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			par 
		Ludwig von Mises (1881-1973) *
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				| Libéralisme et socialisme – Ordre social et constitution 
				politique (Version imprimée) |  Le Québécois Libre, 15 juin 2009, No 268.
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 1. Violence et contrat dans la politique
 
		Naturellement la suprématie du principe de la force ne s'étendait pas 
		seulement à la propriété. L'esprit, qui n'a confiance que dans la 
		tolérance mutuelle mais dans des combats incessants, pénétrait toute la 
		vie du peuple. Toutes les relations entre hommes se réglaient sur le 
		droit du plus fort, c'est-à-dire sur la négation même du droit. Pas de 
		paix, tout au plus un armistice.
 L'édification de la société se fait en partant des plus petits 
		groupements. Le cercle de ceux qui se réunissaient pour observer entre 
		eux la paix, était d'abord très restreint. Au cours des siècles, il 
		s'élargit petit à petit, jusqu'à ce que la communauté du droit des gens, 
		le groupement de paix et de droit le plus étendu, eût englobé la plus 
		grande partie de l'humanité, n'excluant que les peuplades à demi 
		sauvages qui vivent au degré le plus inférieur de la civilisation. À 
		l'intérieur de cette communauté, le principe des accords mutuels 
		n'avaient pas atteint partout la même force. L'accord était le mieux 
		réalisé dans tout ce qui touchait à la propriété. Où il était par contre 
		le moins réalisé, c'était dans les questions touchant à la souveraineté 
		politique. Dans tout ce qui intéresse la politique extérieure, l'accord 
		se borne jusqu'aujourd'hui à limiter le principe de la force en imposant 
		certaines règles à la guerre. Exception faite pour la récente procédure 
		du tribunal d'arbitrage, les différends entre États se règlent encore 
		selon les formes en usage dans les plus anciennes procédures de justice. 
		Essentiellement, c'est la décision par les armes qui les règle, étant 
		entendu toutefois que, comme dans les duels judiciaires des anciennes 
		coutumes du droit, le combat est lié à certaines règles. Cependant il 
		serait inexact de prétendre que dans les relations entre États, ce n'est 
		que la crainte de la force étrangère qui limite l'emploi de ses propres 
		forces(1). Même 
		dans la politique étrangère des États, on trouve depuis des siècles des 
		forces agissantes qui font placer la valeur de la paix au-dessus de 
		celle d'une guerre victorieuse. Aucun autocrate, si puissant soit-il, ne 
		peut à notre époque se soustraire entièrement à l'influence d'une maxime 
		du droit qui proclame qu'une guerre ne saurait être commencée sans 
		motifs plausibles. Le zèle que manifestent tous les belligérants pour 
		prouver que leur cause est juste, que leur lutte est défensive, ou est à 
		tout le moins une défense préventive et non une offensive, n'est autre 
		chose qu'une reconnaissance solennelle du principe du droit et de la 
		paix. Toute politique, qui ouvertement s'est réclamée du principe de la 
		force, a suscité contre elle une coalition mondiale à laquelle elle a 
		finalement succombé.
 
 Le principe de la paix l'emportant sur le principe de la force, voilà ce 
		dont l'esprit humain a pris conscience avec la philosophie sociale du 
		libéralisme dans laquelle l'humanité pour la première fois cherche à se 
		rendre compte de ses actes. Elle dissipe le nimbe romantique dont 
		s'entourait jusqu'ici l'exercice de la force. Elle enseigne que la 
		guerre est nuisible non seulement pour les vaincus, mais aussi pour les 
		vainqueurs. C'est par des oeuvres de paix que la société est née; son 
		être, sa raison d'être, c'est de créer la paix. Ce n'est pas la guerre, 
		c'est la paix qui est l'auteur de toute chose. Autour de nous, nous 
		voyons que le bien-être est né par le travail économique. C'est le 
		travail et non la lutte armée qui apporte aux hommes le bonheur. La paix 
		construit, la guerre détruit. Les peuples sont foncièrement pacifiques, 
		parce qu'ils reconnaissent que, dans la balance, les bienfaits de la 
		paix l'emportent de beaucoup. Ils ne consentent qu'à une guerre de 
		défense; la pensée d'une guerre offensive leur est étrangère. Il n'y a 
		que les princes pour trouver du goût à la guerre, parce qu'ils espèrent 
		y acquérir de l'argent, des terres et de la puissance. C'est aux peuples 
		à leur interdire cette envie, en refusant de mettre à leur disposition 
		les moyens nécessaires à la conduite de la guerre.
 
 L'amour de la paix du libéralisme ne provient pas de considérations 
		philanthropiques comme le pacifisme de Bertha Suttner et d'autres 
		pacifistes du même acabit. Le libéralisme n'a rien de commun avec ces 
		auteurs de lamentations qui cherchent à combattre le romantisme de 
		l'ivresse sanglante par la sécheresse des congrès internationaux. La 
		prédilection du libéralisme pour la paix n'est pas un sport de 
		bienfaisance qui s'accommode fort bien de toute sorte de convictions. 
		Elle répond à l'ensemble de sa théorie sociale où elle s'insère 
		harmonieusement. Celui qui reconnaît comme solidaires les intérêts 
		économiques de tous les peuples, celui qui est indifférent au problème 
		de l'étendue et des frontières de l'État, celui qui a dépouillé toutes 
		idées collectivistes au point que des expressions comme « l'honneur de 
		l'État » lui sont devenues inintelligibles, celui-là ne pourra jamais 
		trouver à une guerre offensive un motif plausible. Le pacifisme libéral 
		est un produit logique du système de la philosophie sociale du 
		libéralisme. Lorsqu'il entend protéger la propriété et rejeter la 
		guerre, ce sont là deux expressions d'un même principe(2).
 
