Le règne de la confusion (Version imprimée)
par Jean-Louis Caccomo*
Le Québécois Libre, 15 juin 2009, No 268.

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On dit parfois que l’argent ne fait pas le bonheur, mais l’argent n’est pas la richesse. Pourtant, c’est la confusion majeure de notre époque pétri d’illusion monétaire. L’argent est le moyen de la richesse, l’expression de celle-ci mais non sa cause. Il existe des phénomènes qui sont établis au niveau microéconomique mais dont la pertinence disparaît au niveau macroéconomique. C’est le cas de l’équation argent = richesse. Illustrons cette proposition.

L’argent et la richesse

Que fait le gagnant du loto qui apprend qu'il vient de remporter le jackpot? Il cesse immédiatement de travailler puisqu’il est devenu riche. Ce comportement est rationnel puisque le loto est une sorte de système de répartition. L’heureux élu empoche en fait la mise des millions de perdants malchanceux tandis que l’État encaisse au passage sa commission puisqu’il détient le monopole du jeu. À aucun moment, il n’y a de création artificielle d’argent, donc le gagnant est réellement riche. Il y a eu redistribution (ou re-répartition) de l’argent des millions de perdants au profit de la poche de l’unique gagnant.

Imaginons maintenant que le gouvernement décide d’imprimer des milliards d’euros pour les distribuer à l’ensemble de la population comme si nous devenions tous les gagnants d’un super loto. Confondant l’argent avec la richesse, le gouvernement décide de nous distribuer des millions d’euros pour éradiquer la misère et les inégalités. Qui ne voterait pas pour un tel gouvernement? Mais les lois de l’économie ne sont pas soumises à la loi de la majorité.

Nous croyant riches, nous décidons tous d’arrêter de travailler. Pourquoi travailler quand on est millionnaire? Et nous nous rendons dans les magasins pour dépenser notre bonne fortune. Mais voilà, les magasins sont fermés. Les vendeurs et commerçants aussi sont devenus millionnaires. Pourquoi travailler pour un salaire de vendeur? Pourquoi dorénavant supporter la tyrannie des clients? Évidemment, le médecin, le boulanger, le fonctionnaire, le garagiste tiennent tous le même raisonnement car la dictature du marché est universelle. Et tous de célébrer la fin du travail.

Du coup, la machine à fournir des biens et services – la seule vraie richesse – est arrêtée. Avec effroi, les gens découvrent rapidement que l’horrible machine économique est en panne. Les biens et services deviennent rapidement introuvables. Les magasins sont pillés et la baguette de pain se négocie quelques millions d’euros sur le marché noir comme au temps maudit de l’hyperinflation allemande.

Les gens réalisent peu à peu qu’ils sont millionnaires mais pauvres: car si personne ne travaille, la misère et le rationnement se généralisent et l’argent perd toute sa valeur.

Produire de l’argent et inonder l’économie de liquidités (planche à billets) est le plus sûr moyen de détruire l’économie. Produire des richesses (l’activité humaine) est le seul moyen de faire tourner et prospérer l’économie. Pour produire des richesses, il faut cependant accumuler et entretenir un capital (humain et technologique). C’est une contrainte inévitable et un effort permanent. Telle est l’essence de l’économie qualifiée de capitaliste comme si les deux termes n’étaient pas redondants.

La vague anticapitaliste

Mais la crise est passée par là. La crise économique est cependant un alibi commode pour ressortir les vieilles lunes anticapitalistes. Les médias nous parlaient déjà de la crise dans les années 1970. À cette époque, le président Giscard D’Estaing entrevoyait le « bout du tunnel » tandis que la gauche se proposait de « changer la vie ». François Mitterrand a rassemblé la gauche pour conquérir le pouvoir en 1981. Mais durant les années 1980, le refrain de la crise n’a jamais cessé ce qui a donné lieu à une succession d’alternances et de cohabitations qui ont mis en échec les tentatives de réformes profondes. Sur fond de crise permanente, les Français ont aussitôt chassé du pouvoir ceux qu’ils avaient élus avec enthousiasme.

