contrats. Nous dirons, nous, que le droit consiste à s'entendre, à cesser les disputes, à les éviter. La violence et le droit, la guerre et la paix sont les deux pôles des formes de la vie sociale dont le contenu est l'économie.

          Toute violence a pour objet la propriété d'autrui. La personne, c'est-à-dire la vie et la santé, n'est l'objet d'attaques qu'en tant qu'elle s'oppose à l'obtention de la propriété. (Des crimes dus au sadisme, commis sans autre but, sont des exceptions; pour les empêcher, on n'aurait pas besoin des institutions juridiques. Aujourd'hui, c'est le médecin et non le juge qui les combat.) Aussi n'est-ce point par hasard si le droit, précisément dans la protection de la propriété, revêt nettement le caractère d'un instrument de paix. La protection que le droit accorde à celui qui a une chose est de deux sortes, selon qu'il s'agit de propriété ou de possession, et dans cette différenciation se manifeste nettement l'essence du droit, qui est de créer la paix, la paix à tout prix. La possession est protégée, quoiqu'elle ne soit pas – ainsi que disent les juristes, – un droit. Non seulement les possesseurs honnêtes, mais les malhonnêtes aussi, les brigands eux-mêmes et les voleurs peuvent revendiquer pour eux la protection de ce qu'ils possèdent(7).

          La propriété, telle qu'elle est répartie aujourd'hui, on croit pouvoir la combattre en dénonçant son origine faite d'injustice, d'usurpation, de violence et de rapt. De sorte que le droit ne serait qu'une injustice pour laquelle il y a eu prescription. C'est pourquoi l'organisation actuelle du droit, étant diamétralement opposée à la pensée éternelle, inviolable, du droit, doit être écartée et l'on doit lui substituer une nouvelle organisation conforme aux exigences de l'idée de droit. « L'État ne saurait avoir pour mission d'examiner seulement les conditions de propriété dans lesquelles se trouvent les citoyens sans s'occuper du fondement juridique de cette propriété. » Au contraire, « la tâche de l'État serait de donner à chacun ce qui lui revient, de l'installer dans sa propriété, et enfin, de protéger cette propriété »(8). Or cela présuppose, ou bien l'existence d'une idée du droit valant pour tous les temps, idée que l'État a mission de connaître et de réaliser, ou bien tout à fait dans le sens de la théorie du contrat, l'on place l'origine du vrai droit dans le contrat social, qui ne peut être réalisé que par une décision unanime de tous les individus, qui abdiquent à son profit une partie de leurs droits naturels. Au fond, ces deux hypothèses ont le même point de départ: la conception conforme au droit naturel du « droit qui est né avec nous ». Nous devons nous conduire d'après ce principe, dit la première de ces hypothèses, tandis que l'autre affirme que l'ordre social fondé sur le droit naît d'une aliénation contractuelle et conditionnelle des droits naturels. D'où provient le droit absolu? On en donne diverses explications. Les uns disent que la Providence l'a donné aux hommes, d'autres que c'est l'homme qui l'a créé lui-même avec sa raison. Mais les uns et les autres sont d'accord pour assurer que l'homme se distingue de l'animal, précisément parce qu'il est en mesure de faire le départ du droit et du non-droit et que c'est là « sa nature morale ».

          Aujourd'hui, nous ne pouvons plus insister sur de pareils raisonnements, parce que pour aborder le problème nous avons une tout autre base de départ. Nous ne pouvons plus caresser l'idée d'une nature humaine se distinguant foncièrement de la nature de tous les autres êtres vivants. Nous ne nous représentons plus l'homme comme un être chez qui l'idée du droit est innée. Peut-être devons-nous renoncer à répondre à la question de la naissance du droit; en tous cas il faut bien nous rendre compte que le droit n'est pas né selon les règles du droit. Le droit ne peut pas être né du droit. L'origine du droit se trouve par delà l'organisation juridique. Si l'on reproche au droit de n'être qu'un non-droit ratifié, on oublie qu'il ne pourrait en être autrement, à moins que le droit n'ait existé de toute éternité. Si le droit a pris naissance un jour, ce qui ce jour-là est devenu droit, ne pouvait l'avoir été autrement. Demander au droit d'être né selon les règles du droit, c'est demander l'impossible. C'est employer une idée qui ne vaut qu'à l'intérieur du système du droit, et l'appliquer à une situation qui se trouve en dehors de ce système.