 2. Fonction sociale de la démocratie
 En politique intérieure, le libéralisme demande la 
		liberté complète d'opinion politique, et l'organisation de l'État selon 
		la volonté de la majorité du peuple: législation réalisée par les 
		représentants du peuple, le gouvernement, délégation des représentants 
		du peuple, étant lié aux lois. Quand le libéralisme s'accommode de la 
		royauté, ce n'est qu'un compromis. Son idéal demeure la république, ou 
		au besoin l'apparence de la royauté, comme en Angleterre. Car son 
		principe politique le plus haut, c'est le droit de libre disposition des 
		peuples et des individus. Il est sans intérêt de discuter pour savoir si 
		cet idéal politique doit être ou non considéré comme démocratique. Les 
		écrivains récents verraient plutôt une opposition entre le libéralisme 
		et la démocratie, dont ils ne semblent pas avoir une notion très claire. 
		Ils se font du fondement législatif des institutions démocratiques une 
		idée qui provient exclusivement du domaine idéologique du droit naturel.
 Il est exact que la plupart des théoriciens libéraux ont recommandé les 
		institutions démocratiques pour des raisons qui correspondraient aux 
		conceptions du droit naturel touchant le droit de libre disposition des 
		individus. Cependant les raisons que d'ordinaire un courant politique 
		d'une époque donne pour justifier ses postulats ne cadrent pas toujours 
		avec celles qui le forcent à faire siennes ces raisons. Il est souvent 
		plus facile d'exercer une action politique que de rendre compte des 
		motifs profonds de cette action. L'ancien libéralisme était conscient 
		que son système de philosophie sociale suscitait inévitablement des 
		revendications démocratiques. Mais il n'était pas du tout clair quelle 
		position ces demandes occupaient au sein du système. D'où s'expliquent et 
		l'hésitation que le libéralisme a toujours manifestée dans les questions 
		de principe et l'exagération apportée dans les revendications 
		démocratiques par ceux qui, revendiquant pour eux seuls le nom de 
		démocrates, se sont mis en opposition avec les autres libéraux qui 
		n'allaient pas si loin qu'eux.
 
 L'importance de la forme constitutionnelle démocratique ne tient pas au 
		fait qu'elle répondrait mieux qu'une autre aux droits naturels et innés 
		des hommes, ou encore qu'elle réaliserait mieux qu'aucune autre forme de 
		gouvernement la liberté et l'égalité. En soi, il n'est pas plus indigne 
		pour un homme de se laisser « gouverner » par d'autres hommes que de 
		faire exécuter pour soi un travail par d'autres hommes. Que le citoyen 
		d'une société avancée en civilisation se sente heureux et libre 
		seulement démocratie, qu'il la préfère à toutes les autres formes de 
		l'État, qu'il soit prêt à tous les sacrifices pour atteindre ou pour 
		maintenir la forme d'État démocratique ne s'explique point par le fait 
		que la démocratie est digne d'être aimée pour elle-même, mais parce 
		qu'elle remplit des fonctions dont on ne saurait se passer.
 
 On a l'habitude de considérer comme fonction essentielle de la 
		démocratie la sélection des chefs politiques. Dans l'État démocratique, 
		c'est par une sorte de concours public de la vie politique que se 
		recrutent les titulaires des fonctions de l'État, tout au moins des plus 
		importants. Ainsi, ce seraient les meilleurs qui accéderaient aux postes 
		culminants. Cependant, l'on ne voit pas trop pourquoi la démocratie, dans 
		le choix des chefs de premier plan, aurait la main plus heureuse que 
		l'autocratie ou l'aristocratie. L'histoire offre assez d'exemples 
		d'hommes de grand talent politique qui ont percé dans des États non 
		démocratiques. D'autre part, l'on ne saurait prétendre que la démocratie 
		a toujours appelé les meilleurs aux plus hauts postes. Sur ce point, amis 
		et ennemis de la démocratie ne seront jamais d'accord.
 
 En réalité, l'importance de la forme constitutionnelle de la démocratie 
		est d'une tout autre sorte. Sa fonction est d'établir la paix et 
		d'éviter tous les bouleversements violents. Même dans les États non 
		démocratiques, un gouvernement ne peut finalement se maintenir que s'il 
		peut compter sur l'assentiment de l'opinion publique. La force et la 
		puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais 
		dans l'esprit d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les 
		gouvernants, qui forcément ne représentent jamais qu'une petite minorité 
		en face d'une énorme majorité, ne peuvent acquérir et conserver la 
		maîtrise sur cette majorité que s'ils ont su se concilier et rendre 
		docile cet esprit de la majorité. S'il n'en est plus ainsi, ceux sur 
		l'opinion desquels le gouvernement est fondé se rendent compte qu'ils 
		n'ont plus de raison de soutenir le gouvernement. Le fondement sur 
		lequel sa puissance repose est miné, tôt ou tard ce gouvernement se voit 
		forcé de faire place à un autre. Dans les États non démocratiques, un 
		changement de personnes ou de système dans le gouvernement ne peut 
		s'opérer que par la violence. Un bouleversement violent écarte le 
		système ou les personnes, qui ont perdu les racines qui les rattachaient 
		à la population, et à leur place il met d'autres personnes et un autre 
		système.
 
 Mais tout bouleversement coûte du sang et de l'argent. Des victimes 
		tombent et la marche de l'économie nationale est interrompue par des 
		destructions. Les pertes matérielles et les ébranlements moraux qui 
		accompagnent tout changement violent de la situation politique, c'est 
		par la réforme constitutionnelle que la démocratie les évite. La 
		démocratie garantit l'accord de la volonté d'État, s'exprimant par les 
		organismes d'État, et de la volonté de la majorité, parce qu'elle place 
		les organismes de l'État dans la dépendance juridique de la majorité du 
		moment. Elle réalise, dans le domaine de la politique intérieure, ce que 
		le pacifisme s'efforce de réaliser dans le domaine de la politique 
		extérieure(3).
 