À chaque fois, c’est donc le même constat d’échec, c’est la même déception. À vouloir tout confier à l’État, nous avons sans doute poussé les hommes et femmes politiques en dehors de leur domaine de compétence. Peut-on changer l’économie? Qu’entend-on réellement par changer l’économie? En tout état de cause, on a moins de chance d’améliorer l’économie si l’on se refuse à en comprendre les mécanismes profonds, ce qui revient à plonger au coeur de la nature humaine elle-même. Et dans un pays où l’on se complaît à s’enliser dans des discussions éternelles qui n’ont pas d’issues pratiques, il faudra bien admettre un jour que tout n’est pas politique.

N’y a-t-il pas en effet un vice de forme à vouloir élire nos dirigeants sur des programmes et sur des objectifs économiques? N’y a-t-il pas un problème de fond à faire des sondages d’opinion sur des programmes et des objectifs économiques? La majorité des Français aimeraient toucher un salaire sans avoir à travailler et la majorité des étudiants aimeraient obtenir un diplôme sans avoir à passer des examens. Est-ce pour autant raisonnable, réaliste et réalisable? Tout le monde s’accorde à vilipender le libéralisme, mais c’est pourtant à ceux qui ont l’intention d’intervenir dans l’économie qu’il revient de démontrer la justesse de leur raisonnement et l’efficacité de leurs actions. C’est normalement celui qui accuse qui doit fournir la preuve. La question n’est pas anodine car l’économie n’est seulement une question d’opinion: les lois de l’économie ne se décident dans aucun parlement et ne peuvent se plier sous le poids d’aucune majorité.

Pourtant l’anticapitalisme progresse sur cette méconnaissance arrogante de notre condition économique, elle-même profondément liée à l’insupportable condition humaine. La montée de l’anticapitalisme en France a de quoi laisser perplexe. C’est à croire que la gauche n’a jamais été au pouvoir. Si un projet anticapitaliste était possible, il existerait déjà car le capitalisme ne date pas d’aujourd’hui et son effondrement imminent est annoncé depuis que le capitalisme existe. Tous les pays qui ont tenté une expérience anticapitaliste l’ont payé au prix fort. Certes, le chômage est un mal terrible qu’il nous faut combattre; mais non seulement le chômage n’existait pas dans les pays communistes, mais de surcroit, il était interdit. Dans les pays communistes, on travaille toujours pour l’État et pour la Révolution, jamais pour soi (car l’individualisme est condamné). Ne pas travailler était donc considéré comme un crime contre l’État, comme une attitude réactionnaire et antirévolutionnaire: il n’y avait donc pas de chômage dans les pays anticapitalistes, il y avait des camps de travail.

Il ne s’agit aucunement de nier l’importance des problèmes de l’économie de marché mais ils sont d’une autre nature que les solutions totalitaires mises en oeuvre par les pays qui condamnent le marché. Aucun pays ne prospère sur les ruines de l’économie capitaliste.

D’ailleurs, l’expression « économie capitaliste » est un pléonasme car le moteur de l’évolution économique est fondé sur l’accumulation du capital, ce qui est la définition technique du capitalisme. Il faut donc être clair avec ses idées quand on mène un combat politique en cessant de mentir aux gens. Le discours anticapitaliste se nourrit chez nous de la haine viscérale qu’inspirent le libéralisme et toutes ses déclinaisons. Pourtant, quelle est cette alternative? Que nous propose-t-on pour sortir de l’enfer capitaliste? Pour le savoir, il faut remonter aux écrits de Marx car les idées ne sont pas nouvelles et n’ont jamais été renouvelées. Tous ceux qui se réclament de l’anticapitalisme se réfèrent implicitement ou explicitement au marxisme.

Pour sortir du capitalisme, il faut collectiviser les moyens de production, supprimer la propriété privée (et donc la liberté dont elle est le support) et sortir de la démocratie pour confier le pouvoir à un parti unique (animé par une pensée unique) qui mettra en oeuvre une dictature – la dictature du prolétariat – seul instrument pour concrétiser le projet anticapitaliste. Tant que les discours et les concepts ne seront pas clarifiés, nous serons perpétuellement en campagne avec le risque de réinventer indéfiniment le fil à couper le beurre.