          Nous autres qui ne voyons que les effets du droit, c'est-à-dire l'établissement de la paix, nous sommes bien forcés de reconnaître que le droit ne pouvait autrement prendre naissance qu'en reconnaissant la situation acquise, quelle qu'en fût l'origine. Toute tentative de procéder autrement eût ravivé et éternisé les luttes. La paix ne pourra se réaliser que si l'on assure la situation du moment contre des troubles violents et que si l'on est d'accord pour ne procéder à l'avenir à aucun changement sans l'assentiment des intéressés. Telle est la véritable signification de la protection des droits acquis, fondement de toutes les institutions du droit.

          Le droit n'est pas né d'un seul coup. Depuis des milliers d'années, il est en devenir, et il n'est pas certain qu'un jour viendra où le droit sera achevé, le jour de la paix définitive. Les professeurs de droit ont vainement essayé de réaliser dogmatiquement la séparation entre le droit privé et le droit public, notion à nous transmise par les doctrinaires, et dont la pratique pense ne pouvoir se passer. L'insuccès des professeurs de droit ne nous surprend pas et il a amené bien des personnes à abandonner cette action. En effet, cette séparation n'a rien de dogmatique; le système du droit, qui est un, ne peut la connaître. C'est une séparation historique, résultant du développement progressif et de la victoire de l'idée du droit. L'idée du droit est d'abord réalisée dans la sphère où le maintien de la paix est la plus indispensable pour assurer l'économie, c'est-à-dire dans les relations entre les individus. C'est seulement pour la civilisation qui se bâtit sur cette base que le maintien de la paix dans d'autres sphères devient nécessaire pour le progrès. Le droit public est à son service, il ne se distingue que par la forme du droit privé, et si l'on croit sentir qu'il est d'une autre sorte, c'est qu'il a atteint beaucoup plus tard le développement auquel était arrivé bien avant lui le droit privé. Dans le droit public, la protection des droits acquis est encore beaucoup moins développée que dans le domaine du droit privé(9). Extérieurement, la jeunesse du droit public est reconnaissable au fait que dans la science systématique elle est restée en arrière du droit privé. Le droit international se trouve à un degré d'évolution encore plus reculé. Dans les relations entre les États la violence arbitraire de la guerre passe encore, dans certains cas, pour un expédient licite. Dans d'autres domaines régis par le droit public cette violence arbitraire, sous le nom de révolution, est combattue d'une manière non efficace encore, mais elle est déjà hors la loi et du point de vue du droit privé elle apparaît absolument contraire au droit, bien que dans quelques cas exceptionnels, et pour compléter la protection du droit, on la déclare licite en tant que légitime défense.
 

« Pour boire du café, je n'ai pas besoin de posséder une plantation au Brésil, un vapeur et une brûlerie, encore que tous ces moyens de production soient indispensables pour qu'une tasse de café arrive sur ma table. Il suffit que d'autres possèdent ces moyens de production et les emploient à mon intention. »


          Que ce qui est aujourd'hui le droit, ait été autrefois l'injustice, ou plus exactement, ait été indifférent au droit, n'est point une tare qui demeurerait attachée à l'organisation du droit. Celui qui cherche pour cette organisation du droit une justification juridique ou morale, peut ressentir cela comme une tare. Mais cette constatation est sans intérêt si l'on veut motiver la nécessité ou l'utilité d'une suppression ou d'un changement de la propriété. En tout cas, il serait stupide d'exiger la suppression de la propriété comme conforme au droit.
 