 C'est là la fonction décisive de la démocratie; si nous en doutons nous 
		n'avons qu'à penser à l'objection si souvent mise en avant contre le 
		principe démocratique par les adversaires de la démocratie. Quand les 
		conservateurs russes assuraient que le tsarisme et la politique des 
		tsars étaient approuvés par la grande masse de la population slave, de 
		telle sorte que même une forme d'État démocratique n'aurait pu en Russie 
		donner un autre système de gouvernement, ils avaient raison. Les 
		démocrates russes du reste ne se sont jamais fait d'illusions à ce 
		sujet. Tant que la majorité de la population russe (ou plus exactement 
		cette partie de la population qui avait une certaine maturité politique 
		et pouvait jouer un rôle dans la politique) était pour le tsarisme, 
		l'empire russe n'éprouvait vraiment pas le besoin d'une forme de 
		constitution démocratique. C'est seulement lorsqu'une divergence se 
		manifesta entre l'opinion publique et le système politique du tsarisme, 
		que le manque d'une constitution démocratique fut fatal à la Russie. 
		L'accommodation de la volonté d'État à la volonté du peuple ne pouvait 
		plus se faire par des voies pacifiques. Il n'y avait plus d'autre issue 
		qu'une catastrophe dont les suites pour le peuple russe ont été 
		tragiques. Et ce qui est si vrai de la Russie tsariste ne l'est pas 
		moins de la Russie bolchéviste ou de l'Allemagne prussienne. Quel 
		immense dommage a subi la France dans la grande Révolution, dommage 
		qu'elle n'a jamais pu entièrement réparer. Et quel avantage immense 
		fut-ce pour l'Angleterre d'avoir pu depuis le XVIIe siècle éviter toute 
		révolution.
 
 On voit par là combien il est inexact de tenir pour synonymes les mots: 
		démocratique et révolutionnaire, ou du moins comme étant très proches 
		l'un de l'autre. La démocratie n'est pas seulement non révolutionnaire, 
		mais elle a précisément pour fonction d'écarter la Révolution. Le culte 
		de la Révolution, du bouleversement à tout prix – l'une des 
		caractéristiques du marxisme – n'a rien à voir avec la démocratie. 
		Reconnaissant que pour atteindre les buts économiques de l'humanité, il 
		faut avoir la paix comme point de départ, le libéralisme exige la 
		démocratie, parce qu'il attend d'elle l'élimination de toutes les causes 
		de luttes en politique intérieure et extérieure. L'emploi de la force, 
		avec son cortège de guerres et de révolutions, lui semble un mal, 
		parfois difficile à éviter, tant qu'il n'existe pas de démocratie. Même 
		lorsque la révolution paraît inévitable, le libéralisme tente encore 
		d'en préserver le peuple. Il n'abandonne pas l'espoir que la philosophie 
		arrive à persuader aux tyrans qu'ils doivent renoncer volontairement à 
		leurs droits parce qu'ils entravent le progrès social. C'est dans 
		l'esprit de ce libéralisme qui place la paix au-dessus de tout, que 
		Schiller fait supplier le marquis Posa d'accorder la liberté de penser; 
		la nuit du 4 août 1789 où les aristocrates français renoncèrent à leurs 
		privilèges, la réforme anglaise de 1832 montrent que cette espérance 
		n'était pas tout à fait vaine. Le libéralisme n'a aucune sympathie pour 
		l'héroïsme trop facile avec lequel les révolutionnaires professionnels 
		du marxisme mettent en jeu la vie de milliers d'individus et détruisent 
		des valeurs que les siècles ont lentement et péniblement créées. En ceci, 
		il observe encore le principe d'économie: s'assurer le succès avec le 
		moins de frais possible.
 
 La démocratie est le gouvernement du peuple par lui-même, la démocratie 
		est autonomie. Cela ne veut pas dire que tous doivent collaborer de la 
		même manière à la législation et à l'administration. La démocratie 
		« directe » n'est possible que sur une toute petite échelle. Même de 
		petits parlements ne peuvent venir à bout de leur tâche dans les séances 
		publiques. Il faut élire des commissions. Le véritable travail est 
		toujours fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion, par 
		les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs des 
		projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent à la 
		direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la même valeur, 
		la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont 
		besoin d'être conduits par ces chefs; à cela les institutions 
		démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis 
		pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne désirent pas 
		l'être, ils ne s'en sentent pas la force. L'idée que dans une pure 
		démocratie le peuple tout entier passerait ses journées à délibérer et à 
		décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est là 
		une idée conçue d'après le modèle de la situation qui a pu régner dans 
		les États urbains de l'ancienne Grèce à l'époque de la décadence. On 
		oublie que ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de 
		démocratique puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne 
		possédant pas les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute 
		participation à la vie publique. Si l'on fait appel à la collaboration 
		de tous, l'idéal de la « pure » démocratie comme de la démocratie 
		directe est irréalisable. Du reste prétendre réaliser la démocratie sous 
		cette forme impossible n'est qu'une pédanterie doctrinaire des tenants 
		du droit naturel. Pour atteindre le but, vers lequel tendent les 
		institutions démocratiques, il suffit d'une chose, c'est que la 
		législation et l'administration se conforment à la volonté de la 
		majorité de la nation. En cela, la démocratie médiate peut le faire. 
		L'idéal de la démocratie n'est pas que chaque individu rédige lui-même 
		les lois et administre, mais que les législateurs et les gouvernants 
		dépendent de la volonté populaire au point qu'ils puissent être 
		remplacés par d'autres s'ils sont mis en conflit avec elle.
 
