Montréal, 15 avril 2009 • No 266

 

Daniel Jagodzinski est un « vieil et récent immigré (de France) de 62 ans », DJ, médecin spécialiste ainsi que licencié en philosophie, qui a choisi de s’établir à Montréal avec sa femme et sa fille.

 

 

OPINION

PICSOU, UN MODÈLE LIBERTARIEN?

 

par Daniel Jagodzinski

 

          Rien ne permet de comprendre mieux la réalité que la fiction.

          Rien n’évoque mieux l’image honnie du capitaliste dans l’esprit populaire que le portrait du rapace et avare Picsou (Uncle Scrooge). Les traits de caractère du canard multi-billionaire justifient-ils une telle opprobre?

 

          Inconsciemment sans doute, les créateurs du célèbre personnage de Disney, Karl Barks puis Don Rosa, lui ont attribué toutes les vertus de l’ethos protestant telles qu’elles apparaissent dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, de Max Weber: hostilité aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile à la naissance de l'« esprit du capitalisme moderne ». Rappelons que dans la démonstration de Max Weber, l’accumulation de richesses par le travail honnête constituait chez les calvinistes une preuve indirecte de la Grâce divine.

          De fait, les aventures de Picsou illustrent toutes les étapes de la réussite du self-made man à l’américaine: naissance dans une famille misérable en Écosse, accumulation d’un premier pécule lors de la ruée vers l’or dans le Klondike au prix de privations inhumaines attestant d’une volonté et d’un courage hors normes, investissements progressifs dans les activités en plein essor (navigation, mines, exploitations forestières, recherche de trésors engloutis, industries de transformation de toutes sortes, etc.). Picsou réalise à lui seul toutes les entreprises capitalistes pour le seul plaisir d’entreprendre. Et ce sans jamais faire appel aux fonds publics!

          Et son fabuleux coffre plein d’or?(1)

          Eh bien, ce coffre ne représente que la cerise sur le gâteau de la fortune de Picsou (laquelle consiste plutôt en usines, biens immobiliers, compagnies multiples, etc.), et surtout la source de son inspiration. Cette piscine privée sert principalement à stocker des souvenirs(2) dans lesquels notre canard se plaît à barboter dans ses rares moments de détente.

          Venons-en maintenant à l’esprit du capitalisme rationnel de Picsou. Notre héros ne spécule que sur des « fondamentaux » et se refuse à tout délire sur la valeur du symbolique, laquelle dépend exclusivement d’un consensus social auquel notre solitaire est imperméable et qu’il méprise ainsi qu’en atteste l’histoire suivante.

La sagesse de Picsou

          Il est bien connu des lecteurs que, tout au long de la bande dessinées, le rapace Picsou exploite son neveu Donald pour un salaire de misère.

          Le travail de base de Donald, sous-qualifié chronique, est d’entretenir l’argent de Picsou à la manière dont une ménagère fait briller l’argenterie. Travail long, fastidieux, répétitif. Certains incidents éveillent parfois Donald de sa torpeur mécanique. Il remarque un jour que la pièce qu’il est en train d’astiquer possède une double face et s’amuse à l’idée que: « Ah! Ah! Oncle Picsou s’est fait refiler une fausse pièce! » Mais ses neveux, Riri, Fifi et Loulou, toujours munis du manuel des Castors juniors, remarquent aussitôt qu’il s’agit d’une pièce rare que « …les collectionneurs sont prêts à payer une centaine de dollars! »
 

« Les aventures de Picsou illustrent toutes les étapes de la réussite du self-made man à l’américaine: naissance dans une famille misérable en Écosse, accumulation d’un premier pécule lors de la ruée vers l’or dans le Klondike au prix de privations inhumaines attestant d’une volonté et d’un courage hors normes, investissements progressifs dans les activités en plein essor. »


          Surprise de Donald qui imagine tirer profit de cette information et se rue chez Picsou pour lui faire an offer he can’t refuse. Il offre à son oncle de travailler à moitié prix à condition de choisir lui-même les pièces avec lesquelles il sera payé.

          Réponse désabusée de Picsou qui a aussitôt compris la manoeuvre: « Et tu fileras directement chez le numismate pour échanger tes pièces! »

Donald: « Et alors? Si ces pièces intéressent les collectionneurs! Toi tu ne sais pas les apprécier! »

Picsou (qui se lève sous l’outrage): « Tu te trompes mon neveu! (Il se rend au coffre et joint les gestes à la parole en plongeant dans son or.) Ces gens-là me rendent malade! Ils les collectionnent juste parce qu’on leur a attribué une valeur! Ils cherchent la reproduction de leurs vieilles pièces dans des revues spécialisées pour connaître leur valeur! Mais à quoi ça sert? Ils ne savent pas en profiter! Ils ne plongent pas dedans! Ils ne creusent pas de galeries! Ils ne prennent pas de douche avec! … (riant) Ils les mettent dans des enveloppes en plastique et n’y touchent pas de peur qu’elles perdent de leur valeur! ha! ha! Ils dépensent leur énergie à constituer une collection, dans un seul but: la vendre à quelqu’un qui la revendra lui-même! C’est absurde! »

Donald: « Avoir trois hectares cubiques de pièces est plus censé?! »

Picsou: « Oui, car chaque pièce me rappelle quelque chose! Voilà la différence! » Et il ajoute: « Mes neveux, un trésor est ce qui a de la valeur à mes yeux! Voilà ce que la vie m’a appris! » Et, à l’attention de Donald: « Pour moi, les pièces ont la valeur qui est gravée dessus! Ni plus, ni moins! »

          Très brièvement résumée, la suite de l’histoire est la punition de Donald. Autorisé à choisir ses pièces, il creuse si profondément dans le coffre qu’il se fait engloutir par un effondrement de la monnaie au sens premier du terme. Il ne doit qu’au pragmatisme de Picsou auquel il parvient à souffler une pièce à travers un tuyau de pouvoir être localisé et sauvé:

          « Un doublon en or! Je le reconnais! Un de ceux que j’ai trouvé dans les Caraïbes, en 1911 en cherchant des trésors engloutis! Je sais exactement où se trouvait cette pièce! Prenons l’excavatrice! »

          Il y a quelque chose des hedge funds dans la valeur fictive attribuée aux collections, dans ce plus imaginaire accordé à la rareté ou à la mode. Bien que Picsou reconnaisse volontiers que la même chose puisse posséder à la fois une valeur sentimentale et monétaire, il se refuse à mélanger les deux. La valeur sentimentale demeure strictement personnelle (et secrète). Elle ne peut ni ne doit être cotée en bourse. L’argent n’a a ses yeux que… la valeur de l’argent matière.

          La seule façon de faire fructifier l’argent selon lui est d’y ajouter du travail et de la création. En bref, d’y ajouter la production. Loin de stériliser sa fortune par une médiocre thésaurisation – et la représentation du coffre, trop présente par facilité graphique, occulte l’activité incessante de Picsou –, il mobilise sans cesse des fonds (au prix le plus âprement négocié) pour relever de nouveaux défis. Picsou n’est pas un aventurier de la finance, mais un entrepreneur dynamique. Un vrai capitaliste!

 

1. Les amas de pièces représentés dans les premières bandes dessinées américaines ont la couleur de l’argent à l’instar du Silver Dollar. La coloration « or » n’apparaîtra que plus tard.
2. Tout à fait à part, sous cloche de verre, trône dans son bureau son premier gain, son « sou fétiche » auquel il tient plus qu’à tout le reste. Notons qu’une édition limitée de ce sou fétiche dans un magnifique écrin se négocie plusieurs milliers d’euros sur eBay.

 

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