3. Théorie de la violence et théorie du contrat

          L'idée du droit se fait jour difficilement, lentement; difficilement, lentement il refoule le principe de la violence. Il y a toujours des rechutes et l'histoire du droit recommence toujours à nouveau. Tacite rapporte des Germains:

pigrum quin immo et iners videtur sudore adquierae quod possis sanguine parare(10).

          La route est longue entre cette conception et les idées qui dominent aujourd'hui l'acquisition de la propriété.

          L'opposition entre ces deux conceptions ne se borne pas seulement au problème de la propriété, elle s'étend, pour ainsi dire, à tout le style de la vie. C'est l'opposition entre la mentalité féodale (chevaleresque, aristocratique) et la mentalité bourgeoise. La mentalité féodale s'est déposée dans les oeuvres de la poésie romantique, dont la beauté nous ravit, bien que nous ne puissions nous y attacher que sous la fraîche impression des mots et pour quelques heures(11). La conception bourgeoise a trouvé son expression dans la philosophie sociale du libéralisme qui en a fait un puissant système auquel ont travaillé les plus grands esprits de tous les temps et dont la grandeur se reflète dans la poésie classique. Avec le libéralisme, l'humanité prend conscience des forces qui dirigent son évolution. Le brouillard qui offusquait les buts et les voies de l'histoire disparaît. On commence à comprendre la vie sociale, on est conscient de la course qu'elle doit suivre.

          Pour la conception féodale, on n'a pas fait de système nettement délimité comme pour la conception libérale. Il était impossible de pousser jusqu'à ses dernières conséquences la théorie de la violence. L'eût-on tenté, l'on serait arrivé à des résultats qui auraient mis crûment en lumière son caractère antisocial, car son aboutissement c'est le chaos de la guerre de tous contre tous. Tous les sophismes du monde n'y pourront rien changer. Toutes les théories sociales antilibérales devaient nécessairement ou rester fragmentaires ou aboutir aux conclusions les plus absurdes. En reprochant au libéralisme de n'avoir en vue que des intérêts terrestres, de négliger des biens plus élevés pour ne s'occuper que de l'effort quotidien, elles enfoncent des portes ouvertes. Le libéralisme n'a jamais voulu être plus qu'une philosophie de la vie terrestre. Ce qu'il enseigne ne concerne que les faits et gestes de ce bas monde. Il n'a jamais prétendu épuiser les suprêmes secrets des hommes. Les doctrines antilibérales promettent tout, veulent apporter le bonheur et la paix cela dans le sein des hommes. Une chose est certaine, c'est que leur idéal social, loin d'accroître les biens extérieurs, en réduit considérablement l'apport. Quant à la valeur de ce qu'elles apportent en échange, les avis sont là-dessus très partagés(12).

          Ceux qui critiquent l'idéal social du libéralisme en sont finalement réduits à combattre le libéralisme avec ses propres armes. Ils entendent montrer qu'il ne sert et ne veut servir que les intérêts de certaines classes. La paix qu'il prépare n'est favorable qu'à un cercle très restreint et est nuisible aux autres. L'ordre social réalisé dans l'État juridique repose sur la violence. Les libres contrats sur lesquels il prétend se fonder ne sont en réalité que les statuts d'une paix de violence, imposés aux vaincus par les vainqueurs; ils n'ont de valeur que tant que subsistent les mêmes rapports de force d'où ils sont issus. Toute la propriété a été fondée par la violence et n'est maintenue que par elle. Le travailleur libre de la société libérale n'est que le serf de l'époque féodale; le patron ne l'exploite pas moins que le seigneur ne faisait ses serfs et le propriétaire de plantage ses esclaves, etc. Que des objections de cette sorte puissent être faites et trouvent créance montre à quel niveau est tombée la compréhension pour les doctrines libérales. Mais elles ne cachent nullement de la part des tendances qui combattent le libéralisme l'absence d'une théorie développée et mise au point.