 Ainsi tombent un grand nombre des objections contre la possibilité de 
		réaliser la démocratie, qui ont été mises en avant par des partisans ou 
		des adversaires de la souveraineté populaire(4). 
		La démocratie ne souffre pas d'atteinte du fait que des chefs sortent de 
		la masse pour se consacrer entièrement à la politique. Comme toute autre 
		profession dans la société où le travail est divisé la politique exige 
		toutes les forces d'un homme; des politiciens occasionnels ne sauraient 
		lui rendre d'utiles services(5). 
		Tant que le politicien professionnel demeure dans la dépendance de la 
		majorité populaire, de manière à n'exécuter que ce pour quoi il a obtenu 
		la majorité, le principe démocratique est sauf. Ce n'est pas non plus 
		une des conditions de la démocratie que les chefs proviennent des 
		couches sociales les plus nombreuses, de sorte que le parlement 
		offrirait, sur une échelle réduite, une image de la stratification 
		sociale du pays. À ce compte-là, dans un pays composé en majeure partie 
		de paysans et d'ouvriers industriels, le parlement devrait se composer 
		aussi en majeure partie de paysans et d'ouvriers industriels(6). 
		Le gentleman sans profession qui joue un grand rôle au parlement 
		anglais, l'avocat et le journaliste dans les parlements des pays latins 
		sont de meilleurs représentants du peuple que les meneurs de syndicats 
		et les paysans qui impriment aux parlements allemands et slaves une 
		marque de stérilité intellectuelle. Si vraiment les membres des classes 
		supérieures de la société sont exclus de la collaboration parlementaire, 
		les parlements et les gouvernements qui en sont issus ne peuvent donner 
		une image fidèle de la volonté populaire. Car dans la société les 
		classes supérieures, dont la composition est déjà le produit d'une 
		sélection faite par l'opinion publique, exercent sur les esprits une 
		influence bien supérieure à celle qui correspondrait au nombre de leurs 
		membres. Si on les exclut de la collaboration à la législation et à 
		l'administration, parce qu'on aura persuadé l'électeur qu'ils ne sont 
		pas aptes à remplir des emplois publics, on crée une opposition entre 
		l'opinion publique du pays et l'opinion des partis parlementaires, qui 
		gêne, s'il le ne rend impossible, le fonctionnement des institutions 
		démocratiques. Des influences extraparlementaires s'exercent sur la 
		législation et l'administration, car les courants intellectuels qui 
		partent de ceux qui sont exclus du parlement ne peuvent être annihilés 
		par les médiocres éléments qui sont les maîtres du parlement. C'est là 
		ce qui fait le plus grand tort au parlement, c'est là qu'est la cause de 
		ce déclin qu'on déplore si souvent. La démocratie n'est pas l'ochlocratie 
		(gouvernement de la population). Un parlement qui voudrait mener sa 
		tâche à bien devrait compter dans son sein les meilleures têtes 
		politiques de la nation.
 
 Mais la méconnaissance la plus grave, c'est d'avoir, par une extension 
		abusive de l'idée de souveraineté selon le droit naturel, conçu le 
		principe démocratique comme étant la domination sans limites de la 
		« volonté générale ». La toute-puissance de l'État démocratique n'est au 
		fond différente en rien de celle de l'autocrate absolu. En se figurant 
		que l'État peut tout ce qu'il veut et qu'en face de la volonté du peuple 
		souverain il ne saurait y avoir de résistance, nos démagogues et leurs 
		partisans ont fait plus de mal que la folie césarienne de princes 
		dégénérés. Dans les deux cas même conception fondée uniquement sur la 
		toute-puissance politique de l'État. Aucunes bornes n'arrêtent le 
		législateur, parce qu'il puise dans la théorie du droit la notion que 
		tout droit remonte à sa volonté. C'est par une confusion petite, mais 
		lourde de conséquences, qu'il prend sa liberté formelle pour une liberté 
		matérielle, se croyant au-dessus des conditions naturelles de la vie 
		sociale. Les conflits qui en découlent montrent que la démocratie n'a de 
		sens que si elle est libérale. C'est seulement dans le cadre du 
		libéralisme qu'elle remplit une fonction sociale. Démocratie sans 
		libéralisme n'est qu'une forme vide.
 
 3. De l'idéal égalitaire
 Le libéralisme implique nécessairement la démocratie 
		politique. Cependant, on pense souvent que le principe démocratique doit 
		finalement mener au-delà du libéralisme. Rigoureusement réalisé, le 
		principe démocratique demanderait non seulement l'égalité des droits 
		politiques, mais aussi l'égalité des droits économiques. Cette dernière, 
		le libéralisme ne saurait y atteindre. C'est ainsi que le socialisme 
		serait issu, avec une nécessité dialectique, du libéralisme. Dans 
		l'évolution historique, le libéralisme disparaîtrait de lui-même.
 De même, l'idéal de l'égalité a été exposé à l'origine comme une 
		revendication du droit naturel. On a essayé de la justifier par des 
		arguments religieux, physiologiques, philosophiques. Mais tous ces 
		raisonnements ne supportaient pas l'épreuve. C'est un fait que les 
		hommes sont inégalement doués par la nature. On ne peut donc appuyer la 
		revendication d'un traitement égal pour tous sur le fait que tous 
		seraient égaux. Nulle part plus que pour le principe d'égalité les 
		preuves tirées du droit naturel, n'apparaissent aussi pauvres.
 
 Pour comprendre l'idéal d'égalité, il faut d'abord considérer son 
		importance historique. Partout où il s'est manifesté, dans le passé ou à 
		notre époque, il avait pour objet l'abolition de la différenciation par 
		classes des individus en ce qui concerne leur capacité juridique. Tant 
		qu'il existe des obstacles au développement de l'individu et de couches 
		entières du peuple, l'on ne peut espérer que le cours de la vie sociale 
		ne sera pas troublé par de violents bouleversements. Les « sans droits » 
		seront toujours une menace pour l'ordre social. Réunis par le désir 
		commun de supprimer les entraves qui les oppriment, ils forment un 
		gouvernement décidé à faire aboutir ses revendications par la violence, 
		puisqu'il est impossible d'y arriver à l'amiable. La paix sociale ne 
		sera réalisée que si tous les membres de la société ont part aux 
		institutions démocratiques.
 
 Mais lorsque le libéralisme demande l'égalité devant la loi, il est 
		encore guidé par une autre considération. La société a intérêt à ce que 
		les moyens de production passent à ceux qui sauront le mieux en tirer 
		parti. Graduer la capacité juridique des individus d'après leur 
		naissance, c'est empêcher les biens de production de parvenir entre les 
		mains de ceux qui leur assureront le maximum de rendement. On sait quel 
		rôle a joué cet argument dans les luttes soutenues par le libéralisme, 
		et surtout lors de la libération des paysans.
 