La campagne perpétuelle

Car la France est perpétuellement en campagne électorale et les Français sont perpétuellement engagés ou empêtrés dans les conflits sociaux. Sur les plateaux de télévision, on se plaît à discuter de l’imminence d’une révolution et à imaginer le monde post-capitaliste. Au lieu de laisser les gouvernements en place agir et gouverner comme s’ils s’étaient retrouvés au pouvoir par le fait du hasard, de la chance ou de la force brute, les Français regrettent les anciens gouvernants (alors qu’ils les détestaient quand ils étaient en fonction) ou se prêtent à rêver d’un homme – ou d’une femme – providentiel subitement révélé à la prochaine échéance. De son côté, au lieu de laisser librement les Français travailler, entreprendre, étudier selon leurs besoins ou leurs objectifs, le gouvernement légifère, réglemente, taxe, empêche puis aide, soutien, encourage ou protège…

Quand un fumeur prétend qu’il arrêtera de fumer demain, c’est qu’il n’arrêtera jamais. Notre pays a tellement reporté des réformes que d’autres pays ont affrontées dès les années 1980 que l’on est en droit de se demander si elles se feront un jour. Et à force de ne pas faire les choses en leur temps, on prend aussi le risque de faire tout à la va-vite, dans la précipitation et l’incompréhension générale. Peut-on sérieusement penser que le gouvernement actuel a décidé de détruire le meilleur système d’enseignement supérieur au monde? Tout le monde s’accorde à observer la catastrophe en cours dans l’éducation nationale et l’université qui se produit depuis des décennies sous l’effet de la massification de l’enseignement et du dogme égalitaire – qui est tout sauf équitable – imposé par la gauche depuis 1968. Et il ne faudrait rien faire au nom du sacro-saint statu quo, de la dictature du consensus qui aboutit à l’immobilisme, et donc au déclin français dans un monde en perpétuelle évolution. Et l’on peut faire le même constat dans le système de santé, dans la police ou l’administration en général.

Mais si les responsables politiques ne font rien, on leur reprochera leur passivité. Après tout les fonctionnaires sont aux ordres des ministres et non l’inverse; mais s’ils agissent et quand ils agissent, alors c’est la coalition des mécontents qui s’agite en criant à la conspiration bruxelloise ou au complot mondialiste. Peut-on toujours incriminer la classe politique, ce qui semble être le sport préféré de ceux qui ont le monopole de la parole médiatique, et en particulier de ceux qui se pensent intelligents? Le fonctionnement de la démocratie implique l’existence de partis politiques. C’est incontournable. Si on exècre à ce point les responsables politiques, alors il faut vivre dans une dictature gouvernée par des militaires, des technocrates ou un superordinateur. Ou alors il faut installer des régimes communistes qui ne tolèrent aucun débat.

Ne croyez pas cependant que je voue une dévotion subite et aveugle au personnel politique français pétri dans l’ensemble d’étatisme et de dirigisme. Mais je crois (sans m’en réjouir) à la loi du marché et celle-ci fonctionne aussi dans le monde politique quoi qu’en pensent ses pourfendeurs. Comme la plupart des gens sont demandeurs de toujours plus de droits, plus de revenus et moins de contraintes, moins de devoirs et moins d’efforts, alors les hommes et femmes politiques développeront des discours politiques toujours plus démagogiques – façonnés à l’audimat des bons sentiments – pour coller au mieux à la demande de la majorité des électeurs en tentant de rassembler les éternels mécontents. Comme les gens n’aiment pas entendre le discours libéral (qu’ils connaissent à peine), les rares hommes politiques qui ont osés afficher leur sensibilité libérale ont été exclus du marché politique français. Et c’est ainsi que les Français se retrouvent face à une classe politique qu’ils ont contribué à façonner et qu’ils exècrent dans le même temps. Ils plébiscitent la « malbouffe » pour la vilipender ensuite.

Il convient donc sans doute de retrouver le sens profond de termes comme « république », « citoyen », « démocratie », « nation », « peuple » ou « État ». Car au nom d’une conception dévoyée de la démocratie et de la « solidarité citoyenne », on se dirige vers une société peuplée d’individus totalement asservis à un État qui leur proposera un « contrat social » funeste: en échange de sa providentielle protection, nous devrons lui accorder un jour notre plus totale soumission.

C’est ainsi que les peuples s’enchaînent eux-mêmes et se condamnent dans le même temps tout en célébrant leur propre abdication.

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* Jean-Louis Caccomo est économiste à l'Université de Perpignan et auteur de L’épopée de l’innovation. Innovation technologique et évolution économique (L’Harmattan, Paris 2005).