          La conception libérale de la vie sociale a créé l'économie fondée sur la division du travail. L'expression la plus visible de l'économie d'échange est l'établissement urbain, qui n'est possible qu'avec elle et par elle. C'est dans les villes que la doctrine libérale a pris la forme d'un système cohérent, c'est là qu'elle a recruté le plus grand nombre de ses adeptes. Cependant plus le bien-être croissait, plus augmentait l'afflux des campagnes dans les villes et plus virulents devenaient les attaques du parti de la violence contre le libéralisme. Les immigrés s'adaptent rapidement à la vie et à l'industrie des villes, ils adoptent vite, extérieurement du moins, les moeurs et les conceptions urbaines, mais la pensée bourgeoise leur demeure longtemps étrangère. On ne peut s'approprier une philosophie libérale sociale aussi facilement qu'un costume. C'est à force de pensée personnelle qu'on y parvient. Dans l'histoire, nous rencontrons à tour de rôle des époques où la pensée libérale se répand largement et avec elle un accroissement de bien-être dû à une division du travail toujours plus développée, et des époques où le principe de la violence recouvre sa suprématie, tandis que le bien-être diminue en raison de la régression dans la division du travail. L'accroissement des villes et de la vie bourgeoise avait été trop rapide, plus étendu qu'intensif, les nouveaux citoyens n'étaient devenus citoyens, qu'extérieurement et non intérieurement, ils avaient aidé les opinions non bourgeoises à reprendre le dessus parmi les citoyens. C'est ainsi qu'ont été ruinées toutes les époques de la civilisation qu'avaient animées l'esprit civique du libéralisme. C'est ainsi que notre civilisation bourgeoise, la plus grandiose qu'ait connue l'histoire, semble aussi aller à sa ruine.

          Ce ne sont point les barbares, assiégeant les murs de nos villes, qui la menacent de destruction; c'est de faux citoyens du dedans qu'elle a tout à craindre, de ceux qui sont citoyens dans leurs manières extérieures, mais non dans leur pensée.

          Dans les dernières générations, nous avons assisté à un violent redressement du principe de violence. L'impérialisme moderne qui a eu pour fruit la guerre mondiale avec ses conséquences effroyables, revêt d'un nouveau vêtement les vieilles idées des champions du principe de violence. Lui non plus naturellement n'a pas été capable d'opposer un système cohérent à la théorie libérale. Un principe de lutte ne saurait en aucune manière mener à une théorie d'une activité à laquelle tous concourent, but de toute théorie sociale. Ce qui caractérise la théorie de l'impérialisme actuel, c'est l'emploi de certaines expressions empruntées aux sciences naturelles, par exemple la doctrine de la lutte pour la vie, de la pureté des races. Cela a permis de frapper un certain nombre de mots à l'emporte-pièce, très utiles pour la propagande. C'est tout. Toutes les idées dont l'impérialisme moderne fait parade, il y a longtemps que le libéralisme en a étalé la fausseté.

          Méconnaissant complètement le rôle qui revient à la propriété des moyens de production dans la société fondée sur la division du travail, l'impérialisme puise dans cette méconnaissance même un argument, et peut-être le plus fort. Quand l'impérialisme envisage comme l'un de ses buts principaux de créer pour son peuple des mines de charbon, des matières premières, des vaisseaux, des ports qui lui appartiennent en propre, il est guidé par l'idée que la propriété naturelle de ces moyens de production est une et non partagée, et que ceux-là seuls en retirent profit qui la possèdent physiquement. Ils ne s'aperçoivent pas que cette conception aboutira logiquement à la doctrine socialiste touchant le caractère de la propriété des moyens de production. Car s'il nous semble injuste à nous autres Allemands de ne pas posséder nos « propres plantages de coton allemands », pourquoi voudrait-on que chaque Allemand pris à part trouve juste de ne pas posséder « sa propre » mine, « sa » filature? Est-ce qu'un Allemand sera mieux fondé à appeler « sien » un chantier de minerai lorrain, quand un citoyen allemand le possède, que si le propriétaire en est un Français?