 Dans sa défense du principe d'égalité, le libéralisme s'inspire donc de 
		principes d'opportunité tout à fait prosaïques. Du reste, il se rend 
		très bien compte que l'égalité devant la loi aura parfois des 
		conséquences monstrueuses, qu'elle pourra le cas échéant opprimer 
		l'individu, parce que ce qui est bienvenu pour l'un peut porter à 
		l'autre une dure atteinte. Cependant, l'idée d'égalité du libéralisme 
		s'inspire des nécessités sociales devant lesquelles les susceptibilités 
		des individus doivent s'effacer. Comme toutes les autres institutions 
		sociales, les normes juridiques n'existent qu'en fonction des fins 
		sociales devant lesquelles l'individu doit s'incliner, parce que ses 
		propres fins ne peuvent être réalisées que dans la société et par la 
		société.
 
 C'est méconnaître le caractère des institutions juridiques que d'en 
		vouloir étendre l'extension, de chercher à en tirer de nouvelles 
		revendications, qu'on s'efforcera de réaliser, quand bien même les buts 
		de la coopération sociale devraient en souffrir. L'égalité, telle que 
		l'entend le libéralisme, est égalité devant la loi. Jamais il n'en a eu 
		d'autre en vue. Aux yeux du libéralisme, c'est une critique injustifiée 
		de blâmer l'insuffisance de cette égalité et de prétendre que la 
		véritable égalité va beaucoup plus loin et qu'elle englobe aussi 
		l'égalité des revenus fondée sur une répartition égale des biens.
 
 C'est précisément sous cette forme que le principe d'égalité trouve 
		l'assentiment joyeux de tous ceux qui ont plus à gagner qu'à perdre à 
		une répartition égale des biens. Les masses sont facilement gagnées à 
		une telle égalité. C'est là un champ propice à la propagande 
		démagogique. En prenant position contre les riches, en excitant le 
		ressentiment des moins fortunés, on est toujours assuré d'un grand 
		succès. La démocratie prépare seulement le terrain où se développe cet 
		esprit que l'on trouve toujours et partout à l'état latent(7). 
		C'est là l'écueil où se sont brisés jusqu'ici tous les États 
		démocratiques et où la démocratie d'aujourd'hui s'apprête à les suivre.
 
 Il est singulier que l'on qualifie d'antisociale cette conception du 
		principe d'égalité qui ne considère l'égalité qu'en tant qu'elle sert 
		les buts sociaux et ne veut la réaliser que dans la mesure où elle y 
		contribue, et que par contre on considère comme sociale, la conception 
		qui, sans tenir comptes des conséquences transforme cette égalité en un 
		droit subjectif accordant à chaque individu sa quote-part du revenu 
		national. Dans les États urbains de la Grèce du IVe siècle, le citoyen se 
		considérait comme le maître de la propriété de tous les membres de 
		l'État, en revendiquant impérieusement sa part comme un actionnaire 
		réclamant ses dividendes. À propos de cette habitude de partager les 
		biens communs et les biens confisqués des particuliers, Eschine a dit 
		très justement: « Quand les Athéniens venaient de l'assemblée publique, 
		ils n'avaient pas l'air de sortir d'une réunion politique mais de la 
		séance d'une association où l'on avait partagé les excédents de 
		recettes. »(8) 
		On ne peut contester qu'aujourd'hui encore l'homme du peuple est porté à 
		considérer l'État comme une source de rentes, d'où il doit chercher à 
		tirer le plus de revenus possible.
 
 Le principe d'égalité dans ce sens élargi n'est pas du tout une 
		conséquence nécessaire du principe démocratique. On ne peut pas non plus 
		le considérer a priori comme une nouvelle norme pour la vie sociale. 
		Avant de le juger, il faut se faire une idée claire des effets qu'il peut 
		produire. En général, il plaît beaucoup aux masses, dans les États 
		démocratiques il trouve facilement crédit, mais cela ne suffit pas pour 
		que le théoricien l'admette comme étant un principe démocratique, et ne 
		le soumette qu'à une critique superficielle.
 
 4. Démocratie et Socialisme
 L'idée que la démocratie et le socialisme ont entre 
		eux une parenté interne s'est accréditée de plus en plus dans les années 
		qui précédèrent la révolution bolchévique. Beaucoup avaient fini par 
		croire que socialisme et démocratie était synonymes, et qu'une 
		démocratie sans socialisme ou un socialisme sans démocratie étaient 
		impossibles.
 À l'origine de cette conception, on trouvait la combinaison de deux 
		séries d'idées qui toutes deux remontent à Hegel et à sa philosophie de 
		l'histoire. Pour Hegel, l'histoire est « le progrès dans la liberté 
		consciente ». Ce progrès s'est accompli de la manière suivante: « Les 
		Orientaux ont su qu'un seul était libre, les Grecs et les Romains 
		que quelques-uns étaient libres. Mais nous autres nous savons que
		tous les hommes sont libres, et que l'homme, en tant qu'homme, 
		est libre. »(9) 
		Il est hors de doute que la liberté à laquelle Hegel fait allusion était 
		autre que celle pour laquelle luttaient les politiques radicaux de son 
		temps. Hegel avait fait siennes des pensées tirées des doctrines 
		politiques du siècle des lumières et qui étaient devenues bien commun, 
		puis il leur avait insufflé son esprit. Cependant, les radicaux de la 
		jeune école hégélienne puisaient dans ses écrits celles de ses paroles 
		qui leur agréaient. Pour eux, il est entendu que l'évolution vers la 
		démocratie est une nécessité au sens hégélien de ce concept. Les 
		historiens se rangent à cet avis. Selon Gervinus, « on observe aussi bien 
		en grand sans l'histoire de l'humanité que dans le cours du 
		développement interne des États un progrès régulier qui va de la liberté 
		intellectuelle et civique des individus à celle d'un plus grand nombre, 
		et à celle du plus grand nombre(10). »
 
 Dans la conception matérialiste de l'histoire, l'idée de la liberté du 
		plus grand nombre revêt une signification précise. Le plus grand nombre, 
		ce sont les prolétaires. Et ceux-ci, étant donné que la conscience est 
		fonction de l'homme en tant qu'être social, doivent être forcément 
		socialistes. Ainsi, l'évolution vers la démocratie et l'évolution vers le 
		socialisme ne font qu'un. La démocratie est le moyen qui aide à réaliser 
		le socialisme, et en même temps, le socialisme est le moyen pour 
		réaliser la démocratie. Dans le nom du parti allemand: « Sozialdemokratie » 
		l'assimilation de la démocratie et du socialisme est exprimée très 
		nettement. Mais avec le mot de démocratie, le parti socialiste ouvrier 
		recueille aussi l'héritage de la Jeune Europe. On retrouve dans les 
		programmes de propagande de la « Sozialdemokratie » toutes les formules 
		voyantes du radicalisme politique de la première moitié du XIXe siècle. 
		Elles recrutent au parti des adhérents, que les revendications 
		socialistes n'attirent pas et parfois même dégoûtent.
 
 La position du socialisme marxiste par rapport aux revendications 
		démocratiques a été déterminée par le fait qu'il était le parti 
		socialiste des Allemands, des Russes et des petits peuples englobés dans 
		la monarchie austro-hongroise et l'empire des tsars. Dans ces pays plus 
		ou moins autocratiques, tout parti d'opposition devait avant tout 
		revendiquer la démocratie pour créer un terrain favorable au déploiement 
		de l'activité politique. Pour la social-démocratie, le problème de la 
		démocratie était ainsi exclu en quelque sorte de la discussion. Il ne 
		fallait pas pour l'opinion publique que l'idéologie démocratique eût 
		l'air d'être mise en doute.
 
 À l'intérieur du parti, la question touchant le rapport entre les deux 
		idées, exprimé dans le double nom de social-démocratie ne pouvait être 
		complètement étouffée. On commença par diviser la question en deux 
		parties. Pour le futur État de la réalisation définitive du socialisme, 
		il était bon de maintenir l'identité foncière de la démocratie et du 
		socialisme. Puisqu'on continuait à considérer la démocratie comme un 
		bien, un socialiste croyant qui attend son salut du paradis socialiste 
		futur ne pouvait conclure autrement. La Terre Promise ne serait point 
		parfaite si, du point de vue politique, elle ne réalisait pas aussi le 
		meilleur idéal. Aussi les écrivains socialistes ne cessaient-ils de 
		proclamer qu'il ne pouvait y avoir de vraie démocratie que dans la 
		société socialiste, et que tout ce que la société capitaliste appelait 
		de ce nom n'était qu'une caricature masquant la domination des 
		exploiteurs.
 
 Cependant, quoiqu'il parût bien établi que le socialisme et la 
		démocratie devraient se rencontrer au but, il semblait beaucoup moins 
		sûr que la voie pour y atteindre fût commune. On se mit à discuter de la 
		question de savoir s'il fallait toujours s'efforcer de réaliser le 
		socialisme (et donc en même temps la vraie démocratie dans le sens où 
		elle était prise tout à l'heure) en se servant seulement des moyens de 
		la démocratie, ou bien si l'on ne devait pas dans la lutte s'écarter des 
		principes de la démocratie. Cette discussion qui tournait autour de la 
		dictature du prolétariat, faisait, avant la révolution bolchévique, 
		l'objet de débats académiques dans la littérature marxiste. Depuis elle 
		est devenue un grand problème politique.
 
 Comme toutes les différences d'opinions qui séparent les marxistes en 
		différents groupes la discussion au sujet de la dictature du prolétariat 
		provient de l'ambiguïté qui règne dans cet assemblage qu'on a l'habitude 
		d'appeler: le système marxiste. Dans le marxisme, pour chaque point du 
		système l'on trouve toujours au moins deux conceptions entièrement 
		contradictoires, qu'on arrive à faire plus ou moins concorder à grand 
		renfort de casuistique dialectique. Le moyen le plus utilisé de cette 
		dialectique est l'emploi d'un mot dont le sens variera suivant les 
		besoins. Ces mots qui, pour l'agitation politique servent aussi de 
		slogans bons à hypnotiser les masses, ces mots sont l'objet d'un 
		véritable culte, qui rappelle la religion fétichiste. L'essence de la 
		dialectique marxiste est le fétichisme des mots. Chacun des articles de 
		la foi marxiste est concrétisé dans un mot fétiche, dont le double ou le 
		triple sens doit faciliter la combinaison de pensées et de 
		revendications inconciliables. Pour interpréter ces expressions, qui 
		semblent avoir été choisies avec intention, comme celles de la Pythie de 
		Delphes, afin d'en permettre plusieurs explications, on instaure des 
		débats où chacun de ceux qui discutent peut alléguer en sa faveur un 
		texte de Marx ou d'Engels, qui font autorité.
 
 Un de ces mots fétiches du marxisme est le mot révolution. Quand le 
		marxisme parle de révolution industrielle, il entend désigner par là la 
		transformation progressive de la production précapitaliste en production 
		capitaliste. Le mot: révolution ici est donc synonyme d'évolution, et 
		l'opposition qu'il y a d'ordinaire entre les idées d'évolution et de 
		révolution a à peu près disparu. Le marxisme pourra ainsi, chaque fois 
		qu'il lui plaira, taxer l'esprit révolutionnaire de putschisme. Les 
		révisionnistes n'avaient pas tort d'invoquer à l'appui de leurs théories 
		de nombreux passages de Marx et d'Engels. Mais le marxisme emploie ce 
		mot: révolution encore dans un autre sens. Quand il appelle le mouvement 
		ouvrier un mouvement révolutionnaire, et la classe ouvrière la seule 
		classe vraiment révolutionnaire, il emploie le mot révolution comme 
		évoquant les barricades et les combats de rue. C'est pourquoi le 
		syndicalisme a aussi raison quand il se réclame de Marx.
 