          Sur ce point l'impérialiste est d'accord avec le socialiste dans la critique de la propriété bourgeoise. Mais le socialisme a essayé de dresser un système cohérent de l'ordre social futur, ce dont l'impérialisme eût été incapable.
 

4. De la propriété collective des moyens de production

          Les anciennes tentatives tendant à réformer l'organisation et le droit de propriété, qu'elles partent de considérations d'opportunité sociale ou de justice sociale, peuvent être caractérisées comme un effort pour réaliser le plus possible l'égalité dans la répartition des richesses. Chaque individu doit posséder un certain minimum, aucun ne doit dépasser un certain maximum. Ils doivent posséder à peu près autant. En gris, c'est là le but. Les routes pour y atteindre ne sont pas toujours les mêmes. Le plus souvent l'on propose de confisquer tout ou partie de la propriété pour procéder ensuite à une nouvelle répartition. Le monde n'étant peuplé que de paysans se suffisant à eux-mêmes, à côté desquels il pouvait tout au plus y avoir encore un peu de place pour quelques artisans: tel était l'idéal social vers quoi l'on s'efforçait. Il n'est plus besoin aujourd'hui d'insister sur ces essais de réforme. Étant donné les conditions de l'économie moderne et de la division du travail, ils sont impraticables. Un chemin de fer, un laminoir, une fabrique de machines ne sont pas partageables. Si on avait réalisé ces essais il y a des centaines ou des milliers d'années, nous en serions restés au stade économique de ces temps anciens, ou retombés peut-être à un état presque animal. La terre ne pourrait porter qu'une petite partie des hommes qu'elle nourrit maintenant et chaque individu serait beaucoup plus mal pourvu que ne le sont aujourd'hui les plus pauvres dans notre État industriel. Le plus sûr fondement de notre civilisation, c'est d'avoir toujours résisté aux assauts de ceux qui voulaient sans cesse recommencer le partage. Cette idée de partage jouit toujours, même dans les pays d'industrie, d'une grande popularité. Dans les régions où domine la production agricole – et on l'appelle alors, assez inexactement, socialisme agraire –, cette idée de partage est le leitmotiv de toutes les réformes sociales. Cette idée était le pivot de la révolution russe, qui prit, à contrecoeur et provisoirement, des marxistes comme champions et comme chefs. Cette idée l'emportera peut-être dans le monde entier, et la civilisation, oeuvre de tant de siècles, sera détruite en peu de temps. Mais répétons-le, il est superflu d'accorder un seul mot de critique à cette théorie. Tout le monde est d'accord. On ne saurait bâtir sur le communisme du sol et du foyer une constitution sociale qui assurerait aux millions d'hommes de la race blanche la possibilité de vivre. C'est une vérité qui n'a plus besoin d'être démontrée.

          Le naïf fanatisme égalitaire des partageurs a été depuis longtemps refoulé par un autre idéal social. Le mot d'ordre socialiste n'est plus: partage de la propriété, mais communauté de la propriété. Faire disparaître la propriété privée des moyens de production pour la transformer en propriété de la société, le socialisme n'a pas d'autre but.

          La pensée socialiste dans sa rigueur et sa pureté n'a plus rien de commun avec l'idéal de partage. Elle est tout aussi éloignée de la vision imprécise d'une communauté des biens de jouissance. Son but est de rendre impossible pour chacun une existence lui permettant de vivre convenablement. Mais le socialisme n'est plus assez naïf pour vouloir atteindre ce but en détruisant l'organisation économique de division du travail. Le socialisme garde son antipathie contre le système des échanges, qui est une des caractéristiques des fanatiques du partage. Mais il veut écarter ce système autrement que par suppression de la division du travail et le retour à l'autarcie de l'économie domestique isolée, ou au moins à l'organisation simpliste d'une province se suffisant à elle-même.