 Le marxisme emploie d'une manière aussi confuse le mot: État. Pour lui 
		l'État n'est qu'un instrument de la domination de classes. Le 
		prolétariat, par le fait qu'il conquiert la puissance politique, 
		supprime les oppositions de classes et c'est la mort de l'État. « Dès 
		qu'il n'y a plus de classe sociale à opprimer, dès que, avec la 
		domination de classes et avec la lutte légitime pour l'existence de 
		l'individu au milieu de l'anarchie qui a régné jusqu'ici dans la 
		production, les conflits et les excès qui en résultaient sont supprimés, 
		il n'y a plus rien à réprimer, et une force spéciale de répression, un 
		État devient inutile. Le premier acte où l'État apparaît véritablement 
		comme un représentant de la société tout entière – à savoir la prise de 
		possession des moyens de production au nom de la société –, ce premier 
		acte est aussi en même temps son dernier acte indépendant en tant 
		qu'État. L'intervention d'un pouvoir étatique dans les organismes 
		sociaux devient superflue dans un domaine, puis dans un autre; et ce 
		pouvoir de l'État tombe de lui-même en désuétude. »(11) 
		Quelque confuse et superficielle que soit cette affirmation en ce qui 
		touche la connaissance de l'organisation politique, elle est au sujet de 
		la dictature du prolétariat si précise, qu'on ne puisse, semble-t-il, 
		être en doute sur son interprétation. Mais les paroles de Marx sont déjà 
		beaucoup moins précises lorsqu'il affirme qu'entre la société 
		capitaliste et la société communiste il y a une période de 
		transformation de l'une à l'autre, à laquelle correspond une période de 
		transition politique, pendant laquelle l'État ne peut être autre chose 
		que la dictature du prolétariat(12). 
		Par contre, si l'on adopte avec Lénine l'opinion que cette période de 
		transition durera jusqu'à ce que cette « phase supérieure de la société 
		communiste » soit atteinte, où « l'asservissante subordination des 
		individus à la division du travail, et par conséquent l'opposition du 
		travail intellectuel et du travail corporel aura disparu », phase dans 
		laquelle « le travail n'est pas seulement un moyen pour vivre, mais où 
		il est devenu le premier besoin de la vie », en ce cas on en arrive 
		évidemment à de tout autres résultats dans le jugement porté sur la 
		position qu'occupe le marxisme en face de la démocratie(13). 
		Car au moins, pendant des siècles, il ne saurait plus être question de 
		démocratie dans l'État socialiste.
 
 En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du 
		libéralisme, le marxisme est incapable de comprendre l'importance que 
		l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des 
		revendications libérales concernant la liberté de conscience et 
		d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute 
		opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne 
		domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits 
		fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa 
		propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence 
		ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à 
		ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point, il 
		ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui 
		s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour 
		conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés 
		démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont 
		au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le 
		socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti communiste, 
		dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association, 
		réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire. » Et avec 
		un remarquable cynisme, il vante le jeu des communistes, qui du temps où 
		ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la 
		liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été « ridicule » de 
		demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement 
		qu'en revendiquant la liberté tout court(14).
 
 Le libéralisme revendique partout et toujours la démocratie. Il n'entend 
		pas attendre que le peuple soit « mûr » pour la démocratie, car la 
		fonction que la démocratie doit remplir dans la société ne souffre pas 
		de délai. La démocratie doit être, parce que sans elle il ne peut y 
		avoir aucun développement pacifique de l'État. Le libéralisme veut la 
		démocratie, non parce qu'il représente une politique de compromis, ou 
		parce que dans la conception du monde il adhère au relativisme(15). 
		Le libéralisme lui aussi demande pour sa doctrine une validité absolue. 
		Seulement il sait que le fondement de la puissance est de régner sur les 
		esprits, et que l'on y arrive que par des moyens spirituels. Le 
		libéralisme lutte pour la démocratie même dans des cas où il peut 
		redouter pour un temps plus ou moins long des désavantages. Il pense en 
		effet qu'on ne peut se maintenir contre la volonté de la majorité; les 
		avantages qui pourraient résulter d'une souveraineté du principe libéral 
		maintenue artificiellement et malgré l'opinion populaire, lui semblent 
		bien mesquins au prix des suites fâcheuses d'une violation de la volonté 
		populaire qui provoquerait des troubles graves dans la marche paisible 
		du développement de l'État.
 
 Si elle avait pu, la social-démocratie aurait certes continué à employer 
		avec une ambiguïté utile à la propagande le mot: démocratie. C'est un 
		hasard historique, la révolution bolchéviste qui a forcé la 
		social-démocratie à jeter prématurément le masque et à dévoiler le 
		caractère de violence de ses doctrines et de sa politique.
 
 5. La constitution politique de l'État socialiste
 Par delà la dictature du prolétariat se trouve le 
		paradis de « la phase supérieure de la société communiste où les forces 
		productives s'accroissent avec le multiple développement des individus, 
		et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus 
		abondamment »(16). 
		Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a 
		plus besoin d'un État. À la place d'un gouvernement pour les personnes, 
		il y a une administration des biens et une direction des processus de 
		production »(17). 
		Le temps est venu où « une génération, qui a grandi dans les nouvelles 
		et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute 
		la friperie de l'État »(18). 
		La classe ouvrière a traversé une période de « longues luttes, toute une 
		série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les 
		hommes et leurs conditions d'existence. »(19) 
		Ainsi, la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte, 
		comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de 
		l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge(20). 
		Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile, 
		Ovide et tacite: 
			Aurea prima sata est aetas, quae vindice nulloSponte sua, sine lege fidem rectumque colebat
 Poena metusque aberant, nec verba minantia fixo
 Aere legebantur(21).
 Les marxistes n'ont ainsi aucun motif pour s'occuper 
		des problèmes concernant la constitution politique de l'État socialiste. 
		Ils ne se rendent pas compte qu'il y a ici des problèmes dont on ne se 
		débarrasse pas simplement par le silence. Dans l'organisation de la 
		société socialiste, la nécessité d'une action en commun doit se faire. Il 
		faudra décider quelle forme donner à ce que l'on appelle 
		métaphysiquement la volonté générale ou la volonté populaire. Même si on 
		veut faire abstraction du fait qu'il n'y a point d'administration des 
		biens, qui ne soit administration des hommes, c'est-à-dire la 
		détermination d'une volonté humaine par autrui, et qu'il n'y a pas de 
		direction des processus de production, qui ne soit une direction des 
		personnes, c'est-à-dire la motivation d'une volonté humaine par une 
		autre(22), il 
		faudra tout de même se demander qui administrera les biens et dirigera 
		les processus de production et quels principes seront suivis. Ainsi, nous 
		nous retrouvons en face de tous les problèmes politiques qui se posent 
		dans une société réglée par le droit.
 Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements 
		tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il 
		s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué 
		d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État 
		jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre 
		disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens 
		socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la 
		démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on 
		considère l'histoire et les livres des théories socialistes, on ne trouve 
		rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance 
		socialiste de la société et la démocratie politique.
 
 Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit 
		seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la 
		société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait 
		antidémocratique(23). 
		Dans cette phase idéale, la paix immuable, éternelle – but de toutes les 
		organisations démocratiques –, doit exister aussi, mais on doit accéder à 
		cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les 
		démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de 
		gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un 
		gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques. 
		C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le 
		libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des 
		pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui 
		veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en 
		édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure 
		ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi 
		fondée. La paix qu'il envisage est assurée contre les dangers toujours 
		menaçants, toujours renaissants, du désir de changement.
 
 Notes
 
 1. Comme le prétendait Lasson, Prinzip und Zukunft des Völkerrechts, 
		Berlin, 1871, p. 35.
  2. Dans leur désir de mettre tout ce qui est mauvais au compte du 
		capitalisme, les socialistes ont même essayé de montrer que 
		l'impérialisme moderne et partant la guerre mondiale étaient les 
		produits du capitalisme. Inutile de s'occuper longuement de ce théorème 
		qui s'appuie sur le manque de jugement des masses. Cependant, il n'est 
		pas superflu de rappeler que Kant a montré exactement ce qu'il en était, 
		lorsqu'il attendait de l'influence croissante des « puissances 
		d'argent » la diminution progressive des tendances belliqueuses. Il dit: 
		« C'est l'esprit commercial qui ne peut exister concurremment avec la 
		guerre. » cf. Kant, Zum ewigen Frieden, OEuvres complètes, t. V., 
		p. 688. – Cf. Sulzbach, Nationales Gemeinschaftsgefühl und 
		wirschaftliches Interesse, Leipzig, 1929, pp. 80.
  3. Ce n'est pas un hasard, si Marsilius de Padoue, l'écrivain qui, au 
		seuil de la renaissance, a le premier exposé la revendication 
		démocratique d'une législation établie par le peuple a intitulé son 
		écrit: Defensor pacis. Cf. Atger, Essai sur l'Histoire des 
		Doctrines du Contrat Social, Paris, 1906, p. 75. Cf. Scholtz, 
		Marsilius von Padua und die Idee der Demokratie (Zeitschrift für 
		Politik, t. I, 1908, pp. 66.)
  4. Cf. d'une part les écrits des champions de l'État autocratique 
		prussien et d'autre part les syndicalistes. – Cf. Michels: Zur 
		Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 2e éd. 
		Leipzig, 1925, pp. 463.
  5. Cf. Max Weber, Politik als Beruf, Munich t Leipzig, 1920, pp. 
		17.
  6. Les théories inspirées du droit naturel et méconnaissant le principe 
		de la division du travail, se cramponnent à l'idée de la 
		« représentation » des électeurs par l'élu. Il n'est pas difficile de 
		montrer tout ce qu'il y a là d'artificiel. Le député qui fait pour moi 
		des lois et qui contrôle l'administration des postes ne me 
		« représente » pas plus que le médecin qui me guérit, ou le cordonnier 
		qui me fait mes souliers. Ce qui le distingue du médecin ou du 
		cordonnier, ce n'est pas qu'il me rend des services d'une autre sorte, 
		mais que, si je suis mécontent de lui, je ne peux pas lui retirer le 
		soin de mes affaires, aussi simplement qu'au médecin et au cordonnier. 
		C'est pour m'assurer sur le gouvernement cette influence que j'ai sur 
		l'art du médecin ou la fabrication des souliers, que j'entends être 
		électeur.
  7. On peut dire à cet égard avec Proudhon: la démocratie c'est l'envie. 
		– Cf. Poehlmann, t. I, p. 317, note 4.
  8. Cf. Poehlmann, ibid., p. 333.
  9. Cf. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 
		édition Lasson, t. I, Leipzig, 1917, p. 40.
  10. Cf. Gervinus, Eineitung in die Geschichte des XIX. 
		Jahrhunderts, Leipzig, 1853, p. 13.
  11. Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, 
		7e édit. Stuttgart, 1910, p. 302.
  12. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 
		23.
  13. Cf. ibid., p. 17. cf. Lénine, Staat und Revolution, Berlin, 
		1918, p. 89.
  14. Cf. Boukharine Das Programm der Kommunisten (Bolchévistes), 
		Zurich, 1918, pp. 24.
  15. C'est ce que pense Kelsen (Vom Wesen und Wert der Demokratie 
		dans Archiv für Sozialwissenschaft, t. 47, p. 84. – Cf. Menzel, 
		Demokratie und Weltanschauung (Zeitschrift für öffentliches Recht, 
		t. II, pp. 701.)
  16. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, p. 
		17.
  17. Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, 
		p. 302.
  18. Cf. Engels, Vorwort zu Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich (Ausgabe 
		der Politischen Aktions-Bibliothek), Berlin, 1919, p. 16.
  19. Cf. Marx, Der Bürgerkrieg, p. 54.
  20. Cf. Engels, Der Ursprung der Famille, des Privateigentum und des 
		Staates, 20e éd. Stuttgart, 1921, pp. 163.
  21. Cf. Ovide, Métam. I, 89, etc. – Cf. Virgile, Énéide, 
		VII, 203, etc. – Cf. Tacite, Annales, III, 26 et Poehlmann, t. 
		II, pp. 583.
  22. Cf. Bourguin, Die sozialistischen Systeme und die wirtschaftliche 
		Entwickung, trad. Katzenstein, Tubingue, 1906, pp. 70. Cf. Kelsen,
		Sozialismus und Staat, 2e éd. Leipzig, 1923, p. 105.
  23. Cf. Bryce, Moderne Demokratien, trad. Loewenstein et 
		Mendelssohn-Bartholdy, Munich, 1926, t. III, pp. 289.
  
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 * Chapitre trois de la première partie du livre 
				
				Le Socialisme - Étude économique et sociologique, 
				Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938).
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