          On se rend facilement compte pourquoi la pensée socialiste ne pouvait prendre naissance avant que la propriété privée des moyens de production n'ait revêtu le caractère qui lui revient dans la société fondée sur la division du travail. Il fallait d'abord que l'entrelacement dans la société des économies isolées ait atteint ce degré où la production pour des besoins étrangers devient la règle, pour que l'idée d'une propriété commune des moyens de production ait pu prendre corps. L'ensemble des idées socialistes ne pouvait arriver à une parfaite clarté qu'après que la philosophie sociale du libéralisme eût mis à nu l'élément essentiel de la production sociale. C'est dans ce sens, mais pas autrement, qu'on peut désigner le socialisme comme étant un produit du libéralisme.

          Quelle que soit l'opinion que l'on ait de l'opportunité et des possibilités de réalisation du socialisme, l'on doit reconnaître et sa grandeur et sa simplicité. Même celui qui le rejette catégoriquement ne pourra pas nier qu'il est digne d'être examiné avec grand soin. On peut même affirmer qu'il est une des créations les plus puissantes de l'esprit humain. Briser avec toutes les formes traditionnelles de l'organisation sociale, organiser l'économie sur une nouvelle base, esquisser un nouveau plan du monde, avoir dans l'esprit l'intuition de l'aspect que les choses humaines devront revêtir dans l'avenir, tant de grandeur et tant d'audace ont pu provoquer à bon droit les plus hautes admirations. On peut surmonter l'idée socialiste, on le doit si l'on ne veut pas que le monde retourne à la barbarie et à la misère, mais on ne peut l'écarter sans y prêter attention.
 

5. Des différentes théories sur l'origine de la propriété

          C'est un vieux procédé des novateurs politiques de montrer que ce qu'ils veulent réaliser dans l'avenir n'est qu'une chose très ancienne et naturelle qui exista dès les commencements et qui ne s'est perdue qu'à cause des circonstances défavorables de l'évolution politiques. Il faut y revenir pour instaurer l'âge d'or. Le droit naturel revendiquant les droits pour l'individu le faisait en déclarant que c'étaient des droits innés, inaliénables, accordés à l'homme par la nature. Il ne s'agissait pas d'une innovation, mais d'un rétablissement des « droits éternels qui là-haut planent inaliénables, indestructibles comme les étoiles elles-mêmes ». C'est ainsi qu'a pris aussi naissance l'utopie romantique d'une propriété commune dans les temps les plus reculés. À peu près tous les peuples la connaissent. Dans la Rome antique, cette conception se déposa dans la légende de l'âge d'or saturnien. Virgile, Tibulle, Ovide la dépeignent sous de somptueuses couleurs. Sénèque s'en fit lui aussi le panégyriste(13). C'étaient des temps de grandeur et de félicité. Il n'y a avait pas de propriété privée; tout le monde était heureux car la nature était plus généreuse(14). Les socialistes d'aujourd'hui se croient bien au-dessus de ces images simples et naïves, et cependant il n'y a guère de différence entre eux et ces Romains de l'Empire.

          La doctrine libérale avait mis vigoureusement en valeur l'importance de la fonction sociale de la propriété privée des moyens de production pour le développement de la civilisation. Le socialisme aurait pu se contenter de dénier toute utilité à un plus long maintien de l'institution de la propriété, sans pour cela contester les heureux résultats qu'on lui devait dans le passé. C'est ce que fait aussi le marxisme, qui voit dans les époques de l'économie primitive et de l'économie capitaliste, des étapes nécessaires dans l'évolution de la société. Cependant, il déploie, comme les autres doctrines socialistes, un grand luxe d'indignation morale, pour vitupérer contre la propriété privée telle qu'on la trouve dans l'histoire. Il y a eu des temps heureux avant que n'existât la propriété privée. Il y aura des temps heureux quand on se sera débarrassé de la propriété privée.

          Pour appuyer ces affirmations on eut recours à la jeune science de l'histoire économique. On construisit de toutes pièces une théorie de la communauté originelle des champs. Toute propriété du sol aurait d'abord été propriété de tous les membres de la tribu, et au début tous l'auraient utilisée en commun. Plus tard, tout en maintenant le principe de la communauté de la propriété, les champs auraient été partagés, pour leur usage particulier, entre les membres de la tribu, pour une durée délimitée. Cependant, tous les ans au début, ensuite à de plus longs intervalles, de nouveaux partages auraient eu lieu. La propriété privée ne serait qu'une institution relativement récente. Comment débuta-t-elle? On ne le sait pas au juste, mais il est vraisemblable qu'on négligea peu à peu le renouvellement des partages et qu'elle se glissa par habitude, à moins qu'on ne veuille en faire remonter l'origine à une prise de possession contraire au droit. On voit donc que ce fut une erreur d'attribuer à la propriété une grande importance historique. Il est prouvé que l'agriculture s'est développée sous le règne de la communauté de propriété avec échanges périodiques. « Pour que l'homme cultive son champ et l'ensemence il n'y a qu'à lui garantir le produit de son travail, et pour cela une année de possession suffit à la rigueur. » Toujours d'après ces théories il est faux de ramener l'avènement de la propriété foncière à l'occupation d'un sol sans possesseur. Le terrain non occupé « n'a jamais été un seul instant sans maître. Partout, autrefois comme aujourd'hui, on a déclaré qu'il appartenait à l'État ou à la commune; par conséquent, pas plus autrefois qu'à présent il n'a pu y avoir de prise de possession »(15).

          Du haut de ces connaissances historiques fraîchement acquises, on regardait avec un sourire de pitié les démonstrations de la philosophie sociale du libéralisme. On était persuadé qu'on avait prouvé que la propriété privée « n'était qu'une catégorie historico-juridique ». Elle n'avait pas toujours existé, elle n'était qu'un produit, assez peu recommandable de la civilisation, qu'il n'y a avait donc aucun inconvénient à détruire. Les socialistes, de toute observance, en particulier les marxistes, s'efforcèrent de propager ces doctrines; ils ont ainsi contribué à assurer aux écrits de leurs champions une popularité qu'autrement ne connaissent pas les recherches d'histoire économique.

          La science de l'histoire économique a eu tôt fait de réfuter la théorie d'après laquelle la propriété commune des champs – propriété originelle –, aurait été chez tous les peuples un stade nécessaire. Elle a démontré que le « mir » russe de l'époque moderne était né sous la pression du servage et de la capitation, que les syndicats pour une propriété commune des champs (Hauberggenossenschaften) de l'arrondissement de Siegen ne datent que du XVIe siècle, les propriétés rurales en commun (Gehöferschaften) de Trèves, du XIIIe, peut-être seulement du XVIIe et du XVIIIe siècles, que la « zadrouga » des Slaves du Sud (sorte de communauté familiale), est née de l'introduction du système d'impôts byzantin(16). La plus ancienne histoire agraire de la Germanie n'a pu jusqu'aujourd'hui être suffisamment élucidée. L'interprétation des maigres renseignements que nous transmettent César et Tacite présente de particulières difficultés. Si l'on essaie de la comprendre, il ne faut pas perdre de vue que l'État de la Germanie, tel que nous le dépeignent ces deux écrivains, est avant tout caractérisé par le fait suivant: il y a encore tant de bonnes terres arables disponibles, que la question de la propriété du sol ne joue du point de vue économique qu'un rôle sans importance. « Superest ager(17) », tel est le fait essentiel de la situation agraire au temps de Tacite.

          Du reste, il n'est point besoin d'insister sur les arguments tirés de l'histoire économique qui contredisent la thèse de la propriété originelle, pour reconnaître que même de cette thèse l'on ne saurait tirer aucune conclusion contre la propriété privée des moyens de production. Que la propriété commune ait partout précédé ou non précédé la propriété privée est sans importance pour le jugement qu'on porte sur cette dernière en tant que facteur historique et sur sa fonction dans la constitution économique du temps présent et de l'avenir. Quand bien même on aurait démontré que tous les peuples ont eu jadis la propriété commune comme base de leur droit foncier et que toute propriété particulière est née d'une appropriation illégale, cela ne prouverait pas qu'une agriculture rationnelle avec économie intensive eût pu se développer sans propriété privée. Il serait encore moins permis d'en déduire que celle-ci peut ou doit être supprimée.

 

1. Cf. Böhm-Bawerk, Rechte und Verhältnisse vom Standpunkte der volkswirtschaftlichen Güterlehre, Inspruck, 1881, p. 37.
2. Dans le présent chapitre, nous adopterons la terminologie suivante pour qualifier les diverses espèces de biens. Nous distinguerons entre les biens de production (Produktivgüter) et les biens de jouissance (Genussgüter). Les biens de jouissance se divisent à leur tour en biens de consommation (Verbrauchsgüter) qui une fois consommés n'existent plus (par exemple une orange, un sac de blé) et les biens d'usage (Gebrauchsgüter) qui peuvent être utilisés un nombre indéterminé de fois (par exemple une voiture, un lit). (Note du Traducteur).
3. Cf. Fetter, The Principles of Economics, 3e édit. New-York, 1913, p. 40.
4. Cf. les vers d'Horace:

Si proprium est quod quis libra mercatus et aere est,
Quaedam, si credis consultis, mancipat usus:
Qui te pascit ager, tuus est; et vilicus Orbi
Cum segetes occat tibi mox frumenta daturas,
Te dominum sentit, das nummos: accipis uvam
Pullos ova, cadum temeti.

(Ep. 2 vers 158-163). – C'est Efferts qui le premier a attiré l'attention des économistes sur ce passage (Arbeit und Boden, Nouvelle édition, Berlin, 1897, tome I, pp. 72, 79 sqq.).
5. La philosophie sociale étatiste qui ramène ces institutions à l'État, ne fait que revenir à la vieille explication théologique. Car avec elle l'État prend la position que les théologiens attribuent à Dieu.
6. Cf. J. St. Mill, Principles of Political Economy, Peoples Edition, Londres, 1876, p. 124.
7. Cf. Dernburg, Pandekten, 6e éd. Berlin, 1900, t. I, 2e partie, p. 12.
8. Cf. Fichte, Der geschlossene Handelsstaat, éd. par Medicus, Leipzig, 1910, p. 12.
9. Le libéralisme s'était efforcé d'étendre la protection des droits acquis en élargissant le champ des droits publics subjectifs et la protection du droit par les tribunaux. L'étatisme et le socialisme au contraire cherchent à réduire de plus en plus le champ du droit privé au profit du droit public.
10. Cf. Tacite, Germanie, 14.
11. Dans le conte: Les sabots du bonheur, Andersen a raillé avec finesse la nostalgie romantique et son leitmotiv: là où tu n'es pas, là est le bonheur.
12. Cf. Wiese, Der Liberalismus in Vergangenheit und Zukunft, Berlin, 1917, pp. 58.
13. Cf. Poehlmann, Geschichte der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt, 2e édit., Munich, 1912, t. II, pp. 557.
14. Ipsaque tellus, omnia liberius nullo poscente ferbat. (Virgile, Géorg., I, 127).
15. Cf. Laveleye, Das Ureigentum, trad. von Bücher, Leipzig, 1879, pp. 514.
16. Cf. Below, Probleme der Wirtschaftsgeschichte, Tubingue, 1920, pp. 13.
17. Cf. Germanie, 26.

 

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